Retour à l'accueil du site | ||||||||
« Comme les gens meurent rarement au bon endroit, Patrick a créé l’Agence Funéraire Européenne (…) Grace à lui, vous pouvez mourir où vous voulez dans la zone euro, on vous ramènera à la maison », est la toute première phrase de ce roman. C’est dans cette entreprise de pompes funèbres, dont contrairement à son nom pompeux la zone de chalandise ne dépasse pas la zone urbaine de Poitiers, qu’Aurélien Moreau travaille quelques heures en journée. Comme à l’époque du collège, ici on ne l’appelle qu’avec son surnom : Harry, comme Harry Potter, à cause de sa frimousse de chat, ses lunettes et son côté lunaire. Quand il a eu dix-huit ans et son bac en poche, sa mère ne lui avait pas laissé le choix, s’il voulait aller à Poitiers il lui faudrait travailler. « Va falloir te trouver du taf maintenant, et ça tu ne l’auras pas au rattrapage ». C’est comme cela qu’il avait trouvé un job à temps partiel de nuit au McDo avec lequel il cumulait en journée des heures pour Patrick, le boss de la petite entreprise funéraire située sur la zone commerciale. « Selon l'uniforme que je porte, je vends des burgers ou je viens chercher un corps, alors je me dis qu'on devrait inventer le Big Macchabée juste pour moi. » Les odeurs de graisse de frites et de viande chaude de la nuit mélangées à celles de la viande froide du funérarium lui collent à la peau. La fréquentation des morts, grâce à la complicité de Patrick et une bonne dose d’humour, il s’y est presque habitué mais ses nuits dans la grande chaîne de restauration rapide l’épuisent. « La nuit au McDo, mon corps fait des choses que mon esprit déteste alors je le laisse aller où il veut. Il slalome un peu partout et quand il a un mot, une phrase qui lui vient, il me traîne aux chiottes et j’écris tout ce qu’il me dicte dans un carnet. Je tire la chasse et je ressors avec un poème de ouf. » Alors, comme autrefois dans sa chambre d’adolescent, il se rêve rock-star. « Je regarde des vidéos des Doors et ce n’est pas Jim Morrison qui chante, c’est moi. C’est moi la transe et les cris, c’est moi le cuir et la messe interdite, c’est moi l’Indien des grandes plaines, c’est moi les jours étranges, les visions à L.A., la jeunesse qui brûle en offrande, c’est moi la gloire, le scandale, c’est moi le chaos, je me finis sur un porno. » Heureusement qu’Assia, la manager du McDo qui en pince pour lui, l’a pris sous sa protection. Sa complicité et l’intérêt qu’elle lui manifeste comme l’amitié de Martin, son colocataire, permettent depuis presque deux ans au jeune homme de ne pas s’effondrer même s’il manque de sommeil, qu’il a de plus en plus l'impression de passer à côté de sa vie et craint de laisser s’enfuir ses rêves. Quand il se sent sombrer, il convoque ses souvenirs d'enfance dans le petit village de Cravoux situé à plus d’une heure de route de Poitiers, auprès d’un père qui installe des piscines et des vérandas (et qui s’amuse qu’aujourd’hui qu’ils « bossent tous les deux dans les trous. Lui pour les remplir d’eau et moi avec des gens ») et d’une mère qui s’occupe de son secrétariat, de bons parents aimants mais peu complices avec leur fils, et des amis d’enfance qui ont partagé son ennui, ses jeux et ses expériences. Jerem surtout, le presque frère, avec lequel après l’école il se cachait au cimetière pour jouer sur les tombes, jetait des cailloux, se baignait près du pont, tirait à la carabine, avec lequel à l’adolescence il partageait les cigarettes, l’alcool, les premières branlettes sur des magazines pornos, le shit, les boums et parlait des filles avec l’impatience de ceux qui attendent leur première fois. Si Harry à l’école primaire avait été amoureux de Sonia, il n’avait jamais réussi à le lui faire comprendre et c’est avec Mélanie, la fille délurée d'un gros éleveur assez ouverte à l’expérience, qu’il passera à l’acte. Sonia, plus tard, se mettra avec Jerem. À la fin du collège, le groupe va se distendre. Tous ont fait un CAP et sont restés vivre sur place quand Harry lui partait au lycée où il rencontrait Martin, avant de chercher du travail et de s’installer à Poitiers. La vie se chargera de les séparer définitivement. À la fin du livre, quand Aurélien amoureux présente Assia à ses parents, le brouillard semble s’être levé laissant entrevoir un avenir plus souriant. Réalisant qu’il est temps de briser ses chaînes et de se saisir de sa vie au lieu de la subir, il a décidé avec elle de démissionner pour partir à Paris ou pourquoi pas à Berlin… Zéro gloire est un roman d’apprentissage contemporain porté par un double fictionnel de l’auteur et, comme de nombreux premiers romans, de nature autobiographique. Mais à travers Harry, cet adolescent devenu un jeune adulte plus spectateur qu’acteur de sa vie qui se raconte à nous, Pierre Guénard nous fait non seulement le portrait de toute cette génération Y formatée par une société de consommation effrénée, aspirant à « gagner de l’argent rapidement pour pas fumer des roulées toute sa vie » ou pour les plus audacieux comme le héros bercés par des rêves de gloire, mais se questionnent aussi indirectement sur la vie française de ces zones périphériques des villes moyennes de ce début du XXIe siècle qui les a vus grandir. Si le cumul d’emplois de Harry entre le McDo et les pompes funèbres prête souvent à rire (le narrateur essayant lui-même de plaisanter de tout pour donner le change mais surtout pour ne pas sombrer dans le découragement), la réalité de cette société qui n’offre aux jeunes que des emplois partiels et précaires leur permettant à peine de survivre, leur renvoyant une image dévalorisée d’eux-mêmes, produits jetables qui dans ces conditions peinent à trouver de l’utilité ou du sens à ce qu’ils font et vivent, n’en est pas moins clairement montrée du doigt avec ses conséquences. Après chacun s’en sort comme il peut. Quand Jerem resté englué dans l’ennui et le repli à Cravoux s’abîme dans la griserie de l’alcool, la défonce ou la vitesse à moto, Harry qui souhaitait s’extraire de son milieu par les études et s’est sauvé en ville, s’accroche au-delà de sa fatigue et ses désillusions à sa passion pour les mots et la musique et tout permet de croire que c’est peut-être cela qui le sauvera du pire. L’intrigue est ténue car l’essentiel est ici ce qui se passe dans la tête de Harry, non dans une introspection mais de façon désordonnée et non chronologique comme les pensées du garçon dans leur immédiateté avec un mouvement d’alternance entre des flash-back sur l’enfance et l’adolescence passées avec Jerem et Sonia à Cravoux et le présent de ses deux jobs. Pointilliste, le récit articulé en de courts chapitres centrés chacun sur une anecdote ou un souvenir et donnant lieu à une saynète, construit peu à peu le personnage d’Aurélien, lui donne de l’épaisseur, relie les pièces du puzzle et donne de la cohérence à l’histoire de sa jeunesse. Pierre Guénard a commencé par le slam et cela se devine dans le style original et très contemporain de Zéro gloire. Entre les phrases courtes au rythme binaire, l’oralité directe, la brusquerie voire la trivialité d’une part et les fulgurances poétiques et l’art du détail dans les descriptions précises ou imagées quant aux décors (« Autour de Poitiers, on a arrêté de faire du colza et du tournesol pour cultiver des lotissements. C’est devenu plus rentable de loger les gens que de les nourrir alors des petites maisons poussent un peu partout. ») ou aux gestes du thanatopracteur d’autre part, s’expriment la même dualité, le même tiraillement, que celui qui déchire le héros entre ses deux jobs, son passé et son présent, sa réalité quotidienne et ses désirs. À cela, donnant de l’unité à l’ensemble, s’ajoutent immanquablement une bonne dose d’humour décalé, une tendresse pudique et une once de nostalgie, notamment lors de l’évocation de l’école primaire. En fait le style de Pierre Guénard se calque sur l’attitude propre à Harry d’observer en permanence les autres et son environnement avec acuité pour capter la beauté, la réalité des êtres, le tragique ou la drôlerie des situations derrière leur apparente banalité. Entre premiers émois amoureux, amitiés indéracinables, recherche de l’amour, fuite de l’ennui, nostalgie de l’enfance, peur de l’avenir, quête de sens, abandon, obstination et rêve, c’est notre temps et la désespérance désabusée de notre jeunesse que de façon sensible, vive, très générationnelle et jubilatoire, Zéro gloire met en scène. Et pour ce faire, comme l’écrit justement l’éditeur en quatrième de couverture, « Pierre Guénard réussit le tour de force de trouver de la poésie dans le tragique ordinaire et de la beauté même quand il y a peu d’espoir ». Une belle découverte. Dominique Baillon-Lalande (09/11/22) |
Sommaire Lectures Flammarion (Août 2022) 128 pages - 16 € Version numérique 11,99 €
|
||||||