Retour à l'accueil du site
Retour Sommaire Nouvelles





Jean-Pierre JANSEN

On n’entre pas comme ça chez les gens


Jean-Pierre Jansen nous offre avec On n’entre pas comme ça chez les gens, dont le titre est bien trouvé, un recueil de quinze nouvelles sur l’endettement personnel mettant en scène un narrateur unique et bien informé puisqu’il exerce le métier d’huissier. « Quand un créancier ne veut ni payer ni s’arranger à l’amiable, c’est la plainte, le tribunal, le jugement, et finalement, dans le cas qui nous occupe, la saisie. C’est là que j’entre en scène. » Jusqu’à présent quand la littérature et le cinéma se sont intéressés à ces auxiliaires de justice, ils en ont fait au mieux des fonctionnaires sans état d‘âme au pire des brutes. Qui pourrait avoir de la sympathie pour celui qui fait métier d’évaluer puis de saisir les biens de familles modestes qui ne parviennent plus à rembourser leurs crédits ? L’originalité de ce livre, qui n’est ni une tentative de réhabilitation de cette profession ni un procès à charge, vient de son protagoniste étrange et décalé qui se rêve « jongleur, clown, funambule, chevalier ou sauveur du monde » et de la façon surprenante et presque "artistique" dont celui-ci a décidé d’exercer ses fonctions au plus près de la réalité et la personnalité du débiteur.

Parfois, comme pour la saisie chez un vieux professeur de musique (Sur la corde), il laisse celui qu’il visite choisir les objets accessoires qui ne sont ni essentiels à son activité ni chargés affectivement dont il se sent capable de se séparer pour atteindre la somme voulue. La peinture à l’eau où un quincaillier presque retraité a été mis en faillite par l’ouverture à proximité d’un grand magasin de bricolage, Le petit prince avec son jeune passionné d’astronomie, Un ange passe et son funambule, Hors-jeu où suite au transfert d’un jeune footballeur étranger un petit club incapable d’honorer ses engagements se retrouve en faillite, reposent sur le même glissement du récit initial de la visite de recouvrement vers un improbable conte à la fin heureuse. 
Certaines nouvelles sont plus réalistes. Ainsi Les pendules à l’heure qui à travers l’histoire d’un vieux collectionneur d’horloges aborde la question du coma, Allons z’enfants où les breloquesfabriquéespar les gamins sont les seuls trésors d’une femme battue puis abandonnée sans pension ni emploi, Une pointure où l’on voit un accident du travail briser net la carrière d’un jeune mannequin et Derniers instants qui conjugue amour, maladie et dette.
Plus légères, d’autres ressemblent à des fantaisies intercalées comme pauses-sourire. C’est le cas de En attendant les stukas où un couple de retraités par peur des pénuries fait des stocks au grand dam des habitants du quartier qui n’ont plus rien et à la satisfaction des rats qui font bombance dans les caves tout en grignotant les fils électriques au risque de provoquer l’incendie de tout l’immeuble. Vu à la télé où l’huissier s’improvise thérapeute pour les intoxiqués de la TV minés par le manque suite à la saisie de leur écran plat, C’est du gâteau qui nous plonge dans le rapport conflictuel entre un père et son fils dans une boulangerie-pâtisserie, Crustacés et coquillages où notre huissier regrettera plusieurs semaines sa virée maritime, sont de la même veine.
Si treize de ces nouvelles ont pour cadre le tissu urbain, Mort aux vaches se distingue en mettant en scène un petit exploitant agricole détruit par les emprunts, l’élevage intensif et la baisse du prix du lait. Notre huissier inventif pense avoir trouvé le moyen pour sauver les cinq vieilles vaches restant au fermier mais la police... 

Bien sûr, parfois, les saisies se déroulent de façon plus houleuse car certains, peu réceptifs au caractère conciliant de cet officier de justice venu s’introduire chez eux pour les dépouiller, sont prêts à en découdre pour conserver ces biens de consommation certes impayés mais qu’ils considèrent comme leurs. La première nouvelle du recueil, Problème de genoux où une femme en tailleur Chanel n’est pas du genre à se laisser contraindre, est aussi l’occasion pour notre huissier d’évoquer quelques autres séquences violentes dues à son travail. L’opportunité pour l’auteur de laisser entendre que la manière douce dont l’homme gère ses affaires ne découle en aucun cas d’une peur de la violence mais d’une bienveillance naturelle et de convictions personnelles humanistes auxquelles il faudrait ajouter peu de goût pour la routine et un certain penchant pour l’improvisation personnelle.

 

Entre réalisme, contes et fantaisie, ces histoires que l’on découvre aux côtés du héros nous font toucher du doigt les difficultés financières d’individus et de familles plus ou moins dépassés, de marginaux ou de gens bien intégrés mais qui se sont laissé emporter par la course à la consommation et à la réussite. Seuls les fous, comme l’ange passionné d’astronomie ou le funambule qui par choix ou inaptitude au quotidien ont choisi de rester en marge pour mieux côtoyer le ciel, semblent en assumer les conséquences avec sérénité tant la passion qui les habite donne sens à leur vie. L’ange-gardien bienveillant plein de compassion et d’imagination faisant fonction d’huissier qui les fréquente, les admire et parfois les envie. Nous aussi, peut-être, car Jean-Pierre Jansen partage volontiers l’empathie qu’il ressent pour ceux qui se cachent derrière des noms dans les dossiers qu’on lui transmet. Il n’en faut pas plus pour que ces gens de rien ou de si peu nous les reconnaissions tous alors comme nôtres.

La peinture sociale, sombre et franchement à charge bien que l’auteur use de pirouettes et de bons mots pour éviter de plomber ses aventures par le pathos et le découragement, est aussi au rendez-vous. En ce qui concerne l’endettement, l’inconséquence des individus n’est pas seule en cause. La société a également sa part de responsabilité dans ces sanctions sociales autant que financières qui frappent les plus fragiles.  L’élargissement du fossé entre riches et pauvres et l’exclusion sociale de ces derniers font partie des dommages collatéraux du fonctionnement capitaliste où "être" se confond avec "paraître" et "posséder", où la valeur se mesure à l’aune de la réussite sociale et de l’accumulation des biens, où la consommation fait « fonctionner le marché des crédits et l’endettement à fond la caisse ». Acheter est si simple. Effectuer des achats compulsifs d’un simple clic, profiter de la commodité des paiements différés, se laisser piéger par des abonnements impossibles à résilier, se rabattre sur des crédits revolving à des taux usuraires, sont des pratiques communes à tous. Et quand un accident de parcours survient chez les plus précaires, ceux qui ont perdu leur emploi (Une pointure), ceux qui n’en trouvent pas (Allons z’enfants), ceux qui ont fait faillite (Peinture à l’eau, Mort aux vaches), ceux dont les revenus et les pensions suffisent à peine pour vivre (Sur la corde, Derniers instant), ceux qui se sont fait happer par la spirale de la consommation (Vu à la télé, Problème de genoux), souvent ne s’en relèvent pas. Rêvons dès lors, à défaut d’une société plus juste et d’une évolution vers une consommation écologiquement plus responsable, que cet huissier de papier aussi sympathique qu’atypique fasse école et qu’à la lecture de ce recueil certains se laissent séduire par une vision plus sociale, moins conflictuelle et plus valorisante de leur métier.

Les nouvelles de ce recueil, souvent très courtes, dépassent rarement dix pages. Des phrases brèves en côtoient d’autres plus longues quand les pensées du narrateur se dévoilent. De courts dialogues s’insèrent dans huit de ces nouvelles. Le registre de vocabulaire, populaire ou plus académique, varie selon les personnages et leur environnement. Cette diversité rythme agréablement la lecture. Jean-Pierre Jansen pour incarner son personnage positif use avec une jubilation sensible de formules et d’images impromptues, drôles et décalées, et témoigne d’un goût prononcé pour l’humour, l’auto-dérision et les commentaires facétieux.   
« Moi j’ai surtout entendu venant de mes voisins de stade une série presque ininterrompue d’injures, dont certaines que je ne connaissais pas et que mon éditeur a fait sauter du manuscrit. » (Hors-jeu)
« La mauvaise foi et l’ambiance de guerre des boutons a, pour mon malheur, stimulé mon imagination. C’est en me promenant dans les boutiques de souvenirs en front de mer que j’ai eu cette idée funeste, que je croyais au départ géniale. » (Crustacés et coquillages)
« La faute à ces foutues godasses imaginées par un créateur de mode pervers qui, pour faire preuve d’originalité (…) s’est mis à inventer des chaussures pour homme à talon très haut (…) Les femmes arrivent à tenir là-dessus, mais elles ont des fesses et des nichons qui équilibrent le centre de gravité. Les hommes (…) sont eux moins fournis de ce côté. » (Une pointure)
« Les gens qui se retrouvent du jour au lendemain privés de leur séance de lavage de cerveau, programme intensif à nonante degrés avec trempage, prélavage, rinçage et essorage. » (Vu à la télé)
 
La trame commune (visite de l’huissier chez un débiteur à chaque fois différent pour saisie), un personnage principal commun (toutes les saisies sont effectuées par le même huissier), et le fait que chaque visite nous soit rapportée par un narrateur qui se trouve justement être ce même huissier, permet une double lecture de ce livre. On peut en faire une lecture romanesque en continu, considérant chaque nouvelle comme l’un des chapitres de ce récit de vie d’un huissier atypique, ou picorer à l’unité au hasard du recueil puisque chaque  nouvelle peut être lue indépendamment des autres. Dans les deux cas, c’est un livre vif, tendre et cocasse qui sur un sujet original et non anecdotique nous offre un beau moment d’humanité et d’optimisme.
Un livre plein d’émotions à mettre entre toutes les mains.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/02/22)    



Retour
Sommaire
Lectures








Quadrature

120 pages - 16 €













Jean-Pierre Jansen,
primé lors de plusieurs concours de nouvelles,
signe ici son premier recueil.