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Hilde et son mari Walter, six ans d’écart, mariés depuis quarante ans, vivent dans un village de la province de Brandebourg en ex-République Démocratique Allemande. La première partie du roman évoque leur rencontre, leur mariage, le manque d’enfant, l’ennui, le caractère colérique et autoritaire d’un mari doté de deux lipomes sur le front semblables à des petites cornes. Celui qui était avant la chute du mur chef d’une brigade forestière, soulagé vu son âge de ne pas avoir été licencié comme tant d’autres mais de ne plus travailler qu’à mi-temps, est devenu acariâtre et tyrannique. Elle, longtemps auxiliaire médicale auprès du docteur Kies, orthopédiste jouant parfois par défaut les généralistes, aime les fleurs et son jardin, lit beaucoup à défaut de faire lire les poèmes qu’elle écrit depuis toujours, a pratiqué un temps la natation en ville profitant de ses escapades pour fumer avec les autres sur le parking, et a fréquenté l’Université populaire pour apprendre le tchouktche (langue de l’Extrême-Orient russe menacée d’extinction) qu’elle utilise dorénavant comme langage secret pour ses poèmes. Sa proche voisine dite « l’écrivaine », une originale qui vit avec un jeune batteur, la fascine. Walter lui s’intéresse à Gabriela, « une jeune femme charpentée d’au moins 1m90 à la voix grave » qu’il qualifie de « sacrée minette », « un androgyne qui voulait devenir femme » disait-on dans le village. L’épouse riant sous cape de son aveuglement se garde bien de le détromper. Bref, les époux ne se supportent plus et elle ne reste avec lui que parce qu’elle « n’avait pas le courage de quitter Walter et ça l’épuisait ». Au cimetière il découvre vite qu’une autre communauté l’attend. Aussi amical qu'il le fût au cours de ces dernières semaines, il interroge les morts qui l’entourent pour assimiler les règles, us et coutumes des lieux et réfléchit à sa vie. C’est par eux et quelques conversations qu’il parvient à capter chez les vivants qu’il découvrira qu’il n’est pas mort naturellement mais assassiné par sa femme qui a depuis disparu. Sans colère, il cherche à comprendre ce qui s’est réellement passé. Plus tard, la découverte d’un recueil de poésie en tchouktche publié par sa femme traînant sur la table d’un vivant, lui confirmera que sa veuve poursuit sa vie au loin. Des plus anciens occupants des tombes – « Il y a plus de morts que de vivants sur cette planète » – il apprendra qu’il avait été autrefois un gamin doux, gentil et d'humeur égale et cela fera remonter en lui des souvenirs joyeux. « Ma vie n’a donc pas été sinistre. Et une forme de bonheur me traverse l’espace d’un instant. Le blanc du planisphère de ma vie se colore. » « Même mort, on ne possède que sa propre histoire et rien d’autre. » Sa femme avait donc raison, « Il y a eu une cassure après la réunification. Tu as toujours été très discipliné, tu as même longtemps été un exemple pour les autres (…) Tu bossais comme un âne, parlais peu, ne supportais pas l’injustice. (…) tu n’as pas trouvé ta place dans ce nouveau pays, toute cette ouverture, tu n’as pas pu t’adapter. » Parmi ces défunts hauts en couleur il retrouve Gerda, sa belle-mère étrangement accompagnée d’un fœtus calcifié, Frieder son camarade d’école mort d’une leucémie et « Beau Karl », un ancien taulard jaloux et constamment en érection qui de loin surveille de façon obsessionnelle Branka, l’épouse qui lui a survécu. Dans ce groupe actif qui l’entoure (alors que d’autres morts se contentent de dormir dans leur tombe sans se manifester), il fait aussi la connaissance d’une femme appelée « la folle », du fils de Nelli mort enfant lors d’une opération bénigne, de Norbert enrôlé à quinze ans puis déserteur tué avant d’avoir pu rejoindre sa mère Roseline, du « garçon en maillot de bain » et même un certain Freud qui émaille les conversations de phrases sentencieuses voire énigmatiques. La troisième partie du roman, plus courte, nous montre un Walter apaisé, « arrivé » comme le dit sa belle-mère, observant tout et tous avec curiosité mais sans aucun affect. Il faut dire que sur place ni l’arrivée en tenue d’été à Noël de Krishna invité au village par Helen lors d’un voyage en Inde, ni la visite de Steven Spielberg venu rencontrer « La grosse Hubert », descendante directe de celui qui aurait sauvé la vie de son grand-père pour un éventuel projet de film, ne parviennent à sortir le village de son ennui et sa léthargie. Seule la nature semble ici vivante : « la terre continue, elle n'a pas besoin de nous. L'humanité n'est rien de plus qu'un épisode sur cette planète. » Ce qui bien évidemment fait du 34 septembre un roman atypique, c’est le choix d’Angelika Klüssendorf d’utiliser les morts du cimetière comme observateurs et narrateurs, non dans la veine d’un film fantastique ou d’horreur mais comme décrypteurs de la réalité quotidienne du village. Walter et les défunts qu’il a rejoints dans cet entre-deux entre vie et mort qui pourrait faire penser à un purgatoire partagent avec Cassiel et Damiel, les anges gardiens des « Ailes du désirs » de Wim Wenders errant à Berlin, une extériorité froide et distante dans leurs rapports aux vivants qu’ils épient ou accompagnent incognito sans même pouvoir les avertir d’un danger ou les aider. L’émotion, l’empathie, le jugement, ne sont pas ici de mise. Par contre leur capacité illimitée d’observation jusqu’à l’intimité profonde des rêves de chacun conjuguée à leur connaissance antérieurement acquise du terrain (le village) et des individus qu’ils surveillent, en font des scrutateurs neutres mais aptes à percer l’épaisse surface des apparences, clairvoyants, affinés et précieux. Seul l’incorrigible Beau Karl, englué dans sa jalousie de vivant ne parvient pas à acquérir cette distance dérogeant ainsi à cette règle essentielle. Conséquemment l’intranquillité qui l’habite semble le condamner à rester éternellement bloqué dans cet entre-deux tant qu’il n’acceptera et n’intégrera pas son statut « hors-jeu » de mort. Cette omniprésence de la mort dans Le 34 septembre produit également deux effets contradictoires : elle apporte au roman une vraie dimension métaphysique mais vient aussi contrebalancer la banalité et la morosité des villageois autant que le sérieux des réflexions qui sous-tendent le texte par une loufoquerie ludique et enjouée qui en allège et en facilite la lecture. Le style sec, épuré, limité à l'essentiel, les formules habilement filées, une atmosphère prégnante, quelques scènes bien placées (comme celles de Spielberg et Krishna) oscillant entre cocasserie et férocité, l’art de laisser planer tout au long du roman le mystère sur les vraies motivations de Hilde (haine ou compassion ?) dans son meurtre pour créer la tension, ou la place de fil rouge faite ici à la poésie écrite par Hilde en ne nous en livrant qu’un seul vers fort énigmatique dans les toutes dernières lignes (« Que de la pluie qui ne tombe que sur rien »), tout ici témoigne de la parfaite maîtrise de l’autrice et conforte son efficacité à nous embarquer dans son histoire. Une chronique villageoise d’ex-RDA, plurielle et de haute volée, affûtée, drôle et grinçante qui mérite le voyage. Dominique Baillon-Lalande (26/12/22) |
Sommaire Lectures Chambon (Septembre 2022) 208 pages - 22 € Version numérique 16,99 € Traduit de l’allemand par Justine COQUEL
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