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Andreï KOURKOV


Les abeilles grises


Sergueïtch et Pachka sont les derniers habitants de Mala Starogradivka, coincés entre les séparatistes pro-russes et l'armée ukrainienne. Situé en « zone grise » le long d’une ligne de front de 430 kilomètres, le village détruit et déserté par ses habitants et le paysage enneigé qui l’entoure résonnent sans discontinuer du vacarme de la guerre. Là où l’électricité, le courrier, l’église, l’épicerie n’existent plus, où les portes et volets des maisons encore debout sont barrés de planches en bois, les cadavres de soldats longtemps ont jonché les rues du village sans qu'on parvienne à déterminer à quel camp ils appartenaient. Par malchance, ces deux retraités qui ont refusé de quitter leur habitation en bord du village se définissent comme des « ennemis d’enfance » et, bien qu’aucun des deux ne se souvienne de la cause de leur brouille, ils ne s’adressent plus la parole depuis plusieurs dizaines d’années. L’un habite rue Lénine, l’autre rue Chevtchenko, deux plaques de signalisation que par taquinerie Sergueïtch décidera un jour d’intervertir pour correspondre aux affinités de chacun, la sympathie du premier allant du côté des indépendantistes ukrainiens alors que le deuxième pactise en douce avec les pro-russes pour satisfaire ses besoins en viande, alcool et cigarettes mais aussi peut-être par crainte du danger et par angoisse de la solitude. Lentement, l’isolement, la peur (« une chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie »), la faim, réalité quotidienne partagée dans ce no man’s land désolé, les obligeront à dépasser leurs vieilles rancunes pour unir leurs forces face à l’adversité. Un inquiétant point noir sur la colline proche soupçonné par les deux hommes après observation à travers les jumelles d’être un cadavre, sera l’occasion d’un rapprochement inéluctable où aucun ne perdra la face. Les vieux griefs émoussés, la défiance et les divergences s’estomperont lentement pour laisser place à une timide collaboration de survie qui au fil des jours se teintera d’une complicité et d’une solidarité ressemblant fort à de l’amitié.  
Sergueïtch, ancien mineur atteint par la silicose dont la femme et la fille sont parties bien avant la guerre, est un apiculteur passionné qui ne vit plus que pour ses abeilles. Auparavant, il ajoutait aux bénéfices tirés de son miel, le produit de séances thérapeutiques fort appréciées de riches et puissants clients comme le gouverneur de la région venus de loin s’allonger sur les ruches pour bénéficier du bienfait des vibrations produites par les abeilles. Aujourd’hui son miel lui sert encore de monnaie d’échange pour se procurer dans les bourgs plus éloignés de la ligne de front et encore en partie habités les denrées nécessaires à sa survie qu’il ne peut produire. Dans la solitude et la neige, quand les ruches hibernent à l’abri du froid et des bombardements lui laissant des journées bien vides, l’apiculteur parfois vérifie que la vieille voiture héritée de son père et cachée dans la grange est toujours en état de marche. Petro, un soldat ukrainien en faction dans la région, se pointe à l’occasion chez lui clandestinement et de nuit pour rompre quelques heures sa solitude autour d’un thé partagé. Sergueïtch a appris à vivre au ralenti, ouvrant la porte de ses jours et ses nuits aux souvenirs et rêves qui de plus en plus souvent y frappent.
Pachka, jeune retraité solitaire ayant comme son voisin refusé de quitter l’endroit où il avait toujours vécu, est un homme extraverti, impulsif et râleur qui s’accommode assez mal de l’inactivité et de la solitude. Sergueïtch qui a un temps soupçonné son voisin d’avoir occasionnellement joué le sniper pour les Russes au village, s’est vite rendu compte que cet égoïste vantard et débrouillard n’avait aucunement le goût du risque et de l’engagement mais se contentait de petits trafics clandestins dans le but de se fournir en viande, en pain, et surtout en cigarettes et en alcool, cet alcool blanc ukrainien nommé Horilka que les Russes préfèrent appeler vodka, dont il est grand consommateur. Pachka, finalement, n’est qu’une grande gueule, un être humain qui a besoin du regard et de la compagnie des autres pour exister. C’est un homme doté d’un naturel convivial et exubérant, partageur à ses heures, qui, et ce n’est pas sans importance dans un tel contexte, s’avère aussi être un optimiste convaincu « qu’après la guerre tout redeviendra beau, comme avant ».
Au printemps, Sergueïtch décide de mener ses abeilles loin du bruit des bombardements dans les prairies en fleurs de l’Ouest et peut-être jusqu’aux montagnes de Crimée annexées par la Russie en 2014, pour qu’elles puissent y butiner en toute liberté et sans risque. Après avoir bien calé ses six ruches dans la remorque attelée à la vieille voiture paternelle, non sans avoir confié la surveillance de sa cabane à Pachka, l’apiculteur s’engage donc dans un long périple plus mouvementé qu’il ne s’y attendait. Le passage d’une région à l’autre n’est pas simple car l’administration peut se montrer tatillonne, certains dans la population locale peuvent s’avérer au mieux méfiants, au pire agressifs, et face à tous venir de la Zone grise n’est pas obligatoirement un bonus. Si une menace sourde plane désormais sur ce voyage itinérant, ce climat potentiellement tendu n’empêchera pas l’apiculteur de rencontrer à chaque halte des gens bienveillants lui permettant d’installer ses ruches au calme, lui fournissant l’aide nécessaire pour récolter son miel, et lui permettant de reconstituer ses forces. Ainsi en sera-t-il de Galia, une femme pleine de vie, généreuse, gaie et forte qui le prendra sous son aile dès son arrivé dans le petit village où celle-ci officie comme vendeuse à l’épicerie locale. Sous le soleil de printemps, au fil de visites répétées plusieurs fois par semaine, grâce à la conjugaison entre les qualités culinaires de l’une et la gourmandise de l’autre, une tendre et amicale relation se tisse entre eux jusqu’à ce qu’un malentendu avec un jeune villageois le prenant pour un Russe précipite son départ vers le sud jusqu’en Crimée. Là, il compte rendre visite à Ahtem, un collègue tatar avec lequel il s’était lié il y a quelques années lors d’un congrès professionnel. À son arrivée sur place l’apiculteur apprend avec tristesse qu’Ahtem, mystérieusement enlevé il y a deux ans, est porté disparu. Alors que, confus de son intrusion chez eux en de telles circonstances, Sergueïtch s’apprête à repartir en s’excusant, Asylu, la maîtresse de maison, le retient et insiste pour lui offrir l’hospitalité qu’il était venu chercher auprès de son époux. Il trouvera toute la place voulue pour s’installer dans la vaste prairie où celui-ci transportait chaque année ses ruches et leur grand fils, qui a pris avec elle le relais de l’activité apicole du père en son absence, pourra même l’aider à poser les siennes à côté des leurs. Touché par un accueil si ouvertement bienveillant et chaleureux que cette famille pourtant fragilisée par la disparition d’un mari et d’un père lui offre sans même le connaître, Sergueïtch finit par accepter leur proposition avec la promesse de les aider en échange dans leurs démarches administratives concernant son ami.  
Quand s’annonce la fin de l’été, Sergueïtch refermant la boucle reprendra la route en sens inverse. La vente du miel sur place lui a permis de faire le plein de conserves et de provisions pour passer l’hiver, espère-t-il, confortablement. Il n’a pas oublié de ramener à son ami Pachka les cartouches de cigarettes et des bouteilles d’Horilka qui toujours le mettent d’humeur joviale.

                      « Les abeilles grises est une œuvre d’imagination qui par coïncidence est sortie deux ou trois semaines avant le début de la guerre » a expliqué sur toutes les radios et sur tous les tons Andreï Kourkov. Ce n’est donc pas un livre sur la guerre d’Ukraine du point de vue géopolitique ou dans son actualité présente qui nous est ici proposé mais un roman qui se place au niveau de la vie quotidienne en temps de guerre de ceux qui composent la population des différents territoires ukrainiens. Sergueïtch, personnage principal et narrateur du récit, est à l’image de ses citoyens ordinaires non informés qui se sentent dépassés par ce qui se déroule sous leurs yeux, qui voient leurs villages disparaître, qui subissent dans leur chair le froid et la faim, que la peur des uns, des autres, des bombes et des tirs isolés ne quitte plus. Tout cela se retrouve au cœur de la première partie du récit, celle qui rapporte la vie dans la Zone grise de Sergueïtch et son voisin Pachka dans un duo parent de celui du Godot de Beckett avec des scènes faites pour souligner l’absurdité de ce qui les entoure. On pourrait aussi voir dans l’évolution de la relation qui lie les deux personnages passant de la rancune fossilisée à l’amitié complice un écho au rapport unissant ou opposant l'Ukraine et la Russie. L’apiculteur et son comparse incarnent tous deux magnifiquement ces oubliés dont on ne parle jamais, des gens de peu viscéralement attachés à la région qui les a vus naître qui se sentent hors cadre, abandonnés à leur sort, voire sacrifiés. Parfois pourtant, malgré l’adversité et la tension, séparément ou de préférence ensemble, chacun s’obstine à saisir le moindre petit bonheur ou plaisir qui se présente à lui pour se sentir l’espace d’un instant vraiment vivant.  
La deuxième partie laisse Pachka à Mala Starogradivka pour nous entraîner à la suite de Sergueïtch quand il se lance seul dans sa vieille voiture avec ses six ruches dans un voyage le menant à l’ouest de l’Ukraine puis en Crimée. Un étrange road-trip en temps de guerre larvée pour un apiculteur du Donbass si enraciné dans sa terre d’origine que seuls l’amour et le bien-être de ses abeilles parviennent à le justifier. Ce sera pour lui l’occasion de prendre progressivement conscience non seulement de l’omniprésence du conflit russo-ukrainien sur l’ensemble du pays mais aussi de la surveillance rapprochée, plus ou moins appuyée mais constante, exercée par « le Grand frère russe » sur tous les citoyens. Son séjour en Crimée auprès d’une famille tatare accueillante lui permettra de découvrir les rites et usages musulmans dont il était complètement ignorant mais aussi de prendre simultanément la mesure de la discrimination et des persécutions qui frappent cette minorité sur place. Ce voyage qui l’aura de fait ouvert sur la complexité de cette Ukraine aux langues et peuples multiples qu’il ne soupçonnait même pas s’avérera donc extrêmement enrichissant et formateur pour l’humble apiculteur. Cela constituera également une ressource non négligeable pour le lecteur qui souhaite un peu mieux appréhender ce pays, les forces qui s’y combattent et les enjeux qui les sous-tendent.

Le charme de ce livre repose en grande part sur la personnalité même de Sergueïtch, ce personnage que l’auteur nous fait suivre pas à pas. C’est un homme simple, honnête, constamment animé par le désir de bien faire qui appréhende et cherche à comprendre les hommes et les événements à travers ce qu’il a appris des abeilles, de leur communauté, de leur organisation pacifique et de leur comportement. « L'homme aurait tant à en apprendre. » « Partout où la sagesse de la nature lui était apparente et intelligible, il en comparait les manifestations avec l’existence humaine. Il les comparait et ce n’était pas à l’avantage de la seconde. » Toujours prêt à partager, c’est un homme bon qui fait preuve d’une infinie tolérance et compréhension de ses semblables. Pétri de bon sens et moins fragile qu’il n’y paraît, cet innocent à la candeur rafraîchissante et touchante, amoureux de ses abeilles et capable de s’émouvoir d’un chant d’oiseau, puise sa force dans le rapport qu’il entretient avec la nature pour affronter la réalité avec philosophie. « Bientôt, l'air s'emplirait d'un doux bourdonnement, familier et pacifique (…) Et alors peu importerait qu'on entende ici et là des coups de feu. L'important, ce serait le printemps, la nature qui s'emplit de vie, de ses bruits, de ses odeurs, de ses ailes, grandes et petites. » La force émotionnelle dégagée par ce récit vient aussi de la tendresse palpable de l’auteur pour son personnage, de cette intimité qu’il parvient à créer entre lui et nous, de la beauté du monde intérieur poétique et empreint de sagesse de Sergueïtch dont il nous entrebâille la porte. Et le lecteur sent presque dans sa bouche la saveur du « bortch mijoté à feu doux avec des haricots blancs dont la peau d'abord éclate sous la dent puis fondent sur la langue (...) accompagné de pain noir au seigle, de vodka et d'ail ». À ses côtés, outre Pachka, se détachent deux beaux personnages de femmes, Galia et Asylu, également généreuses, fortes, libres et lumineuses. Ces femmes dont l’apiculteur pense qu’elles « offrent toujours plus de réflexion que les hommes », même si une fois revenu chez lui il n’en repart plus, même si vu ses difficultés à communiquer par téléphone il ne leur donne plus signe de vie, le lecteur pressent qu’il les emportera dans son cœur pour (comme les superbes chaussures brodées offertes par le gouverneur qu’il sort parfois de leur boîte cachée au fond de son armoire) en exhumer le souvenir les froides et longues nuits d’hiver.   

La langue avec laquelle est écrit Les abeilles grises est à l’image de son personnage central, elle aussi marquée par la simplicité. Elle est poétique, musicale, bouleversante ou joyeuse selon qu’elle dépeint l’adversité ou les petits bonheurs partagés. La description des paysages et de la nature, objet de nombreuses métaphores et d'images aussi picturales que fortes, fait contraste avec la violence de la guerre. La vie s’y dit à demi-mots, à travers de petits détails parfois insolites mais toujours révélateurs. Les rêves, à la tournure lyrique, fantaisiste voire fantastique, toujours terriblement visuels, peuvent osciller entre le conte et le film d’horreur. Enfin, l’humour, marque habituelle de l’écrivain, est toujours aussi présent que ce soit pour chasser les nuages qui s’accumulent, pour étirer les zygomatiques de ses lecteurs ou pour lui faire un clin d’œil complice, par goût de la formule ou comme forme de résistance.   
« Le troisième jour de mars, le soleil se mit à jouer des rayons comme on joue des muscles »
« – Bien avant les Tatars, les Russes ont apporté de Turquie le christianisme ici. (…) Poutine, quand il est venu, a raconté lui-même tout ça : ici on est en sainte terre russe.
– Moi, je ne connais pas l’histoire. Les choses peuvent s’être passées de mille façons.
– Les choses se sont passées comme Poutine l’a dit, insista la vendeuse. Poutine ne ment pas. »

Kourkov, on le savait, est un conteur magnifique qui parvient avec une aisance toute particulière à évoquer la confusion et les drames collectifs de notre époque avec un art consommé de la fantaisie, une poésie et un sens du rebondissement tout à fait personnels. Les abeilles grises ne fait pas exception. Impossible de lâcher ce livre avant la toute dernière ligne et d’oublier ces moments terribles ou lumineux passés avec cet apiculteur qu’on aimerait rencontrer. Un livre à hauteur d’homme et un bain de nature dont vous sortirez à la fois ému, plus apte à comprendre ce conflit qui ravage l’Ukraine aujourd’hui et ébloui par la parfaite maîtrise du plus grand des auteurs ukrainiens contemporains.      

Dominique Baillon-Lalande 
(09/05/22)      



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Lectures







Andreï KOURKOV, Les abeilles grises
Liana Levi

(Février 2022)
400 pages - 23 €

Version numérique
17,99 €

Traduit du russe
(Ukraine) par
Paul Lequesne













Andreï Kourkov,

auteur ukrainien né en 1961, a publié une quinzaine de livres.


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