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Pierre MADELIN

La Terre, les corps, la mort
Essai sur la condition terrestre



Pourquoi les hommes ont-ils détruit leur propre planète ? Qu’est-ce qui les a rendus aveugles, inconscients ou égoïstes au point de sacrifier notre avenir commun aux super profits capitalistes ?
Certains attribuent à notre cerveau la responsabilité de la catastrophe (Sébastien Bohler, « Où est le sens ? » et « Le bug humain »), d’autres à notre addiction aux énergies fossiles (Pablo Servigne, « Une autre fin du monde est possible »), ou encore à la chaîne de domination machiste, au néolibéralisme.

Pierre Madelin explore une autre piste, celle du déni de la mort commune à nos cultures, nos religions, nos philosophies, qui serait à l’origine de notre relation écocidaire à la nature, dont il faudrait, selon Descartes, se rendre maître. Une mort vécue comme « une provocation pour le pouvoir humain sur le monde ».
La conscience de la mort est présente dans toutes les cultures humaines, aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps. L’être humain est le seul parmi les animaux à se projeter au-delà du visible et à créer des fictions pour se prémunir de la mort. Il revisite ainsi certains mythes qui illustrent ces tentatives destinées à repousser l’échéance de la mort, et parfois même à la vaincre. Le plus ancien de tous est l’Épopée de Gilgamesh où le héros exprime sa peur de la mort et recherche le secret de l’immortalité.
Pour expliquer l’universalité de cette hantise de la mort, Pierre Madelin puise dans l’ouvrage d’Edgar Morin, L’homme et la mort. Edgar Morin constate que le sentiment d’horreur qu’inspire la décomposition du cadavre d’un être cher est apaisé par l’idée qu’une chose se sépare du corps et continue d’exister sous une autre forme. La naissance de « l’âme » serait donc une conséquence directe de la conscience de la mort et du déni qui l’accompagne. De même elle explique la polarisation de la personne entre un pôle somatique et un pôle spirituel. Par contre « La pensée chinoise postule […] un entrelacement entre les pôles somatique et animique, visible et invisible, que l’on retrouve dans la relation entre les vivants et les morts ».

Pendant la période de l’Âge axial (-800 -200), les religions et les philosophies ont une vocation universaliste. C’est l’éloge de la raison qui s’accompagne de la dévalorisation des corps, de la matière et de la vie terrestre. Dans l’exemple de l’hindouisme, le principe des réincarnations suppose que les existences incarnées soient caractérisées par la souffrance, en particulier celle de la mort.

Plus proches de nous, les religions monothéistes, les écoles philosophiques de l’Antiquité grecque et latine, lient systématiquement déni de la mort et déni de la condition terrestre. C’est la base de la dynamique écocidaire dans laquelle nous baignons.
Pierre Madelin fait appel à Cornelius Castoriadis pour démontrer que les sociétés qui attribuent leur institution à une « origine extra sociale », (Dieu, la raison, la nécessité, les lois de l’histoire) masquent ainsi la domination des riches sur les pauvres, des hommes sur les femmes, des humains libres sur leurs esclaves.
La logique dualiste permet de légitimer les hiérarchies sociales et écologiques. Cette logique, déjà présente chez Platon, différencie un monde stable, immatériel et incorruptible, celui des idées abstraites qui s’oppose au monde du changement, du devenir, de la nature. Il imagine un paradis platonicien, un double de la Terre, plus beau, plus coloré, sans maladie et où l’on vit plus longtemps qu’ici.
Comme le platonisme, le christianisme a pour but de « vaincre la mort ». Dans le christianisme le péché originel est à l’origine de notre condition d’êtres fragiles et mortels. Les églises ont enseigné que la Terre est devenue, à la suite du péché originel, une « vallée de larmes », un « désert » et un « exil ». Après le jugement dernier et la résurrection, le livre de l’Apocalypse promet : « Il essuiera toute larme dans leurs yeux ; il n’y aura plus ni mort, ni deuils. »
Au-delà de leur diversité, l’obsession commune au platonisme, christianisme et gnosticisme c’est triompher de la mort et de la condition terrestre, devenir indestructible.
La quête de l’immortalité s’accompagne d’une dévalorisation de notre condition terrestre, foyer de notre disgrâce, exil auquel nous condamne notre déchéance.

À l’époque moderne, Descartes et Francis Bacon annoncent l’imaginaire social de la maîtrise rationnelle du monde, fondement du capitalisme naissant. Déjà dans la Genèse on trouve cette idée : « Remplir la Terre, l’assujettir, dominer sur tout animal qui se meut sur la Terre. »

Une question subsiste ; pourquoi la dévastation de la Terre s’enracine en premier lieu dans l’histoire occidentale alors que le déni de la mort est une attitude universelle ?
 C’est parce qu’en Occident il s’est mué en idéal technologique de la conquête de la Terre.

Pour les trans et posthumanistes le corps est un fardeau. « Le prix à payer – la maladie, la souffrance, la mort – pour les multiples joies qu’il nous procure est beaucoup trop élevé. Il faut donc soit l’améliorer, c’est l’option du transhumanisme, soit s’en débarrasser, c’est l’option du post humanisme. » Les transhumanistes ont pour objectif ultime l’abolition de la mort. « Nous n’allons plus tolérer la tyrannie du vieillissement et de la mort » « nous allons euthanasier la mort ».
Selon Pierre Madelin, le transhumanisme implique un rapport au monde fait du fantasme de toute puissance à l’opposé de la capacité à habiter la Terre dans ses limites et sa finitude. « Maîtriser pour augmenter. Augmenter pour augmenter davantage. Devenir plus forts, plus grands, plus performants, plus puissants, plus précis, plus efficaces ; tel est son credo. Le règne de la quantité à sa puissance maximale. »

Le transhumanisme est l’héritier du darwinisme social. La compétition, la concurrence, la sélection naturelle sont au cœur de cette idéologie parfaitement adaptée au capitalisme libéral qui permet de légitimer les inégalités puisqu’elles sont dans l’ordre de la nature. Éliminer les moins aptes et perfectionner les meilleurs : nous sommes en plein eugénisme avec ses mesures d’hygiène sociale, doublées d’hygiène raciale. Ce sont les régimes d’apartheid aux États-Unis, et, en Allemagne nazie, les stérilisations forcées et l’extermination des Juifs, Tziganes, homosexuels et handicapés.

Dans la domination de la nature, après l’avoir envahie et annexée puis s’être approprié ses richesses, nous sommes arrivés au stade de l’incorporation. Ne pouvant maîtriser les caprices et fluctuations des forces naturelles, certaines entreprises financent des programmes de recherche pour fabriquer des abeilles robots, les robobee. Capteurs, caméras, drones pollinisateurs feront le job des abeilles que nous avons détruites. Ou encore, « l’ingénierie climatique » se propose de transformer la composition chimique de l’atmosphère en injectant du dioxyde de soude pour refroidir la Terre.

En conclusion de cet essai, Pierre Madelin évoque un autre rapport à la mort pour en finir avec une société « nécrophobe », anthropocentriste et destructrice. Si nous concevons l’être humain comme membre d’une communauté écologique plus large, la mort peut s’envisager comme la restitution du corps à la chaîne du vivant.  
Je laisse la parole à Pierre Madelin dans un entretien du 1er novembre à Libération : « Dans ce cycle, la mort revêt paradoxalement une fonction vitale, circulaire et stimulante. Mais on ne peut pas pour autant diluer la singularité des personnes dans le grand tout de la nature, ni oublier que quand on meurt, une part de nous disparaît bel et bien. Permanente épée de Damoclès, la mort nous pousse néanmoins à valoriser l’éphémère et la fragilité de notre séjour terrestre, et des vivants qui le composent ».

Nadine Dutier 
(04/11/22)    



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(Août 2022)
208 pages - 18 €















Pierre Madelin
essayiste et traducteur,
a grandi à Cuba, étudié la philosophie à la Sorbonne et vit maintenant au Mexique.