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Dan NISAND


Les garçons de la cité-jardin


L’histoire de Melvil, se déroule en périphérie de Mulhouse dans l’un des cent trente-huit pavillons de la cité-jardin Hildenbrandt, bâtie par le grand industriel paternaliste allemand du même nom pour y conjuguer harmonieusement l’augmentation de la production et des conditions sociales favorables pour les ouvriers et leurs familles afin que les enfants soient « élevés dans de bonnes conditions d'hygiène et de moralité ». « Un lieu abstrait comme une idée. Et c’est dans cette abstraction que nous vivons nos vies, si tant est que vivre vraiment y soit possible. » Car avec les années, les temps ont changé. Ce qui pouvait ressembler à un rêve est devenu peu à peu une concentration de misères et d'exclusions.
Là, trois quarts de siècle plus tard, ont vécu Frédérique et Aymé Ischard avec « deux garçons, dont l’aîné tenait essentiellement d’elle et le cadet de lui ; un troisième fils leur vint cinq ans plus tard, qui n’était semble-t-il pas attendu. » Aymé, père du narrateur, désormais veuf et en pré-retraite, à demi-aveugle, mutique et ombrageux y vit encore avec Melvil, son plus jeune fils, garçon de vingt-cinq ans réservé et discret employé à la mairie qui s’occupe de lui dans leur maison qui se délabre. « C’était un de ces êtres dont on remarque à peine la présence, à qui on prête des émotions modestes et fades, des tempêtes existentielles réduites à une boule de neige. » Virgile, l’aîné, s’est engagé il y a plus de neuf ans dans la Légion sans plus donner de nouvelles et Jonas, le cadet, « belliqueux et frontal » toujours entre deux affaires – « Si le bonheur en personne se présentait à sa porte, Jonas serait foutu de lui sauter à la gorge. Sa colère tournoie comme un essaim de mouches. Par chance, il finit toujours par se calmer. (…) Et pourtant, si teigneux soit-il, il peut être drôle Jonas. Drôle à se faire dessus. Parce qu’il ignore toute limite, parce qu’il joue avec votre confusion. » – a filé en douce on ne sait où ni pourquoi, il y a presque trois ans. « Ils ont toujours été des voyous et connus pour tels. Les chiens ne font pas des chats. (…) La mauvaise graine, la vermine, la sale engeance. » À Hildenbrandt, de ces deux « fauves enragés » tout le monde a peur car à la force de leurs poings et de leurs embrouilles ils avaient déjà tissé leur réputation : « Les Ischard : irresponsables, asociaux, récidivistes (...) des teignes ». Melvil, lui, déstabilisé par la mort de sa mère à l’adolescence et alors trop jeune pour suivre ses frères bien que fasciné par ces chefs de bandes à la virilité alcoolisée, se contentait de les admirer à distance. Rue des Iris, madame Hoen, la voisine d’en face qui entretient avec le père un échange assidu, singulier et journalier, entre sollicitude et insultes, est désormais la seule à avoir encore un contact avec le vieil ouvrier qui semble s’être retiré du monde.    

Le roman s'ouvre sur un matin de printemps comme un autre, quand le père informe son fils d’un appel reçu dont on devine assez vite qu'il annonce le retour prochain de Virgile. Melvil, si admiratif de ses frères bien que fort différent, s’en réjouit sans y croire complètement, tant son père et lui se sont ankylosés dans l’attente ces dernières années. Il sort pour partager la nouvelle avec d’autres mais ce soir-là tous font un barbecue autour du lac. Au bar, il ne reste que William, l‘arrière-petit-fils du fondateur de la cité – « Figurez-vous que je l’ai même connu : ce prodige de la nature a fini centenaire (…) Dommage qu’il n’ait pas tenu quatre petites années de plus, j’aurais aimé voir sa tête au printemps soixante-huit » – aussi alcoolique que cultivé, « tout en barbe et en cheveux, cuissots débordant de la table, bedaine déformant un pull à losanges jaunes et verts, (…) un élément encombrant du paysage. » Melvil après deux Picons ressort avec William à sa suite – « marcher à ses côtés n’a pas plus de sens que de se promener en compagnie d’une boîte aux lettres » – pour retrouverHippolyte, un solitaire comme lui handicapé neurologique depuis un accident de piscine survenu durant l’enfance qui lui sert de confident régulier voire d’ami, qu’il retrouve souvent à rôder à cette heure. Mais ce soir-là, Hippolyte perturbé par une dispute avec sa mère n’écoute rien et Melvil ressent alors la profondeur de sa solitude. Le retour de Virgile se fera attendre mais aura bien lieu. Sans un mot d’explication ou presque car chez ces gens-là, contrairement à la cité aux rues aux noms de fleurs où la rumeur enfle vite, on cause peu. Jonas, tout aussi violent sous ses allures de dandy aux penchants affirmés pour l’argent, le jeu et l’escroquerie, le suivra peu après. 
Fasciné par le premier et effrayé par le second, Melvil, lui qui dans ce monde sans femme assure l’intendance du foyer et s’occupe du père comme il a dû le faire pendant leur absence, va alors devoir tenter d’exister. « Il avait oublié les promiscuités de la cohabitation familiale, ses chambards, ses toilettes occupées. Pendant des années ils étaient deux spectres hantant les lieux plus qu’ils ne les habitaient ; maintenant (…) l’agitation, le désordre et la crasse ont revivifié la maison jusque dans ses moindres recoins. » « Si seulement une fois une seule fois on se tournait vers lui pour lui demander : Ça va Melvil ? Au lieu de quoi on gueule que la bouffe n’est pas prête, le linge pas sec, qu’il y a un courant d’air, plus de bière au frigo. Y eut-il jamais quiconque pour donner tant et recevoir si peu ? »    
C’est alors, « ce qu’il faut bien qualifier de miracle », qu’aux côtés de Virgile débarque Nelly. « Aymé n’a plus jamais été le même. Il a tout de suite été plus vieux mais aussi plus vivant ; il a repris des couleurs. » Le bonheur s’introduit avec elle dans la maison. Mais « il serait sot de croire que de fauves enragés, on puisse faire pour longtemps des bêtes domestiques (...) et parfois, même si on aime, il faut se résoudre à partir. » Pour le jeune Melvil, l’heure est venue de choisir l’homme qu’il va devenir…

 

Le récit suit une ligne narrative chronologique. Melvil, qui se vit dans le rapport filial et la fraternité, discret, habité par le doute, fragile et introverti, grâce à la finesse du traitement psychologique qu’en fait l’auteur, est bouleversant. Comment devenir un homme, se faire des amis et s’exprimer, lorsque la violence et le silence sont sa seule langue natale ? Comment se libérer de ses influences pour changer son destin ? Comment conjurer la fatalité et le déterminisme ?
Les garçons de la cité-jardin est un premier roman intime et intense sur la famille et son poids qui transforme l’un en être fragile et l’autre en irréductible, en lâche ou en courageux, en bête agressive ou en ange bienveillant. Le lecteur impuissant face au drame qui se joue, est en empathie avec l’anti-héros touchant qu’est Melvil, l’homme de l’ombre qui peine à s’accepter, à trouver sa place et à s’affirmer.
C’est aussi un roman sociétal réaliste sur ces cités modernes autrefois admirées et abandonnées à la suite de la désindustrialisation, avec le chômage, l’isolement, le déclassement et la rage dans leurs sillons.  
C’est enfin un roman sur la jeunesse et sa révolte face à un No Future angoissant et à une société impitoyable qui les a rejetés en marge et les oublie.  
Un premier roman intense et intemporel sur un monde en tension, avec des forts et des faibles parfois pareillement perdants, aussi violent que profondément humain.
Un premier roman prometteur.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/06/22)      



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Dan NISAND, Les garçons de la cité-jardin
Les Avrils

324 pages - 22 €















Dan Nisand

né en 1978 près de la cité Ungemach, quartier du Wacken, à Strasbourg, vit aujourd’hui en Seine-Saint-Denis. Rédacteur pour la presse et l’édition, il est l’auteur de Morsure, une novella parue en 2007
aux éditions Naïve.