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Claire OSHETSKY

Chouette


« Je rêve que je fais tendrement l’amour avec une chouette. Le lendemain matin, je découvre sur ma poitrine des griffures (…) deux semaines plus tard, j’apprends que je suis enceinte. Vous vous demanderez peut-être : comment un tel prodige est-il possible ? J’en suis la première étonnée car ma chouette était une femme. » Avec ces toutes premières lignes du roman la tonalité fantastique est donnée.
La narratrice, Tiny, femme fantasque et fragile, violoncelliste dans un quatuor à cordes à Sacramento en Californie, se retrouve ainsi enceinte sans vraiment l’avoir désiré. Son mari, benjamin d’une famille américaine semblable à « une équipe de water-polo scandinave » sous l’autorité d’un patriarche exerçant le métier d’avocat, le plus petit des six garçons avec son mètre quatre-vingt-douze et le seul à ne pas encore avoir d’enfant, saute de joie. Quoi qu’en pense sa mère qui avant le mariage l’avait mis en garde contre cette « poupée » à ses yeux incapable d’élever correctement un enfant et dénuée de toute « fibre maternelle », il espère avec ce statut de père être enfin reconnu comme adulte et se hisser au même niveau de considération que ses frères. Tiny se résoudra donc à garder ce bébé dont elle a instinctivement pressenti qu’il ne serait pas un « enfant-chien » mais un « enfant-chouette » rebelle et sortant de la norme. Consciente qu’il va lui falloir s’habituer à se sentir habitée et possédée par cet être qui prend de plus en plus de place en elle, la future maman amorce puis entretient un long dialogue avec ce bébé agité qui risque fort de faire basculer son existence et de compromettre sa carrière musicale. « Je commence à prendre la mesure du cadeau qui m'a été fait. Je me sens terrassée et émue (…) Je réfléchis au mystère de ton être, petite inconnue, et à la personne que tu vas devenir ». Sera-t-elle à la hauteur ?
Effectivement dès la naissance, celle que le père a nommée Charlotte et qu’elle s’obstine à appeler Chouette, avec son kilo et demi, sa figure sans nez et sa laideur repoussante, fait immédiatement le vide autour d’elle. Survivra-t-elle seulement se disent le père et sa famille, espérant âprement le contraire ? Tiny, elle, pleine de bonne volonté, s’émeut d’une telle laideur, s’émerveille d’un instinct de survie aussi violent, et s’interroge. Comment accepter, élever et aimer cet être furieux et indomptable qui ne pleure jamais mais crie et agresse ceux qui l’entourent quand elle se sent insatisfaite ou en danger ? « C'est donc ça, la maternité (…) Je réfléchis aux devoirs solitaires, cruels et incessants de la maternité. Je réfléchis aux prodiges tendre, doux et asservissants de la maternité. » Plus le rejet des hommes-chiens s’intensifie plus, malgré les hurlements, les griffes sur les seins lors de l’allaitement et les nuits sans sommeil, Tiny s’attache. « Je t'aime. Je t'aime. Pour m'habituer à l'idée, je le répète plusieurs fois. Tu es affreuse. J'ai peur de toi. (…) Je suis ta mère. Je t’ai choisie (…) Il est temps que nous fassions la paix, toi et moi (…) Ma vocation, en tant que mère, sera de t’apprendre à être toi-même – et de respecter la vie sauvage en toi, enfant-chouette -, au lieu de te modeler à ma convenance ou à la convenance de ton père. »
Quand le père constate effectivement que l’avorton prend des forces et ne se décide pas à mourir, il semble abandonner la partie, fuyant le domicile conjugal en rentrant de plus en plus tard du travail avant de se retirer loin de la mère et l’enfant dans la chambre indépendante située au-dessus du garage. « A présent, je suis celle qui t’aime et qui est prête à te vouer sa vie, alors que lui souhaiterait que tu n’aies jamais vu le jour. » Tandis que la mère, sacrifiant pour ce faire son identité, sa carrière et sa vie sociale, s’isole du monde et des autres se laissant entièrement accaparer par cette fille-chouette qu’elle accepte comme elle est jusqu’à l’encourager à vivre librement son animalité, le père, obsédé par le regard des autres et le diktat de la normalité, refait surface en pistant assidûment le charlatan ou l’éminent et onéreux spécialiste qui avec des méthodes modernes mais souvent intrusives, brutales et douloureuses, serait capable de « réparer » sa monstrueuse progéniture pour la rendre présentable et acceptable par les siens et la société...

                 Le personnage de Tiny, traumatisée par une enfance passée auprès d’une mère atteinte d’une maladie invalidante qui la condamne à rester cloîtrée chez elle et d’un père qui aimait à exhiber devant son cercle d’amis mâles sa mignonne « poupée » non sans la traiter en privée de « bête ombrageuse qui finira en cage » comme sa mère et la corriger en conséquence pour la remettre dans le droit chemin, est hors du commun. Le lecteur devine vite qu’entre l’homme élégant et fort et la petite femme fragile qui pensant trouver en lui le protecteur capable de calmer ses peurs et ses angoisses l’avait épousé, cela avait été un mariage d’amour. Jusqu’à la naissance de l’enfant, lui restait un époux ébloui par sa princesse aussi fantasque que docile et elle la femme heureuse de ce mari tendre et attentionné. L’arrivée de Chouette va jeter une bombe dans cet univers de prince et de princesse et creuser un fossé infranchissable entre l’épouse fragile devenue mère lionne et l’époux solide soudain fragilisé, paniqué et frustré. Le conflit parental sera d’une violence symbolique qui n’a rien à envier à celle que Chouette utilise physiquement pour se faire comprendre ou se nourrir.     
Chouette est le récit des combats de Tiny : pour accepter sa maternité source d'inquiétudes, pour assumer ses responsabilités de protection et d’éducation envers ce petit être différent confronté au rejet, à l’incompréhension et la peur des autres dont ce père dégoûté, effrayé et déçu par cette enfant sauvage qui le discrédite et le marginalise alors qu’il en attendait une plus-value pour sa réussite personnelle et sociale. « Je ne me ferai jamais à la façon dont les gens réagissent dès qu’ils ont affaire à un enfant un tant soit peu différent du reste du troupeau » se révolte intérieurement la mère. Malgré ses doutes, son épuisement et ses découragements la jeune femme solitaire livrée à elle-même se retrouve galvanisée par cette mission qu’elle s’est donnée d’aider sa fille à grandir et à trouver place dans ce monde hostile sans jamais renoncer à son identité. Animée par une indéracinable confiance dans le potentiel de celle en qui tous ne voient qu’un monstre ou une handicapée, elle se révèle dans cette lutte sans merci une guerrière d’une détermination et d’une obstination redoutable.  

C’est donc plus généralement la maternité, la puissance de l’amour maternel et bien sûr l’intolérance et la pression de la normalité et des convenances face au handicap que Claire Oshetsky ici explore et analyse, non avec le traitement réaliste que l’on aurait pu attendre mais sous la forme originale d'un conte obscur, inquiétant et onirique. Cette distance que l’autrice installe ainsi avec son propre vécu de mère dont la fillette a été diagnostiquée à neuf ans d’une maladie neuro-atypique (dysphasie de la perception) et le choix qu’elle fait d’immerger l’enfant-chouette dans un univers transfiguré par le fantastique, permet au récit de ne pas s’appesantir sur les souffrances de la mère ou celle de Chouette, de ne commenter ni la violence que subit l’enfant ni celle qu’à sa façon celle-ci manifeste, mais de dédramatiser cette folle histoire pour se focaliser sur la lutte seule contre tous de Tiny, le rapprochement émouvant du couple mère-fille lors de cette aventure initiatique et l’espoir insensé mais tenace de l’adulte de voir un jour son enfant-chouette prête à se libérer de sa tutelle tendre, attentive et parfois maladroite pour prendre son envol vers un avenir à son image. « Un jour viendra où tu n'auras plus besoin de moi, Chouette, C'est la nature. » Ce choix d’un décalage avec la réalité permet aussi à l’autrice d’enrichir son texte par de nombreuses images, des rêves, des métaphores, et de jouer avec le registre lexical autour des oiseaux et des rapaces pour rendre certaines scènes difficiles moins émotionnelles.

En parallèle, dans sa peinture grinçante de la famille américaine moyenne que représente sa belle-famille et dans la galerie de portraits qu’elle nous fait des apprentis sorciers aux noms ridicules auxquels le père confie Charlotte pour la normaliser, l’autrice parvient à conjuguer efficacement l’humour et la férocité comme pour neutraliser par ses images et ses mots le pouvoir de nuisance de ceux qui ne voient dans sa fille qu’une erreur de la nature ou un danger. Si les docteurs Poivrot et Cannabis ne sont effectivement, comme le pasteur, que des charlatans grotesques qui font sourire, le dernier de la liste, ce docteur Éminent spécialisé dans l’intelligence artificielle, a bien failli avec l’installation d’une prothèse sur le crâne de l’enfant transformer Chouette en « copie d’enfant-chien ».
Musicienne comme son héroïne qui même après avoir fait son deuil du violoncelle pour se dévouer toute à sa fille entend constamment de la musique dans son environnement ou dans sa tête, Claire Oshetsky répertorie les œuvres mentionnées dans le récit à la fin de son livre.      

Avec en couverture la photo en noir & blanc d’une singulière adolescente au masque de chouette aussi étrange, dérangeante et fascinante que le roman lui-même, cette histoire extraordinaire de « bébé strigidé » portée par une écriture inspirée et audacieuse, est un bel éloge de la différence où la tendresse et l’espoir transparaissent derrière l’animalité, la critique, la colère et la provocation. Un récit singulier, intense et bouleversant !

Dominique Baillon-Lalande 
(20/10/22)    



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Phébus

(Août 2022)
288 pages - 21 €

Version numérique
16,99 €


Traduit de l'anglais
(États-Unis) par
Karine LALECHÈRE













Claire Oshetsky,
romancière et musicienne américaine, est la mère d'une fille neuroatypique. Elle vit dans les bois, en Californie et s’est inspirée de sa propre expérience de maternité pour écrire Chouette, son premier livre traduit en français.
(Source Phébus)