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Laurence POTTE-BONNEVILLE


Jean-Luc et Jean-Claude

Dans un petit bourg de la Somme, deux amis entrent dans un café. Jacqueline, la tenancière du bar, les connaît bien car les éducateurs permettent à ces deux résidents du foyer proche de fréquenter son bistrot le jeudi après-midi. Ce sera un Orangina-light pour Jean-Claude le diabétique et un chocolat chaud pour Jean-Luc. Un client de passage, jeune blondinet vêtu de la tête aux pieds avec des vêtements sportifs de marque venu faire sa pause café-sandwich dans cet établissement du bord de route, observe avec autant de curiosité que d’agacement le « petit mec engoncé dans une doudoune blanche » aux oreilles décollées et le grand « balèze » qui commentent les infos du jour diffusées par la télé régionale. Si les images de la puissante tempête locale et ses dégâts les impressionnent, celles des phoques de la Baie-de-Somme dont les conditions de vie s’en trouvent fragilisées semblent tout particulièrement les émouvoir. Quand Jacqueline pour faire baisser la tension éteint la télévision pour lui substituer le programme musical de la radio, l’intérêt des deux quinquagénaires hyper-sensibles se tourne vers le client qui les observe. Quand Florent soumis à un flot désordonné de questions et déstabilisé par ces individus au comportement et à l’élocution bizarres finit par leur lâcher qu’il habite Abbeville, la joie de Jean-Luc et Jean-Claude, qui y sont nés, s’y sont rencontrés puis y sont tombés de concert dans l’alcoolisme et la marginalité, est à son comble. C’est alors que les choses vont se gâter. Quand les deux comparses, sortant fièrement plusieurs billets de leurs poches pour fêter ça, proposent à leur nouvel ami de régler sa note et demandent à Jacqueline trois grilles de loto, la patronne aimablement mais fermement leur demande de rempocher leur argent et leur rappelle la consigne laissée par les éducateurs : ni alcool ni jeux. Les pensionnaires dont la contrariété modifie le comportement, s’agitent, gesticulent et crient à l‘injustice, avant de quitter le bar en colère tout mentionnant vaguement un autre PMU près de l’hypermarché qui serait plus conciliant. « Il devait être 15h30, juste avant que ça se mette à tomber des cordes. »
Florent, une fois son téléphone portable rechargé, se remet au volant. Bientôt, la vue des deux hommes battus par la pluie et le vent sur le bord de la route le fait freiner. Par gentillesse, par pitié pour ces deux êtres vulnérables ou pour les délester de quelques billets afin de pouvoir mettre assez de carburant dans son réservoir pour atteindre sa destination, la question reste en suspens. Quoi qu’il en soit, il accepte de conduire les deux gars ravis d’avoir retrouvé leur copain et d’être au sec au PMU du centre commercial. Les pensionnaires jouissant de cette liberté totale s’en donnent à cœur joie. Mais quelques bières partagées plus tard, sur le parking de l’hyper où ne traînent plus qu’une quinzaine de voitures, la situation dérape. Florent repart seul.
« Aujourd’hui, c’est vigilance orange. Demain c’est vendredi. Le jour de voir les phoques ? (…) Là-bas, (…) il y a des prés salés, des marées galopantes, de grands dangers qui guettent. »  
Au foyer à dix-huit heures Jean-Luc et Jean-Claude ne sont pas rentrés et l’inquiétude est palpable. Johanne, la nouvelle directrice du centre, doit avertir les autorités sanitaires, prévenir sa hiérarchie et alerter la gendarmerie de leur disparition... 
       

              Ces deux quinquagénaires fragiles mentalement, hyper-sensibles et marginalisés sont dans Jean-Luc et Jean-Claude montrés à travers le regard de Laurence Potte-Bonneville – travaillant elle-même dans le secteur associatif au service des personnes précaires ou handicapées physiquement ou mentalement – de façon directe, toujours respectueuse et bienveillante, avec simplicité, justesse et proximité. Les situations auxquelles l’autrice confronte ses deux personnages illustrent bien leurs divers blocages face à la vie sociale et leur difficulté pour assimiler les codes de l’interaction interindividuelle qui les poussent à réagir de manière inappropriée. Dans ce décalage qui les sépare des autres, s’exacerbent leurs émotions, leurs obsessions (celle du rangement et de la propreté pour Jean-Luc, par exemple) et met en relief les efforts que gérer tout cela en se confrontant au monde extérieur leur demande. Au foyer Jean-Claude se sent en sécurité, « prépare les couverts du petit déjeuner (…) prend sa douche presque tous les jours, et sa nouvelle chemise, elle est plus facile à mettre » mais à l’extérieur, faute de repères sa boussole s’affole et il perd tout contrôle sur lui-même. L’amitié qui unit ces deux-là est leur force et à partir de ce lien c’est aussi la personnalité de chacun qui se dessine et leur vulnérabilité nous inquiète autant que leur naïveté et leurs colères enfantines nous font sourire. Percevoir la concentration studieuse que Jean-Luc doit mobiliser pour seulement passer commande dans le bar de Jacqueline que pourtant ils connaissent alors qu’ils osent en toute liberté et insouciance prendre la route sous la pluie pour valider leur part de rêve qui prend ici forme d’un ticket de PMU permet à l’écrivaine à la fois de décrire l’inadéquation au monde des résidents du centre (et non d’un supposé manque d’intelligence ou de sauvagerie) et de provoquer naturellement notre empathie vers ceux qui ressemblent à des enfants jamais grandis dotés d’un incroyable appétit de vivre. 

Mais on ne peut réduire cette histoire à ce seul duo de losers magnifiques, car Florent aussi déboussolé qu’eux, en est le troisième larron. Désir de vivre en moins et « fureur de blond qui rougit trop vite » en plus. Bien que, contrairement à eux, lui possède les codes sociaux nécessaires et que sa normalité le rend assez invisible aux yeux des autres, le jeune blondinet n’est pas mieux dans ses baskets de marque colorées et sa veste Adidas qui ne le protège même pas du froid que les deux pensionnaires sous curatelle. Il s’est fait plaquer par sa compagne, doit se rendre à Louviers chez sa mère qui ne l’attend plus avec un réservoir de carburant dont la jauge penche dangereusement vers le zéro avec à peine dix euros en poche. La déambulation de ce personnage qui restera partiellement nimbé de mystère à travers des paysages ruraux ou péri-urbains isolés ressemble à une fuite. Chacun ici semble un peu perdu, condamné à une errance physique ou mentale momentanée ou durable selon son état psychique et habité par l’angoisse. Celle de la solitude pour Yolande, vieille dame témoin de l’entrée du beau blond au bar ; celle, pour Johanne la directrice du centre, du doute sur sa capacité d’assumer ses lourdes responsabilités ; un sentiment d’impuissance chez Nora récemment recrutée au commissariat ou chez Linda Lakouèche, professeur de SVT accompagnant une classe de cinquième lors d’un voyage scolaire en Baie de Somme. Si c’est justement cette valse de personnages du commun où chacun trouve une vraie place qui imprime dans ce récit le mouvement et non la force du vent, c’est leur inquiétude à tous qui habite ces grands espaces presque déserts, les balayant sous un éclairage tantôt apaisant, tantôt inquiétant, entrant même parfois en collision avec eux. « Une mouette criaille (…) Elle plane au-dessus de lui avec son bide blanc et son bec pas aimable. »

Ce premier romanoù la doudoune blanche de Jean-Luc sert de fil conducteur entre les différentes situations ou prises de parole est porté par une écriture sensible, attentive et à l’écoute de l’étrangeté du monde. Des chansons populaires (Guy Béart, Jean-Jacques Goldman, Tupac Shakur, Holy G., Beyonce, Jay-Z, Eminem…), vecteurs d’une émotion tout à la fois individuelle et collective, ponctuent à l’occasion le parcours des différents personnages. Les descriptions, notamment celles, superbes, des paysages de la Somme, accentuent l’aspect visuel voire cinématographique de cette cavale, incarnant au plus près la fragilité des personnages.

Du faux roman noir au road-movie décalé, ce roman sur le handicap, l’amitié et le doute qui jongle avec adresse entre l’émotion et le rire pour questionner la marginalité et l’intégration sociale, a tout pour irrésistiblement nous prendre dans ses filets. Un premier roman plein de promesses.

Dominique Baillon-Lalande 
(05/10/22)    



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Lectures







Laurence  POTTE-BONNEVILLE, Jean-Luc et Jean-Claude
Verdier

(Août 2022)
160 pages - 17 €

Prix Stanislas 2022


















Laurence
Potte-Bonneville

Jean-Luc et Jean-Claude
est son remier roman.


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