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Lucie RICO

GPS


Ariane, la trentaine, journaliste spécialisée par choix dans les faits divers est depuis deux ans au chômage. « Ce qui t’attire depuis toujours c’est la pure tragédie (…) tu veux de la mort et de l’absurdité en flux continu ». Elle multiplie les candidatures en vain, passe son temps sur internet et, prise par des crises d’anxiété, ne sort quasiment plus de chez elle. Depuis toujours, celle qui est « née à l’envers, dévoilant d’abord (...ses) fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance » peine à s’orienter dans la vie et dans l’espace.
Quand Sandrine débarque pour demander à celle qui s’est coupée du monde extérieur d’être son témoin pour ses fiançailles, ce n’est donc pas gagné d’avance. Mais voilà, ça fait plus de quinze ans, qu’après avoir échangé sur le Net les paroles des chansons qui faisaient vibrer leur adolescence, elles étaient devenues inséparables au point de vivre un temps en colocation. « Tu considères Sandrine comme une extension de toi. » Vous n’avez été séparées qu’une fois, il y a deux ans, quand Sandrine qui ne sait pas nager mais installe des piscines, a disparu plusieurs mois sans donner de nouvelles ni s’en être expliquée au retour. Une sombre parenthèse pendant laquelle Ariane a déprimé et perdu son travail. Alors, bien que la journaliste n’apprécie pas vraiment ce fiancé trouvé sur une application mobile par Sandrine qui cherchait « un homme rassurant à dominer, qui gagne pas mal d’argent et ne l’embête pas, un homme à l’intelligence moyenne », elle ne peut refuser à cette meilleure (et seule) amie d’être son témoin. Pour lui éviter de paniquer ou de se perdre en route, Sandrine lui envoie sa géolocalisation sur son smartphone. Elle n’aura plus qu’à suivre les indications affichées sur son écran pour la retrouver au domaine de Belle Fenestre où se déroulent les festivités. Fascinée par ce point rouge qui représente Sandrine dans l’espace du GPS, Ariane rejoint donc son amie sans encombre le jour dit. Elle ne s’étonne pas de l’absence de la mère de la fiancée, femme dépressive et constamment au bord des larmes depuis une vingtaine d’années qui n’aurait fait que plomber la fête. Face aux invités qui semblent être ses collègues à lui et se connaître tous, Ariane se tient à l’écart et observe. Cette soirée aux allures de « séminaire de team building » pour jeunes cadres dynamiques aux « rires de CSP+ » venus se défouler est pour elle grotesque et irréelle mais la présence de Sandrine et le buffet bien fourni en alcool la pousse à en rire. Elle a souri lors de la projection du PowerPoint composé pour l’occasion autour du couple à la vue des clichés anciens et plus récents de son amie, a été émue lorsqu’elle lui a proposé de boire dans le même verre comme autrefois et danser avec elle l’a rajeunie en un instant d’une dizaine d’années. À la fin de la nuit, quand le degré d’ébriété collectif est à son comble, que la drague se fait lourde et que seuls les plus endurants osent s’aventurer encore sur la piste de danse au risque de s’y affaler, Ariane cherche son amie pour lui signifier son départ. Celle-ci a dû s’éclipser sans qu’elle le remarque car le petit point rouge sur le GPS lui indique qu’elle se trouve à l’autre bout du parc à seize minutes de là. Comme il fait trop sombre pour qu’elle s’aventure de nuit, seule et à pied en terrain inconnu pour la rejoindre, elle se contente de lui envoyer un message avant de s’engouffrer dans le taxi qui la déposera chez elle. Là, Antoine, l’ami qui depuis deux ans partage sa vie deux jours par semaine, dort déjà. Elle aime qu’il soit pompier et le fait « d’être en lien continu avec les drames », les unit étroitement. « Les premiers temps de votre histoire, il t’endormait en te racontant l’histoire de squelettes de chats retrouvés dans les arbres, de maisons qui brûlent et de massages cardiaques ratés. »
Sandrine n’a pas répondu à son message et n’y répondra pas plus par la suite. Elle s’est à nouveau volatilisée. D’elle ne reste désormais que sa géolocalisation non désactivée sur le smartphone d’Ariane, avatar en mouvement dont la narratrice ne parvient plus à détacher son regard. La disparition de Sandrine lui est confirmée dès le lendemain par le fiancé en pleine incompréhension mais apparemment moins affecté sentimentalement qu’agacé par la façon dont cette fuite à l’issue de la fête de fiançailles pourrait être interprétée. Fascinée par ce point rouge qui se déplace Ariane se laisse happer complètement par cette filature à distance et sombre lentement dans une forme de psychose. Jamais elle n’a été en lien avec cette permanence et cette intensité avec Sandrine. « Tu la suis. Elle est dans ta poche, toujours en mouvement, maîtrisable, rien qu’à toi. » Jamais non plus elle n’a ressenti cette griserie de mener sa propre enquête sur une affaire qui la concerne de près, ni rencontré cette opportunité de s’immerger totalement dans un des drames qu’elle édulcore généralement confortablement installée devant son écran. Son cœur palpite. À chaque déplacement virtuel de son amie, elle superpose les lieux de leur passé commun qu’il lui semble reconnaître faisant jaillir le souvenir des moments qu’elles y ont vécus : le lac du Der où quittant leurs écrans elles se sont rencontrées pour la première fois en présentiel, le lycée, le cinéma où elles aimaient à se retrouver, la boutique de téléphonie où elles achetaient bonbons et alcool quand elles vivaient en colocation, la fête foraine, le parc de jeux abandonné ou les vacances en Espagne. « Ces moments d’adolescence te reviennent avec une clarté inattendue. Ils t’avaient manqué. Le point te donne un nouveau souffle. » Sandrine est devenue son étoile et sa seule raison de vivre. Quand elle doute et se demande si quelqu’un d’autre, le fiancé ou un tueur anonyme, ne se cacherait pas derrière ce point mouvant, la voix de Sandrine sur son répondeur vient conforter son espoir que ce corps carbonisé et non identifié retrouvé au lac de Der le lendemain de la disparition n’a rien à voir avec son amie. D’ailleurs quand, pour le vérifier, Ariane fixe un rendez-vous dans un lieu connu d’elles seules sur la messagerie vocale de la disparue, elle y retrouve son avatar sur le GPS peu après, y voyant la confirmation que Sandrine est bien vivante. « Qu’elle soit meurtrière, qu’elle ait brûlé un connard de la fête et qu’il lui ait fallu s’échapper dans la vie numérique ; qu’elle soit une pure projection de ton esprit ou la vraie Sandrine, peu importe. Tes sentiments existent. Sandrine n’a pas brûlé. Elle est devenue le feu, une boule rouge qui brûle tout sur son passage et t’emporte à travers tous les paysages. » 
Quand la police scientifique identifiera peu après dans le cadavre calciné du bord du lac le corps de son amie, Ariane effondrée n’a plus qu’à désactiver la géolocalisation mensongère de son téléphone portable pour, avec l’aide d’Antoine, tenter de renouer contact avec le réel, faire son deuil, retrouver ses repères et reprendre le cours de sa vie d’avant. C’est alors qu'une nouvelle notification lui arrive : Sandrine souhaite à nouveau partager sa localisation...

                        
                 Cette histoire étrange qui flirte avec le fantastique se lit comme un thriller haletant. C’est une traque silencieuse et immobile aussi précise qu’hallucinée, aussi sensible que tendue et angoissante que mène ici Ariane. Si ce roman accorde bien évidemment une grande place à la technologie, il se permet des libertés avec les différentes applications qu’il évoque (le GPS bien sûr mais aussi Timelapse, Google Maps, Street View) pour se focaliser plus particulièrement sur ses aspects psychologique et sociétal et rendre compte de la place que celle-ci prend dans nos vies, de notre addiction et de la frontière mouvante qu’elle installe entre la réalité et l’univers virtuel. Si le portable est une porte ouverte sur le monde, ou plus exactement sur la représentation sans contrainte mais soumis à des algorithmes sophistiqués que nous en donne Google, c’est un trompe-l’œil qui nous donne l’illusion d’être maître de nos choix et de la réalité du monde. L’écran et les réseaux donnent à chacun l’impression de ne jamais être seul tout en l’isolant de ce et ceux qui l’entourent. L’avatar remplace le vivant. Le « point rouge » initialement neutre et abstrait, chargé de toute l’affectivité qu’Ariane lui porte, finit pour elle non plus par représenter Sandrine mais follement par l’incarner vivante dans un jeu de déréalisation et de substitution. Cela ne fera apparemment qu’entretenir voire développer la désorientation et la confusion qui sont les siennes depuis longtemps. Encore faut-il compter avec l’imagination de l’autrice qui concocte à ses lecteur une fin pour le moins surprenante.  
   
GPS est aussi un roman social. À travers Ariane c’est le chômage comme l’effacement de toute visibilité sociale et la négation de toute légitimité qui s’illustrent. Avec Antoine c’est la réduction drastique des moyens qui fragilise le service public des pompiers qui se voit dénoncée comme nuisant à l’efficacité des actions et mettant en péril ceux qui les effectuent. L’absence de sens et l’aspect destructeur du travail, de la course à la réussite sociale et au profit sont mis en évidence par les jeune cadres CSP+ présents aux fiançailles ou Sandrine et ses ventes de piscines avec humour certes mais sans ambiguïté. De même l’aseptisation des sentiments et la réduction des individus à ce qu’ils symbolisent se retrouvent à travers le recours à un site de rencontre de la pisciniste quand elle y fait son marché pour trouver selon des critères rigoureux non l’amour mais le partenaire qui socialement lui permettra de s’affirmer. Lucie Rico s’aventure même à évoquer l’aménagement du territoire à travers la vue sur le portable d’Ariane d’une friche industrielle inconnue où Sandrine se serait rendue, s’avérant après recherches avoir été dans leur adolescence un parc de jeux pour enfants jamais mis en service où elles aimaient faire les folles. Une bétonisation d’autant plus préjudiciable que la réalisation du projet plus vaste installé en dehors de la ville en pleine nature qui avait initié cet espace dédié aux petits n’avait jamais vu le jour. 

Ce livre est également un roman psychologique dont le fil rouge est l’amitié entre les deux femmes que l’autrice déroule sur un air joyeux à partir des souvenirs de la journaliste. L’attachement entre elles est fort, partagé mais complexe. Sandrine en pleine ascension sociale qui se veut forte et combative lutte contre un lourd traumatisme d’enfance par le mouvement et l’action à outrance. Ariane, fantasque, agoraphobe et angoissée voire psychotique, s’est choisi pour terrain de survie le drame et les faits divers et comme arme les mots, bien à l’abri dans son appartement. Un enfermement social et mental. Ces deux amies qu’unissent leur fragilité, leur enfermement, la fuite éperdue du passé pour la première et celle d’un monde où elle ne voit que domination de la normalité, vide et inadéquation avec ce qu’elle est pour l’autre, sont d’éternelles adolescentes marginalisées et cassées avant même d’être adultes et qui ne parviendront jamais vraiment à l’être. Pour ces deux-là le virtuel s’avère un refuge et un espace où elles peuvent sous différents masques se rendre visibles et trouver place. Elles ne sont pas les seules dans GPS à ressentir du mal-être. Tous les personnages se retrouvent en prise avec des contradictions et une incompréhension du monde. Les CSP+ aux fiançailles s’abîment dans la drogue et l’alcool pour fuir leur stress, leurs angoisses et leur solitude. Antoine est addictif à sa séance de jeux vidéo hebdomadaire et manifeste à plusieurs occasion un fort besoin de reconnaissance et d’affection.   

La mort, omniprésente dans cette poursuite du point rouge, fantôme du passé pour Sandrine et terrain de travail malsain pour la journaliste, est aussi directement interrogée par l’autrice dans sa dimension virtuelle. L’enterrement d’un proche partagé sur écran en temps de COVID permet-il de faire son deuil ?  Qu’en est-il de la mort quand la voix d’un défunt perdure sur son répondeur ou son image sur son Facebook en totale négation de la réalité ? Dans le monde réel ou virtuel, Sandrine et Ariane puent la mort. La première par son enfance et avec cette disparition inexpliquée, la seconde par son travail et la traque de l’avatar de la disparue. La fascination obsessionnelle du drame cultivée par la journaliste dans son métier, sa quête du frisson tragique, cachent-elles le désir de mort d’un être dépressif ou au contraire ses tentatives pour domestiquer sa peur ? La frénésie d’Ariane à suivre ce point rouge incarnant Sandrine ne dévoile-t-elle pas finalement l’ultime tentative de garder son amie près d’elle, vivante et l’incapacité où elle se trouve d’en faire le deuil ? Si c’est presque anecdotiquement et de façon presque distrayante qu’Antoine, qui fréquente professionnellement la mort dans sa réalité crue et a appris à dissocier ses propres émotions et son travail, raconte ses interventions à Ariane, c’est pour capter son attention et son intérêt bien sûr mais aussi dans le secret espoir de connecter celle qu’il appelle en riant « sa voyeuse » au monde réel et d’ouvrir mine de rien la porte de son appartement sur cet extérieur qui la panique.  

C’est le point rouge du GPS qui dirige la narration et rythme le récit. Les faits divers et la filature s’entremêlent étroitement et fonctionnent pareillement sur le regard et le mouvement. La structuration en chapitres très courts dans laquelle s’intercalent le silence de certaines pages blanches et un jeu oulipien à partir de références GPS devenues codes à déchiffrer capables de changer le sens de certains mots complètent le minutieux dispositif mis en place par l’autrice. Si l’utilisation de la deuxième personne pour la narration installe classiquement une distance avec le personnage, elle pourrait ici donner également l’impression d’une inquiétante surveillance que la machine exercerait sur Ariane en retour de cette traque quasi-policière qu’elle-même exerce sur les déplacements de son amie. En écho au point rouge du GPS, c’est tout ici qui s’agite, va où on ne l’attend pas et nous bouscule avec malice. Les noms de lieux sont drôles et inventifs. Le recours aux jeux de mots et aux formules toutes faites prises à contre-emploi se multiplient (injonctions du GPS) et l’humour décalé et souvent grinçant est toujours en embuscade. « Mon téléphone est plein de son cadavre qui ne cesse de remuer. » « Existe-t-il un prolétariat préposé au nettoyage du paysage virtuel ? » Quant aux « micro-récits » que sont les faits divers écrits par la journalisteet donnés pour vrais, oscillant entre l’absurdité totale et la poésie, ils nous ballottent en permanence comme l’héroïne elle-même et de façon aléatoire entre le pôle du réel et celui du virtuel. Au final, alors que le lecteur suit avec Ariane l’itinéraire mystérieux et chaotique du point rouge avec un sentiment de fragilité, de désorientation voire d’insécurité, ces incartades textuelles souvent surréalistes parviennent adroitement à faire baisser la tension, allègent l’atmosphère noire du roman et empêchent le malaise de s’installer.  

À travers une traque immobile complètement délirante, GPS, cartographie de notre époque, de ses travers et de nos névroses, décrit une société transformée par le virtuel. Réchauffé par l’amitié profonde qui unit Ariane et Sandrine et transfiguré par la folie, GPS qui s’inspire de « Fenêtres sur cour » d’Alfred Hitchcock en substituant à la fenêtre le téléphone portable et « ses possibilités infinies de contes » est un roman sensible, intelligent et atypique qui réussit l’exploit de nous faire sans cesse passer du réel au virtuel et du sourire au frisson. Une illustration brillante et bluffante du pouvoir de la fiction.   

Dominique Baillon-Lalande 
(21/11/22)    



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P.O.L.

(Août 2022)
224 pages - 19 €














Lucie Rico
est née en 1988.
Après Le chant du poulet sous vide, GPS est son deuxième roman.