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Marie SIZUN

Les petits personnages



Les petits personnages dont je parle, ce sont ceux qu’on voit, minuscules, secondaires presqu’inutiles, dans un tableau dont l’objet principal est un paysage.

J’adore le principe, inventer une histoire à partir d’un tableau, merveilleux tremplin pour l’imagination ! Mais quel tableau ? Le choix est immense, la contrainte sera toute petite, nichée dans le détail. Des 31 tableaux choisis, Marie Sizun va mettre en avant ce que Barthes a appelé, pour la photographie, « le punctum », le point, la tache, le détail qui va m’interpeler, me « poindre » ; le détail  qui a d’abord entraîné le désir d’écriture de Marie Sizun avant de nous frapper et de nous faire entrer à la fois dans l’imaginaire d’un peintre, la reproduction du tableau ouvre chaque « fantaisie » ( c’est comme ça que l’auteure nomme ses textes) et dans celui d’une écrivaine qui invente ce que pensent, ressentent ces silhouettes à peine esquissées…

L’auteure va raconter, comme une évidence, dans un court récit, pour chaque tableau, un moment de vie d’un personnage ou d’un petit groupe de personnages perdus dans le paysage comme on peut l’être en ce monde. On va entrer dans la tête des personnages, dans la sensation de ce qu’ils sont en train de vivre.

Sans jamais tromper le lecteur sur leur condition de personnages peints, Marie Sizun insiste sur le fait qu’elle décrit bien un détail de tableau. Chacune de ses « fantaisies » commence par une phrase de description générale : Le tableau représente une ruelle de village écrasée de soleil ; c’est un élégant paysage champêtre comme on en voit dans le parc des châteaux d’autrefois ; on les distingue à peine tant ils sont petits, au fond de cette allée bordée d’immenses cyprès ; c’est une plage d’été en plein soleil, sans doute aux environs de midi…

Puis la narratrice va donner vie  à ces petits êtres  posés sur la toile par le peintre dans leur inachèvement, […] sous une forme simplifiée et quasi schématique, souvent une simple croix, un trait plus ou moins sinueux, embryons de dessin dans lesquels Marie Sizun va s’immiscer et leur donner en quelques lignes l’épaisseur fouillée de personnages de roman selon leur allure, le paysage dans lequel ils évoluent, les vêtements qu’on leur devine, ce qu’ils semblent faire, tout ce qui dans le tableau déclenche chez cette spectatrice imaginative une fiction, un récit.

 On n’est pas surpris de ce travail quand on connaît les romans de Marie Sizun où d’humbles personnes, des femmes surtout, passent tout à coup au premier plan, ne se noient plus dans le paysage, mais rêvent, espèrent, aspirent au bonheur, souffrent, goûtent les petits riens que la vie nous offre.

Nous avons la chance d’entrer ainsi dans le musée imaginaire de Marie Sizun et nous aurons du mal, maintenant, en voyant, par exemple, le mois de Février des Très Riches heures du Duc de Berry, à oublier le contentement jouisseur de « la dame en bleue » en regardant la sanguine de Fragonard Les grands cyprès de la Villa d’Este, la fatigue, la douleur de ne plus être aimée de la femme de ce couple à peine esquissé ; le désespoir et la détermination à retrouver son maître de ce chien abandonné sur La terrasse d’un soir d’été de Turner ; le vertige de la tentation du suicide dans le Nocturne en bleu et argent deWhistler ; la lassitude de la femme de ce couple illégitime en Escapade sur la terrasse peinte par Van Gogh ;  l’ennui de l’enfant, Claude Monet, dans La Maison de l’Artiste à Argenteuil ;  le bonheur du pêcheur  sur Les sables au bord de la Loire de Félix Vallotton, entre autres… Si les tableaux et les histoires sont très variés, la même petite musique les accompagne, la simplicité apparente du style de Marie Sizun, l’art qu’elle a de construire en quelques mots un univers de sensations, d’émotions, de contradictions, de souvenirs, de rêves qu’un être humain peut avoir dans la tête en une fraction de seconde, et d’ajouter un paysage mental au paysage qu’on a sous les yeux.

C’est en ce moment, à cette minute saisie par le peintre, que les choses entre les futurs amants se décident. Dans l’exaspération de sentir leur désir si violemment empêché. Dans la certitude d’une infinie tendresse commune. Et l’espoir soudain joyeux de la révolte contre la violence qui leur est faite. La violence de ce grand bâtiment qui leur est prison. La violence de cette vie établie qui n’est pas la leur, et contre laquelle, timidement, ils s’insurgent.
(Un extrait du texte « La femme du Meunier ». Marie Sizun renomme ses « fantaisies » d’un autre titre que celui du tableau.Ici Fantaisie sur Le Moulin de Quimperlé, Norman Garstin, peintre irlandais de l’école d’Anvers, de passage en Bretagne, 1901.)

Un livre précieux sans début ni fin où le lecteur peut se balader comme dans une expo, au bord des tableaux comme au bord de la mer, devant la ligne d’horizon où se projettent les rêves et se jeter à l’eau, inventer, à son tour, sa version de l’histoire.

Sylvie Lansade 
(07/03/22)    



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Lectures







Marie SIZUN, Les petits personnages
Arléa

(Mars 2022)
260 pages – 20 €

Avec 31 illustrations
couleurs








Marie Sizun Photo © Louis Monier
Marie Sizun

Bio-bibliographie
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