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Bruno WAJSKOP


Œil de linge

Bruxelles. Shraga Asunder est mort dans la cave de leur maison pendant que ses enfants étaient en vacances dans un ranch en Gaspésie et qu’après les avoir déposés Melle, leur mère, se chargeait là-bas du montage d’une exposition sur l’architecture. Lui avait choisi de rester seul dans leur maison pour tenter « pour la millième fois de rédiger un éditorial dans les colonnes des tribunes d’opinion dans un quotidien » sur le Moyen-Orient, la littérature ou la musique. Shraga, homme atypique passionné de sons, avait monté sa petite entreprise "Succès sincères" pour contribuer « à l’identité sonore de musiciens » hors de tout formatage tandis que Darius, son ami et complice écossais, en avait ouvert une succursale au Royaume-Uni. Face au silence inhabituel de son compagnon malgré ses nombreux messages, Melle s’inquiète et demande à son frère d’utiliser son double de clés pour vérifier si tout allait bien. Celui-ci, parti en vacances au soleil avec une de ses maîtresses, promet donc, de mauvaise grâce, de demander à son épouse restée chez eux d’aller voir sur place. C’est là que, grâce à la lumière restée allumée dans la cave où se trouvaient le bureau de Succès sincères et la buanderie, sa belle-sœur avait découvert le corps inanimé de Shraga, « le dos adossé au sèche-linge, affalé sur le sol ». La mort datait déjà de plusieurs jours et dans un même élan, choquée mais efficace, Jacqueline avertit la police, contacta les pompes funèbres et annonça à Melle la mort de celui dont elle partageait la vie depuis presque vingt ans et avec lequel elle avait eu Suzanne âgée de quatorze ans et Yoni, cinq ans.     
Melle, après avoir confié ses enfants à un couple d’amis, prit le premier avion. Le corps de Shraga avait déjà été enlevé. Alors, pour faire son deuil, puisqu’il était mort dans la buanderie et que la caméra de surveillance avait dû tout enregistrer, elle décida de « partager sa mort en images ». « Avant d’affronter tout ce qui m’attendait, l’impératif, imparfait, était de conserver la vidéo des heures qui ont précédé sa mort. (…) les données étaient progressivement écrasées par les plus récentes et leur perte m’aurait laissé un regret terrible. (…) cela s’est joué à vingt-quatre heures ». « J’ai une confiance totale de tes derniers instants, je vais maintenant m’en empiffrer ». Elle vivra ainsi son agonie en temps réel. « Je suis dans la maison vide, devant mon ordinateur dans le bureau de Shraga. Parfois il m’adresse des signes, ce sont nos derniers échanges en différé. »
Au visionnement macabre succéderont les funérailles et le deuil en famille.

            Bruno Wajskop, avec ses phrases courtes et celles qui plus longues traduisent généralement le trouble et la confusion de la veuve, nous livre ici sous le monologue de Melle un incroyable et poignant adieu de l’homme à sa compagne et d’elle à ce compagnon qu’elle voit s’éteindre lentement sur son ordinateur. Dans cet étrange échange au-delà de la mort l’affection mutuelle et l’humour traversent la douleur. Pas de place dans cette centaine de pages, ou si peu, pour le flash-back ou les souvenirs, pour les cris ou les larmes, mais une ultime complicité qui transforme le témoignage glacial de la caméra de surveillance en émotion.   

Ce dialogue post-mortem d’une femme amoureuse à son conjoint décédé, s’il est indubitablement décalé voire drôle par moments comme l’est le titre même du roman, n’en est pas moins émouvant et plein de tendresse. « En route vers la fin, mon vieux Shraga. J’ai bien aimé vivre avec toi. »
Un roman original, intense, très visuel et presque théâtral qui, en attendant de faire le bonheur d’un metteur en scène, mérite d’être découvert.    

Dominique Baillon-Lalande 
(12/10/22)    



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Bruno WAJSKOP, Œil de linge
La Muette

(Septembre 2022)
112 pages - 12 €














Bruno Wajskop,
écrivain belge, est aussi éditeur et directeur de colection.