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Josef WINKLER


L’Ukrainienne


En 1981, dans une ferme de montagne en Carinthie où il s’est retiré pour écrire, Josef Winkler va, par l’intermédiaire de sa vieille logeuse Nietotchka Vassilievna Iliachenko, découvrir à la fois un personnage saisissant et un pan de l’histoire ukrainienne et autrichienne trop souvent resté dans l’ombre. Par bribes, au fil de la tisane du soir partagée dans la cuisine, la vieille femme raconte sa petite enfance heureuse au bord Nord du Dniepr, auprès d’un père qui s’était reconverti en cordonnier quand la guerre lui avait volé une jambe et une mère aimante qui s’occupait de leurs cinq ou six vaches, d’un cochon parfois, des betteraves, des choux, et de nourrir ceux qui venaient moissonner leurs champs. Un couple travailleur et économe qui avait réussi à remplacer leur vieille baraque en bois par une autre plus solide et plus grande pour abriter leur famille. La petite n’avait pas cinq ans quand les terres du village furent toutes collectivisées en un grand kolkhoze où chacun devait travailler comme journalier sous la férule d’un Russe brutal, hargneux et imbu de son pouvoir, qui se gavait en leur attribuant leur part selon leur docilité et son bon vouloir,  que l’église fut fermée, vandalisée puis transformée en grange tandis que les croyants et possesseurs de bible étaient systématiquement moqués et agressés, que ceux qui n’adhéraient pas au parti et se montraient récalcitrants étaient dépouillés, jetés à la rue, persécutés, arrêtés. « Ceux qui n’étaient pas dociles, ils les envoyaient en Sibérie ou bien ils les pendaient. » Alors le père s’enfuit pour ne pas mettre sa famille en péril.
Puis ce fut la grande famine (Holodomor) et ses millions de morts. « Les autres avaient tout aussi peu que nous, les Juifs non plus n’étaient pas épargnés. » Pour sauver ses filles, Hapka Davidovna cueille des baies, ramasse de l’oseille, vole des épis de maïs ou de l’herbe dans ses propres champs confisqués ou brise de nuit avec un piolet la glace du Dniepr pour attraper quelques poissons sans se faire voir des gardes qui l’interdisent. « Ma mère racontait que dans certains villages ukrainiens, les filles et les garçons étaient raflés, carrément abattus et mangés. (…) C’étaient surtout les bouchers et les propriétaires de restaurants qui tuaient et vendaient leur chair, soit rôtie en escalope, soit crue. Ils faisaient passer ça pour de la viande de cheval, car la viande de cheval a un goût très proche de celui de la chair humaine. »  
Enfin, l’Allemagne nazie succède aux Russes, sans que rien ne change : ils arrêtent ou massacrent les Juifs et affament les ouvriers agricoles épuisés des kolkhozes pour nourrir les leurs. Rapidement, après l’enrôlement des hommes dans l’armée ou les usines d’armement, le Reich réquisitionne aussi les adolescents pour le travail obligatoire. Nietotchka alors âgée de quatorze ans fut avec sa sœur enlevée à sa mère. Elles furent entassées avec leurs jeunes compatriotes dans des wagons à bestiaux pour un voyage de trois jours, et déportées pour venir en renfort aux exploitations agricoles des Alpes orientales en Carinthie (Autriche) afin de pallier au manque de main-d’œuvre sur place. « Nous avons dû nous mettre en rang. Les fermiers étaient déjà là. Ils nous ont examinés comme des pièces de bétail, pour choisir ce qui leur semblait utilisable. » La fillette maigrichonne aura, dans cette succession de malheurs, la chance de se retrouver dans une ferme de montagne située à une heure de marche de celle qui emploie Lidia, sa sœur aînée, sous la tutelle d’une femme affectueuse et dans une famille où, si le travail est dur, elle est nourrie correctement et bénéficie d’un repos le dimanche. 
Nietotchka Vassilievna Iliachenko à la fin de la guerre y restera, se convertira au protestantisme pour épouser le fils de la famille et y donnera naissance à ses enfants.Elle « n’a plus jamais foulé la terre russe et n’a plus jamais revu sa mère. »    

      L’Ukrainienne est un livre composite.La préface écrite par Joseph Winkler vient tout d’abord expliciter la genèse de ce livre, de la rencontre choc de l’écrivain autrichien avec sa logeuse, une ancienne déportée du travail ukrainienne (rebaptisée Nietotchka Vassilievna Iliachenko dans le roman) à la résonance particulière que celle-ci trouve en lui. Lire ce préambule éclaire effectivement le récit qui va suivre.
Le roman lui-même se compose du récit décousu et fragmentaire pris en note par l’auteur ou enregistré au magnétophone puis retranscrit avant d’être réécrit, de sorte à restituer l’oralité et le désordre de ces confidences intimes qui conjuguées composaient le témoignage historique d’une femme, de son enfance, de sa famille et de toute une génération du peuple ukrainien ayant subi le collectivisme russe, la grande famine puis le travail forcé pour le Reich germanique. Ce récit lui-même s’organise en deux parties : La chambre de la goton et La déportation en Ukraine.  
À ce texte dense et bouleversant, vient s'ajouter une partie intitulée Lettres d'Agafiya à ses filles Lidia et Valia, un extrait de la correspondance authentique (1957-1974) de la mère restée au pays à ses deux filles.
Le livre se termine par une note du traducteur, Bernard Banoun.

À travers les mots de sa fille Nietotchka, l’ombre de Hapka Davidovna Iliachenko restée seule en Ukraine, une figure forte, aimante, protectrice, aussi souffrante que bienveillante, par son courage puis par sa présence tutélaire silencieuse, plane en permanence sur cette autobiographie transcrite de façon bouleversante par Joseph Winkler avec une simplicité et une liberté de parole qui renforcent l’intensité dramatique du propos. Les allers-retours déstabilisants de la narratrice ne font que formaliser à la fois le chaos extérieur qui fait contexte et les méandres imprévisibles que la mémoire peut emprunter presque quarante ans après les événements. L’écrivain, avec pudeur, s’efface derrière son héroïne et la langue orale ici utilisée, avec sa naïveté, ses maladresses, son aspect parcellaire et ses répétitions, ses interpellations, ses ellipses, ses mots étrangers venus traduire le déracinement, innerve le récit d’un souffle continu et puissant qui crée une proximité de chaque instant avec le lecteur.
Traduit en français presque quarante ans après son édition en langue allemande de 1983, L’Ukrainienne, en mêlant l’histoire personnelle et la grande Histoire, constitue un témoignage bouleversant et saisissant de réalisme qui non seulement nous raconte un pan constitutif de l’histoire de l’Ukraine, mais prend face à l’actualité présente de ce pays à nouveau en souffrance un écho singulier. Poignant !

Dominique Baillon-Lalande 
(22/04/22)      



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Lectures







Josef WINKLER, L’Ukrainienne
Verdier

(Janvier 2022)
272 pages - 22 €


Traduit de l’allemand
(Autriche) par
Bernard Banoun













Josef Winkler,

né en 1953 dans le sud de l’Autriche, a publié une quinzaine de livres. L’Ukrainienne est le dixième traduit en français chez verdier.


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