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Après un stage d’initiation, Theo Wolf, effectue sa première mission de dératisation, seul, dans des lieux désaffectés mais infestés de rats. Theo est un employé néophyte de la société Rat-O-Kill SARL, et pourtant, il a tout de même la soixantaine naissante. Il n’a pas choisi sa reconversion. Pour l’heure, contraint aux emplois précaires, Theo, un flic déchu, n’officie plus, rayé des cadres de la police après avoir purgé une peine de prison pour le meurtre d’un homme qu’il croyait être le responsable de l’assassinat de sa fille. La vue du cadavre de la femme allongée sur le ventre, les bras étendus en croix, jambes écartées et sa tête en putréfaction enfermée dans un sac plastique transparent, émoustille ses réflexes d’ancien policier. Ils « refaisaient surface comme une évidence et, vidant les lieux, il avait déjà inconsciemment décidé pour lui-même que cette affaire, surgie de nulle part tel un cadeau inespéré, était trop belle et trop exceptionnelle pour la partager avec qui que ce soit. » À partir de cette découverte, il développe une fascination délirante pour la victime et passe des nuits, couché, auprès d’elle. Avec obstination, il consacre son temps libre à découvrir l’identité de cette femme frôlant la soixantaine et l’histoire ayant abouti à sa mort. En attendant, il l’appelle Lucy en hommage au fossile qui révolutionna la perception des origines humaines. Theo Wolf est un enquêteur atypique, plein d’ambiguïtés morbides. Les rues désertées pendant l’entre-fêtes de fin d’année rehaussent l’ambiance glauque et déprimante convenant au farouche ermite qu’il est devenu après le décès de sa fille, puis son divorce. Theo, sachant qu’il ne peut exploiter à fond son savoir-faire et son intuition, procède tout de même comme si, autrement dit par habitude, il se sert de son don d’observation développé autrefois comme policier, prend des empreintes et des clichés, fait des enquêtes de voisinage, exhibe sa carte périmée d’ex-flic tout en étant hors la loi, élabore des scénarios. Sa condition physique n’est pas des plus flamboyantes. Il connaît de sérieuses alertes sur son état de santé allant jusqu’au malaise inopiné et à des pertes de conscience. Ses nuits, au sommeil agité, sont peuplées de représentations lugubres, côtoyant de fantastiques figures décédées. La mort l’invite régulièrement à un rendez-vous pour les retrouver. « Chers invités, monsieur le directeur, chère Lucy, quoi de plus normal que de vous convier vous, mes amis à la vie à la mort, vainqueurs morts de fatigue de la lutte mortelle que je mène depuis peu, mortifié sur notre lit de mort, à mes noces mortifères avec ma Lucy à la pâleur mortelle, qui souffrit mille morts avant de mourir. Ils le savent bien, les morts, qu’au bout de la vie, cette voie sans issue, la mort nous attend au tournant… » Vivant un processus de dissolution dès que ses yeux se ferment, il s’enfonce dans une spirale de déliquescence psychique, alors qu’il reste maître de son enquête, les yeux bien ouverts. Le contraste est édifiant. Patrick Conrad ne ménage pas ses efforts pour nous embarquer dans un propos sombre. Il délimite un champ et fait partager au lecteur la dérive de son héros désabusé. Ce dernier a perdu le sel de la vie, il aspire à la mort. En catimini, cette compagne envahissante parsème les pensées de Theo comme une litanie. L’auteur creuse. Aussi, il décrit la sidération et le vide de son héros quand des flashs lui remémorent l’assassinat de sa fille adolescente, presque une jeune femme, télescopant le souvenir des moments heureux passés auprès d’elle. Depuis, l’amour est un sentiment étranger chez lui. Il fait évoluer son personnage dans un équilibre précaire. Le balancier penche tantôt vers la ténacité de son limier à mener coûte que coûte son enquête, entretenant ainsi des débris de relation humaine. Tantôt vers le maquis d’un inconscient malsain fruit d’une santé déficiente qui risque de compromettre prématurément les recherches. Patrick Conrad use de l’épouvante en mêlant à l’intrigue l’horreur d’un fait divers, celui de l’incendie, en mai 1967, d’un grand magasin de Bruxelles qui fit environ deux cents cinquante morts. L’art contribue à suggérer un peu plus le décor. La scène de crime ressuscite chez Theo le souvenir de l’approche artistique d’un américain, Edward Kienholz, qui édifia des compositions parfois sexuelles et aux poses exacerbées pour dénoncer la violence. Au fil d’une plume sans équivoque, l’auteur esquisse la nébulosité des personnages gravitant autour de Theo. Le trait trace un clair-obscur qui accentue une mécanique de déréliction. Ils sont pris dans un engrenage qui limite et emprisonne toute espérance d’avenir plus souriant. Il leur reste pour seule perspective la terne répétition de leur quotidien. Quant à la musique, la chanson d’Harry Belafonte, en toile de fond, évoque la mélancolie de ce qui fut et ne sera plus, d’où le titre donné par Patrick Conrad à cet excellent polar atypique, Au fin fond de décembre, que l’on ne lâche plus avant un dénouement savamment travaillé. Un dernier chapitre suit, surprenant, mais pas tant que cela quand on considère que l’authenticité des faits relève, pour certains, d’une paire de lunettes à focales variables ménageant des espaces aux arrangements et aux petites lâchetés. Michel Martinelli (15/11/23) |
Sommaire Noir & polar Actes Noirs (Octobre 2023) 288 pages - 22,50 € Version numérique 14,99 € Traduit du néerlandais (Belgique) par Noëlle MICHEL
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