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Alice DUMAS KOL


Une chance amère


Roman ? Récit ? Témoignage ? Tout est possible. En plusieurs chapitres titrés d’une manière originale et évocatrice comme dans un ordre particulier, alors que justement les souvenirs décrits ou évoqués nous invitent à lire la suite, et ainsi à peut-être mieux saisir l’importance romanesque des évènements. Notre curiosité se trouve sollicitée, et les réponses vont arriver…
Dans le premier chapitre, c’est une petite fille de dix ans qui parle, elle est une des descendantes de Lok Yé – qui veut dire grand-mère en langue Khmer. « Lok Yé est née au Cambodge, je ne sais pas très bien où, dans une famille de la haute bourgeoisie proche de la monarchie ».

Ensuite nous entrons dans le vif de l’histoire et ce sera sur plusieurs années, en commençant par les conditions dans lesquelles cette femme a dû quitter le Cambodge avec sa famille en 1975, pour fuir les Khmers rouges. Des années plus tard, on la retrouvera vivant seule, dans un studio d’une tour, à Créteil.

Quelques aperçus de sa jeunesse au Cambodge, afin que le lecteur puisse se faire une idée de son éducation de fille, avant son départ en 1975, afin de mieux saisir cette forme particulière d’adaptation à la France. Et c’est la raison qui amène l’autrice à nous dire : « Plutôt que de réfugiés, on devrait parler d’arrachés ». 

Un début sensible, où dès le premier chapitre, l’écriture montre sa finesse :
 « Embarquant le soir même sur un petit bateau avec ses enfants, voleurs en fuite. Ses enfants qui pour être parfaitement précise sont ceux qui ont eu la chance amère d’être là ce jour, dans la propriété du bord de mer. » Le fils de quinze ans étant parti dans la capitale justement ce jour-là, n’a plus jamais été retrouvé.

Alice Dumas Kol va revenir sur cette fuite du Cambodge, la nuit en bateau, sur ce départ clandestin, pour une première escale en Thaïlande et ensuite l’installation de la famille à Paris. Une description très évocatrice des moments vécus, et des sentiments, imaginés peut-être, parfois.
Ce qui est raconté, c’est d’abord l’histoire de cette famille qui arrive dans un nouveau pays où elle va devoir s’adapter. Pour les moins jeunes avec ce sentiment – car le souvenir reste vivant – d’être toujours des réfugiés, alors que pour les générations suivantes leur pays d’origine restera marquant, avec en toile de fond tout ce qui a dû être abandonné. Seule Lok Yé aura ce rituel de recueillement.

Un certain nombre d’années plus tard, la petite fille assistera à une représentation d’un spectacle d’Ariane Mnouchkine, d’Hélène Cixous et du Théâtre du Soleil, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, qui raconte la chute de la royauté et la prise du pouvoir par les Khmers rouges le 17avril 1975.Et elle dira : « J’ai reconnu le message instantanément sans jamais l’avoir écouté et j’ai été saisie au plus profond. Un sanglot horrifié, un souvenir de famille. Je n’étais alors plus seulement moi, Alice, […] J’étais un membre de cette famille dont la vie a basculé à l’écoute de cette annonce funeste. J’étais toi, j’étais eux, tous ces Cambodgiens qui ont écouté la radio ce jour-là et qui ont compris que leur quotidien, quel qu’il fût, calme ou déjà douloureux, allait radicalement changer ».

Dans cette histoire, il faut aussi relever ce qui touche à la culture et à l’époque en question, comme par exemple ce temps où les femmes avaient seulement le droit de se marier avec le mari choisi par les parents. À peine sorties de l’enfance, elles devaient alors devenir épouses et mères. Les garçons aussi avaient des obligations (d’où la révolte du fils ainé de Lok Yé) mais rien de semblable, apparemment à ce qu’avait subi sa mère : « Unique fille dans une fratrie de plusieurs garçons, sa place ne valait pas celle d’un homme. Elle n’était bonne qu’à être belle et docile. Ses frères étaient violents envers elle et envers toutes les femmes chez qui ils prenaient ce qu’ils voulaient prendre ».

Avec cette écriture sensible et percutante également, l’autrice aura cette façon de "parler vrai", en maîtrisant les formules, avec cet "affleurement poétique" dans l’évocation des événements comme dans celle des situations difficiles. Cette forme de sensibilité fine se perçoit aussi lors de la description des personnalités.  Et il est aussi important de suivre leur évolution au cours des années et des générations suivantes.

Pour en revenir à Lok Yé : « Quand on a tout perdu du jour au lendemain, sa famille, une mère, un fils, on se harnache vigoureusement à ce qu’il nous reste. Ce n’est pas le moment de lâcher du lest. Garder tout ce qu’on peut pour s’ancrer avec lourdeur dans le réel. Au moins son petit pot de crème Nivea ne l’a jamais quittée, lui. » 

La lecture de cette histoire est très émouvante, notamment dans les descriptions difficiles ou douloureuses : « Ecrire, nommer un évènement c’est le travestir. Quelle langue pour décrire ce moment de bascule dans la vie de notre famille, pour retrouver l’ambiance, les sentiments de ceux qui l’ont vécu, le récit de l’enfant, de l’adolescent qui se remémore cette période figée avec peur, hébètement et parfois un peu d’excitation, l’excitation de l’aventure. »
« Comme s’il t’était inconcevable qu’il y ait eu de la vie après la mise à mort de ton pays d’enfance et le piétinement de tes souvenirs. »

Anne-Marie Boisson 
(15/02/23)    



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Alice DUMAS KOL, Une chance amère
Anne Carrière

(Janvier 2023)
160 pages - 17,50 €
















Alice Dumas Kol,
née à New York en 1989.
a grandi à Paris. Elle y exerce son métier de psychanalyste après avoir travaillé pour le ballet Preljocaj plusieurs années. Une chance amère
est son premier roman.