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Emmanuelle HEIDSIECK

Il faut y aller maintenant


Il faut y aller, maintenant se situe en France, à Paris, dans un contexte de coup d’état militaire d’extrême droite. Inès, la narratrice, se voit contrainte à l’exil car elle est menacée d’arrestation et probablement d’exécution.  Elle est seulement coupable d’avoir aidé des migrants, des gens fragiles. Au moment du départ, elle revisite son existence et sa place dans l’Histoire. C’est un monologue qui, tout en s’adressant à Aida, avec qui elle va partir, ne lui laisse quasiment jamais la parole. Inès a plus de soixante-dix ans. Elle sait qu’elle ne reviendra pas de cet exil. Elle ne regrette ni ses biens, ni ses amis qui sont soit arrêtés soit exilés. Ce qu’elle regrette c’est d’abandonner ses morts, la terre où ses morts sont enterrés. Et aussi de mourir dans une terre étrangère.

Le style de ce monologue traduit mieux que les mots les sentiments qui la traversent. Des phrases courtes, presque hachées, des répétitions comme des mantras.
Inès s’en veut de ne pas avoir anticipé le danger grandissant et que cela finirait par la rejoindre, de ne pas être partie plus tôt, quand ses enfants l’ont fait. Elle a été naïve.

 Inès est née en 1948. Et elle a hérité de la terrible culpabilité des crimes de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement de la Shoah. C’est pour elle comme une obsession.
« Je voudrais être juive, je voudrais être fille de résistant, je voudrais être partie à Londres en 1940, je voudrais avoir sauté en parachute la nuit malgré les tirs et avoir rejoint Daniel Cordier, je voudrais avoir caché des enfants juifs, et les avoir sauvés, je voudrais être juive, être fille de résistant, je voudrais... » Si seulement sa famille avait gardé la trace d’une action dont elle pourrait être fière.

Elle aurait voulu vivre avant cette période, comme son grand-oncle Paul, né en 1861 et mort en 1935.  « C’est Paul T. que je veux être. […] Je ne veux pas avoir su ce qui allait se passer. […] je voudrais l’embrasser, il me rassure, je voudrais me blottir dans ses bras et oublier dans ses bras ce qu’il n’a pas su et ne saura jamais, ce grand-oncle que je n’ai pas connu et que j’envie, je veux être lui. Je veux être Paul T., s’il vous plaît, il est un joyau dans son ignorance, dans son innocence. »

Inès nous raconte dans tous les détails ce que fut la vie de ce grand-oncle. Une vie faite d’épreuves, de tragédies mais aussi de douceur et de loyauté républicaine. Paul perd son père et ses deux frères brutalement. Ils se sont jetés, « les trois ensemble, dans le gouffre de Constantine pour laver la honte à la suite de mauvaises affaires. » Il perdra aussi son épouse brûlée vive alors qu’elle rencontrait son amant. « Il doit à la fois affronter l’adultère et la brutale disparition. »
Paul devient préfet de la Haute-Vienne en 1914 et pour toute la durée de la guerre. La tâche qui lui incombe est immense. Mobiliser quarante mille hommes, les remplacer dans les usines, les fabriques de porcelaine et les champs, nourrir les populations et les animaux en fourrage.

 En 1917, une campagne de calomnie lancée par Léon Daudet, directeur du journal d’extrême droite l’Action française, vise Louis-Jean Malvy, ministre de l’Intérieur depuis 1914, homme de gauche, anticlérical, défenseur du tout nouvel impôt sur le revenu. Léon Daudet accuse Malvy de trahison. Face à la rébellion et aux mutineries, il lui faut un bouc émissaire pour en finir avec « l’esprit de défaitisme qui ronge la nation ».
On reproche à Malvy d’avoir entretenu de bonnes relations avec la CGT, de ne pas avoir fait arrêter préventivement, au début des hostilités, les quelques milliers de militants syndicalistes. En réalité, en agissant ainsi, Malvy a permis de faire adhérer le secrétaire de la CGT, Léon Jouhaux à l’Union sacrée. Il a ainsi évité la grève générale et maintenu le pays dans une relative paix sociale.
Paul en tant que préfet doit témoigner au procès. Comme son ministre de tutelle, il n’a pas arrêté les syndicalistes, il a défendu les Allemands récemment naturalisés, il a protégé sa population. Sa politique de ravitaillement a été jugée unanimement sûre et utile. Seulement, la commission d’instruction de la Haute Cour de justice voudrait que Paul T. accable son ministre, qu’il se montre en désaccord avec cette politique conciliante. Mais Paul reste loyal envers Malvy et en guise de représailles, il est sommé de quitter la préfecture de Limoges pour rejoindre la direction de l’Institution nationale des sourdes-muettes à Bordeaux. Une belle rétrogradation, un camouflet haut de gamme pour celui qui avait été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1913.

Malgré les souffrances endurées par Paul T., Inès aurait aimé vivre sa vie. « C’est ce qu’on appelle une vie accomplie. Une vie faite de joies et de misères, une bonne vie malgré tout, dans la croyance du progrès, dans l’amour de cette République encore récente, dans la joie des grands banquets, dans la ferveur du socialisme et de la laïcité, sans savoir qu’un jour ce sera l’apocalypse. »
En partant à l’île Maurice où Aida l’invite, elle aimerait recommencer sa vie dans la peau de Paul.

Dans ses précédents romans, Emmanuelle Heidsieck a alerté sur le démantèlement du modèle social de 1945 et l’importance de le protéger. Notre aimable clientèle pour les services publics, Il risque de pleuvoir pour la sécurité sociale et l’assurance maladie, Vacances d’été pour le code du travail. Ce cycle de romans s’achève avec Il faut y aller, maintenant qui aborde l’exil. Il s’achève parce qu’il n’y a plus rien à sauver, le néolibéralisme a été trop loin.
Un autre roman traitait de l’exil, c’est Territoire interdit qui décrit minute par minute la reconduction à la frontière du jeune Camerounais sans-papiers Désiré Hubert K. Alors que les gens pauvres migrent dans l’espoir d’une vie meilleure, Inès bourgeoise parisienne s’exile à son tour.
Emmanuelle Heidsieck a aussi écrit sur la discrimination. Dans A l’aide ou le rapport W, elle dénonce le délit de solidarité. Ses écrits sont sans concession.

Nadine Dutier 
(17/04/23)    



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Lectures







Emmanuelle  HEIDSIECK, Il faut y aller maintenant
Éditions du Faubourg

(Janvier 2023)
112 pages - 15 €

Version numérique
6,99 €











Emmanuelle Heidsieck,
journaliste, nouvelliste et romancière, a déjà publié une dizaine de livres.

Bio-bibliographie sur
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