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Karin SERRES

Quelques moments sans gravité



Aline est une petite fille qui vit avec des parents affectueux dans un quartier pavillonnaire calme et tranquille. Ce sont des gens sans histoires, un couple de classe moyenne harmonieux qui semble avoir peu de vie sociale et une petite fille choyée et heureuse, tous les trois appréciant de jardiner ensemble le dimanche avant de se balader dans la nature ou de se rendre à l’aéroport proche pour regarder les avions décoller ou atterrir en dégustant au retour un chocolat chaud devant la télévision ou en regardant un film d’aventure, d’action ou d’aviation en vidéo.
C’est l’été de ses sept ans que la petite fait une étrange découverte : alors qu’elle s’apprête à plonger dans la piscine elle vit le sentiment de voler. « Après une dernière impulsion, Aline reste en l'air. (…) Elle ne pèse plus rien, elle est suspendue dans le vide. » Aline, pas très sûre de ne pas avoir rêvé et déjà consciente que la normalité est une règle d’or dans une société rejetant la différence sous toutes ses formes et exigeant l’invisibilité, prend la décision de cacher cet événement troublant et irrationnel à tous et de n’en parler à personne, même pas à ses parents. L’angoisse que cela ne se reproduise un jour en public n’en restera pas moins ancrée en elle tout sa vie. « Pour parer à toute éventualité, Aline déterre deux grosses pierres du jardin familial qu'elle emporte au collège et cache dans son casier (…etévite) de s'éloigner trop longtemps de chez elle. »  Si cette expérience se produit sans témoin encore trois fois, l’émotion qu’Aline en ressent reste toujours aussi intense. Et si cela la condamne à une existence solitaire est discrète, cela lui permet en contrepartie de tisser des liens plus étroits, sensibles et parfois sensuels avec son corps et toute forme de vie environnante. « Ses cheveux dansent comme des algues. (...) Aline se dissout dans l'eau chaude de sa baignoire. Elle ouvre la bouche pour se boire. Elle écoute pousser ses branchies. »

Son père est un petit homme voûté, maigre, le crâne chauve et les mains poilues. Chez la mère éternellement cachée sous ses robes à fleurs, dotée d’une taille, de mains et de pieds de petite fille qui tranchent avec ses cheveux blancs, les taches sur sa peau et les lunettes de grand-mère posées sur son nez, le corps semble absent. Ses centres d’intérêt principaux, outre sa famille sont les fleurs et les oiseaux. Aline, contrairement à ses parents « qui rétrécissent avec l'âge comme des pommes oubliées dans la corbeille à fruits », grandit et s'épaissit. Bien que dans cette maison personne ne se montre très bavard, l’atmosphère y est détendue, aimante et joyeuse. La mort de sa mère sera le premier vrai chagrin d’Aline. « La pluie tombe en même temps que le cercueil descend dans l'ombre du caveau. (…) on recouvre le cercueil de ces fleurs que sa mère aimait tant et qui pourriront dès qu'on aura le dos tourné. Où sont les oiseaux ? Pas un pour venir lui dire adieu ? Seuls quelques corbeaux silencieux regardent la cérémonie du sommet des mausolées. (…) Il y a tant de gravier, de béton et de pierre dans ce cimetière qu'Aline a du mal à penser le mot "enterrée". » Son père de ce décès ne se remettra pas. L’homme devient distrait, ne sort quasiment plus, laisse le jardin en friche et ne se nourrit plus que de chocolat chaud. « Il a froid et empile les robes de sa mère par-dessus son pyjama. Elles lui fabriquent une carapace molle et pleine d'odeurs aimées (…) Couvert de rides, ses rares cheveux blancs ébouriffés, il ressemble à un vieux bébé, à un oisillon déplumé. » Faire des puzzles est désormais sa principale activité et il a inventé « un moyen de les renouveler : il ouvre deux boîtes en même temps et mélange leurs pièces. (…) Interloquée, Aline regarde les tours d'un château qui surgissent de l'ébauche de la tête d'un cheval, les buissons à crinière, la route de la taille d'une patte ».

Des années après sa mort, Aline de plus en plus seule, toujours analyste dans la même entreprise informatique, rencontre Cloda au supermarché. C’est une femme portant des bottines motif léopard et un imperméable assorti sur « un sous-pull fauve moucheté de noir, un pantalon imprimé zèbre et un foulard tigré » que son accoutrement et sa voix forte font remarquer. Il faudra que le hasard les mette plusieurs fois en présence pour qu’Aline accepte un jour de grande pluie de répondre à l’invitation de la femme à se réfugier dans sa caravane. Autour d’un bon café Cloda raconte la disparition de son père alors qu’il faisait ses courses dans le supermarché qu’elles fréquentent toutes deux. Elle ajoute que, puisque la police avertie refuse d’enquêter, elle y revient régulièrement depuis pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. Des listes de courses retrouvées dans les caddies l’ont persuadée qu’ils seraient nombreux à s’être ainsi évaporés pendant leurs achats dans ce magasin et elle compte sur ces bouts de papier anodins pour l’aider à élucider cette énigme. Aline, même si elle peine à la suivre, est séduite par cette femme originale, chaleureuse, vive et gaie et des affinités se dessinent entre les deux femmes solitaires. Quand Cloda raconte son enfance avec son père à « l’Hôtel de la Dernière pluie » dont il était gérant et la tendresse que Maïa, cette cliente aux mains tachées de bleus qui l’emmenait souvent lors de ses promenades en pleine nature pour ramasser des cailloux pour sa collection ou lui faire découvrir les oiseaux, avait eue pour elle, Aline ressent un certain trouble et beaucoup de curiosité. Ces « sœurs de la savane », comme les nomment avec amusement les gens du quartier depuis que la discrète Aline accepte de porter l’imperméable panthère que Cloda lui a offert, se retrouvent maintenant chaque soir pour comparer, avec l’aide d’un logiciel spécialement adapté par Aline, les listes de courses collectées pour y déceler « un motif, une structure ou une anomalie commune » qui éclaireraient ces disparitions. Si la tâche s’avère longue, de ces rendez-vous où chacune nourrit peut-être l’histoire de l’autre naîtront une complicité forte et une amitié aussi profonde qu’insolite.  Cette enquête sera interrompue par la disparition de l’une d’entre elles, mettant un point final au roman sur une note énigmatique qui laisse le lecteur à la porte d’un monde parallèle qui le faisait tant fantasmer et dont il se réjouissait de bientôt découvrir les codes et les secrets aux côtés de ces deux femmes extraordinairement émouvantes.     


             Le roman est structuré en trois parties. La première concerne Aline enfant, adolescente et adulte au sein de son cocon familial. La deuxième, plus courte, évoque l’employée bien installée dans sa routine professionnelle et son entreprise mais terriblement seule et vivant repliée sur elle-même. La troisième, nettement plus longue, débute avec sa rencontre avec Cloda et se concentre sur leurs quête et enquête partagées.

Dans l’évocation de ces trois périodes, le fantastique et le réalisme s’entrelacent étroitement. Le fantastique se limite à l’expérience d’apesanteur vécue par la fillette dès les premières pages du livre puis à deux autres occasions avant sa majorité, de la séquence de l’Hôtel de la Dernière pluie et de l’enfance de Cloda et de celui des disparitions. La pluie tient une place importante et magique de l’étrange histoire de l’Hôtel de la Dernière pluie, ce lieu central de cette histoire, à la rencontre d’Aline et de Cloda. L’arrière-plan de la vie familiale d’Aline à trois puis à deux et de son existence de célibataire est plus dystopique que fantastique dans ce qu’elle révèle d’une réalité sociale ultra-normative, punitive, totalitaire et anxiogène. La presse évoque chaque jour l’éborgnement et les blessures infligées aux « rebelles » par la police lors des manifestations ou les amputations pratiquées en représailles aux insoumis ou aux délinquants. Dans un évident repli sécuritaire les quartiers pavillonnaires se dotent de digicodes, de caméras de surveillance et de vigiles accompagnés de « chiens noirs musclés et muselés qui halètent en tirant sur leur chaîne le long des grilles hautes encerclant la zone désormais privatisée ». En est explicite aussi la conséquence directe de ce régime totalitaire qu’est la paranoïa d’Aline quand, dans le bus vers son bureau, il lui semble apercevoir sur un journal une photo qui pourrait être la sienne. Quand, plus tard, dans son entreprise Aline perçoit « des pas lourds, nombreux et réguliers : la police », elle panique. « On vient l'arrêter. Elle doit s'enfuir ».  Elle se réfugie chez elle, à l’abri « de qui ? de quoi ? elle ne sait pas ». « Si la police frappe à sa porte, elle s'enfuira par la fenêtre de sa chambre (…) Si la façade est surveillée aussi, d'en bas ou des toits en face, par des snipers, ou si ses voisins veulent la dénoncer, elle se défendra de chez elle (…) Personne ne tire à travers les murs et les meubles ni ne met le feu à son appartement pour la forcer à se rendre ». Puis elle se rend à l’évidence, « depuis le temps, si Aline était vraiment recherchée, on serait venu l'arrêter. (…) Les jours passent, et Aline se dit qu'elle s'est peut-être un peu emballée ».

L’inspiration purement réaliste dans Quelques moments sans gravité, est surtout illustrée par le monde de l’entreprise envisagée par le prisme de celle d’Aline : « Au travail aussi, tout le monde est protégé : mieux que le badge individuel (…) sans lequel personne ne peut entrer dans l'entreprise, la direction parle maintenant de greffer une puce dans l'avant-bras de chaque employé : indestructible, infalsifiable, parfaitement sûre (…) plus besoin de clés pour entrer dans le bâtiment ni pour accéder aux étages (…) un décompte simplifié des consommations de café, de papier ou d'impressions, et surtout, plus aucun intrus dans l'entreprise ». Quelques mois plus tard ce sera la généralisation du télétravail à domicile qui sera imposé avec un ordinateur équipé d'une caméra allumée en permanence pendant les heures de travail. Une réunion virtuelle organisée entre les salariés chaque mardi est prévue en complément.
Aline, comme toujours décalée et portée vers le surnaturel y voit un mélange singulier : « La puce est technologique, les cailloux sont magiques. Lorsqu'elle hésite entre deux décisions, elle en saisit un dans chaque main et les pose simultanément sur son bureau en leur imprimant un mouvement circulaire. (…) Le premier caillou qui s'immobilise lui donne la réponse. Si c'est le plus foncé, c'est non. Si c'est celui traversé par une veine verte, c'est oui. De même taille et de même poids, toutes les chances sont remises en jeu, chaque fois. »

Quelques moments sans gravité commence comme un conte avec une fillette dotée d’un étrange pouvoir, pour se poursuivre en critique de notre société déshumanisée, normative et autoritaire, avant de se terminer par une étrange enquête quasi policière qui permettra à Aline de découvrir ses origines et de comprendre enfin ce don qui a changé sa vie. Le personnage d’Aline l’introvertie et celui de sa comparse extravertie à l’imper léopard ne sont pas près de se laisser oublier par le lecteur qui se laisse prendre, surprendre, troubler, en cheminant à leurs côtés. Ce roman aux images surréalistes mâtiné d’enquête quasi policière et de dystopie féroce nous conduit d’hommes volants en sœurs de la savane en passant par des disparitions inexpliquées et des amputations médiatisées dans un ailleurs entre l’absurdité, le délire et la folie, non sans sensualité et émotion.

Ce roman né d’une résidence d’écrivains effectuée par Karin Serres au CNES en 2014 qui lui a donné l’occasion d’expérimenter personnellement les sensations corporelles de la gravité zéro, subtil, audacieux, fascinant et poétique, nous positionne avec beaucoup de charme en funambule sur le fil tendu entre le surnaturel et le réel.  Une curiosité dont l’efficacité fait mouche.

Dominique Baillon-Lalande 
(09/05/23)    



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Karin SERRES, Quelques moments sans gravité
Alma

(Janvier 2023)
256 pages - 17 €

Version numérique
12,99 €













Karin Serres,
née en 1967, a reçu le prix SGDL du premier roman pour Monde sans oiseaux (2013). Elle est également autrice de théâtre, metteuse en scène, décoratrice et traductrice.