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Maëlenn LE BRET

L’Amer

Le très court extrait du roman La femme gelée d’Annie Ernaux mis en exergue de ce récit de Maëlenn Le Bret, « la grossesse glorieuse, plénitude de l’âme et du corps, je n‘y crois pas, même les chiennes qui portent montrent les dents sans motifs et somnolent hargneusement », en donne assez bien la couleur. Si l’autrice fait de la grossesse son sujet, il ne faut pas s’attendre ni à un guide pour les futures mamans anxieuses ni à un éloge convenu de la magie de la maternité. De la combinaison du substantif masculin (l‘amer) utilisé en navigation avec le substantif féminin (la mère) la poétesse a créé le « substantif neutre » qu’elle a choisi ici comme titre en le définissant ainsi : femme-ventre figée dans sa forme et identifiable sans ambiguïté allant mettre au monde un enfant ».
Dans L’Amer, femme-ventre devenue plurielle, la poétesse, au plus près des sensations personnelles de sa narratrice enrichies des témoignages féminins et masculins qu’elle a collectés en phase préparatoire, nous livre une vision de la grossesse polyphonique peu conventionnelle, l’interrogeant autant qu’elle nous la décrit physiologiquement avec précision. Il en découle un texte poétique construit en neuf fragments (neuf mois ?) qui, s’il décrit chronologiquement les grandes phases de la grossesse de façon presque documentaire, va chercher en profondeur dans l’intimité d’une femme soudain multiple confrontée à un corps qui se déforme et lui échappe jusqu’à lui devenir étranger. « Elle eut envie de jouir en caressant son ventre ; envie de hurler qu’il lui appartenait. » Face à ce qu’elle ressent parfois comme une occupation sauvage, elle découvre avec stupeur que le regard que la société et l’autre lui portent se déplace parallèlement de sa personne à son ventre. C’est ainsi, ambivalente, surprise, fragilisée par la découverte que « la grossesse puisse être synonyme de disparition », de dépossession, mais forte de sa révolte qu’elle ose ici crier sans honte en plein jour, que la narratrice élargit peu à peu notre regard en brisant au passage quelques tabous. C’est alors, qu’enfin, l’enfant paraît...

Chapitre 1 : Tout part du test de grossesse
« la deuxième fois qu’elle acheta un test, le résultat fut positif.
Enceinte.
Elle jeta l’évidence à la poubelle et l’oublia.
Négatif.
Sentir et savoir n’étaient décidément pas compatibles, comme si la preuve désavouait l’intuition. »

Chapitre 2 : « Ça tord dedans »
« Matinales nausées
Diurnes nocturnes
Nausées tenaces
Nausées. 
Encore
Tirer la chasse...
Dans les toilettes l’oiseau, s’était écrasé »

Chapitre 3 : « Un matin, son nombril sortit comme un bec. »
« On aurait dit une arapède esseulée sur un rocher.
Ou le tourbillon grotesque d’un ballon de baudruche »
Les seins grossissent aussi :
« Elle chercha sa poitrine,
petite,
sous la mousse,
sa petite poitrine cachée
dans les gros seins. (…)
Les siens ? »

Chapitre 4 : « On ne la regardait plus dans les yeux  »
« Son corps ne lui appartenait plus
suffocation
abréviation
La mère
Semblant d’unité
Désintégration de la singularité.
La mère
Écrin collectif (…)
Une femme tombe enceinte et puis elle disparaît, avalée par la forme à laquelle on la résume »

chapitre 5. Au laboratoire
« La lumière s’éteignit précisément au moment où sa vessie concédait à s’ouvrir (…) Si elle pouvait troquer son sexe contre celui d’un homme, elle urinerait tranquillement dans le plastique sans s’infliger d’inutiles contorsions »

Chapitre 6 : Examens obstétriques, passage obligé
« Ça appuie dessus
Ça enfonce dedans
Pour faire tourner le bébé
Pour bien tout vérifier
La sonde la visitait avec son œil curieux
Sur l’écran, apparaissent les images du dedans »

Chapitre 7 : Ça bouge
« Deux, trois, dix fois par jour, une main, lui disait-on, ou un pied, manquaient de perforer sa peau.
Lorsque la chose bouge, elle ne voit ni de main, ni de pied. Elle a le vertige, quand d’autres s’extasient.
Elle ne vit vraisemblablement pas bien la symbiose. (...)
Quand la chose remue dedans, elle songe plutôt à une invasion latente, à une sorte d’occupation.
Un alien la dévorait. »

Chapitre 8 : Fuite
« Lorsque des yeux et des mains se permettaient de toucher l’Amer qui se dressait sous sa poitrine,
Lorsque rien ne transparaissait sinon cette bouée rigide sous laquelle ses membres, bouts invisibles, plongeaient
Avalés par la déferlante de sourires qui refusaient sa peine
Elle mettait les voiles et s’échappait.
Loin. »

Chapitre 9 : Naissance
« Hurlement strident par-dessus la merde et le sang.
L’Amer se déchire. »
« L’enfant s’étire, fronce le nez et chatouille l’air d’un léger friselis.
Je retiens mon souffle pour saisir son éveil.
Les paupières hésitent, s’entrouvrent, se referment.
Je devine la genèse d’une aube sous-marine (…)  
Ma fille me regarde,
Je vois bleu. »

L’écriture singulière de Maëlenn Le Bret dans ce premier roman-poème en prose ou en vers selon les passages, nous emporte, nous subjugue, et vient donner de l’ampleur à ce carnet médical doublé du journal intime de la narratrice sur ses neuf mois de gestation. Cette « Pleine mer-mère en advenir », belle histoire de femme et de mère, est un texte libérateur, tour à tour cru, tendre, vibrant et sensuel qui parvient à magnifier la maternité sans la mythifier. Un pari audacieux mais brillamment réussi.   

Dominique Baillon-Lalande 
(18/09/23)    



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Poésie








Le Panseur

(Avril 2023)
144 pages - 14 €











Maëlenn Le Bret
L’amer, roman-poème,
est son premier livre.