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Guillaume LE TOUZE

Moi en plus beau


Dans Moi en plus beau il y a Benoît, garçon atteint de troubles autistiques dont le visage énigmatique fascine par son impassibilité, son étrangeté et sa beauté, et Xavier, son presque jumeau né neuf mois plus tôt, qui en aurait été à la fois le brouillon et le protecteur. Leur mère avait pas à pas, sans relâche, accompagné le plus fragile de ses garçons de façon aussi sensible et intelligente que combative pour lui permettre en complicité avec son aîné de s’intégrer à sa façon dans le mode extérieur. « Très tôt les rôles avaient été répartis entre les deux frères. Xavier était celui qui décryptait le monde, il lui appartiendrait donc de le parcourir. Il quitterait la maison pour y revenir et raconterait à Benoît ce qu’il avait découvert. »
Xavier qui par nécessité s’était vite montré un enfant autonome, attentif aux autres et responsable, a choisi de faire carrière dans l’archéologie ferroviaire, traquant ces petites lignes de chemin de fer qui, avant d’être abandonnées pour leur manque de rentabilité, relayaient bourgs, hameaux et villages isolés. En solitaire, caché aux regards des vivants par une nature sauvage qui a repris ses droits, il aime à pister sous les herbes folles les traces d’un passé disparu, à exhumer et à fixer en l’état par la photographie les tronçons de rails, les traverses de bois et parfois les restes d’un quai, qui attestent de l’existence, avant l’exode rural, de liaisons unissant les petites communautés locales avoisinantes. Ses relevés topographiques et ses photos seront le matériau qui lui permettra ensuite dans son laboratoire de cartographier de façon précise ces réseaux fantômes aujourd’hui oubliés. « Ce que cherchait Xavier, ce n’était pas tant de mettre au jour d’anciens rails de fonte que de témoigner de la dispute infinie entre l’homme et le paysage. Cette lutte se jouait souvent à armes inégales, mais il y avait du génie et de l’acharnement dans les deux camps. »         
Benoît, grâce à une prise en charge constante et innovante dès sa petite enfance avait à l’âge adulte réussi à transcender ses difficultés à appréhender le réel par son métier de comédien. Se couler dans des vies, des mots, de rêves qui n’étaient pas les siens lui offrait à chaque rôle l’opportunité de se réinventer une autre façon d'être au monde en connexion temporaire avec les autres, avec une singulière acuité. « Il serait un autre, puis un autre, puis encore un autre, à l’infini, et cela lui permettrait sans doute un jour d’être lui-même. » S’il partage avec son frère un goût prononcé pour la nature, ses liens avec elle s’avèrent plus intenses, quasi charnels, mystiques et poétiques. « Benoît avança jusqu’au bord du surplomb pour toucher le tronc d’un saule. Il écarta les doigts, cherchant la matière de l’arbre, sa paume caressant l’écorce, puis ses bras enserrèrent la colonne végétale pour l’attirer à lui. (…) Il y avait dans cette étreinte silencieuse quelque chose d’assez candide et pourtant, la charge érotique de l’instant était indéniable. » Au fil des années, Xavier a reconstitué pour son frère tout un réseau ferroviaire miniature traversant des paysages variés, déserts ou habités, urbains ou ruraux. Ils y jouent encore parfois, joyeusement ou en silence, profitant de ce temps suspendu qui leur permet de voyager ensemble dans une réalité parallèle.  

La disparition de leur mère dans la seconde partie de leur quarantaine a plus étroitement encore soudé les presque jumeaux. Replongeant dans leurs souvenirs d’enfance enfouis et dans les albums photos familiaux, Xavier et Benoît recomposent en mode puzzle le portrait sensible de cette femme libre et engagée née à la fin des années trente, orpheline à ses onze ans et élevée par sa grand-mère maternelle qui s’était construite ensuite lors de ses études dans l‘ombre tutélaire des « trois Simone » (Simone Signoret, Simone de Beauvoir, Simone Veil) puis celle de Gisèle Halimi. « Des femmes qui avaient placé leur vie au service de la défense des autres et des causes qu’elles jugeaient juste (…qui) incarnaient la preuve que tout est toujours possible ». Lentement, de cette fouille partagée du passé familial empreint de petites joies, de douceur et de tendresse, émerge cette mère iconique, attentive, aimante, si forte et si gaie, qui fut non seulement la matrice de ce que chacun d’eux est aujourd’hui mais aussi du duo fusionnel et complice qu’ils n’ont jamais cessé de former. De cette plongée archivistique qui au-delà du retour temporaire vers le passé et d’une immersion affective dans l’enfance partagée construit peu à peu un mausolée à cette femme exceptionnelle, résulte une forme apaisée du deuil où la tristesse de sa définitive absence se transforme en une ultime leçon de vie avec en offrande l’éternité de son sourire et de sa tendresse. 

Bientôt Xavier croisera l’amour sur sa route en la personne de Clara, une brillante universitaire qui a décidé d’axer sa recherche sur les raisons qui peuvent pousser un écrivain reconnu à brutalement abandonner l’écriture. « Que racontait l’union charnelle de Clara et Xavier ? La peur de se dissoudre dans le chaos du monde, peut-être, chacun se raccrochant à l’autre ? » L’entrée deClara dans la vie de Xavier se doublera de son frère Henry dans celle du beau, charmant et fascinant Benoît avec lequel ce psychanalyste de métier se gardera bien d’instaurer toute relation thérapeutique pour profiter en l’état de cette relation innocente, gratuite, presque magique et hors du commun qui le chavire tout entier. 

C’est par un voyage au Japon, ce pays qui « incarnait pour Xavier une perpétuelle renaissance, une lutte perdue d’avance contre les forces de la nature, contre la cruauté du destin, n’empêchant nullement de persévérer, de se relever toujours (…) où la vie et la mort, le passé et le présent s’entrelaçaient » que se termine ce roman. Xavier et Benoît sont venus s’y confronter à égalité avec « l’étrangeté de ce qui les entoure (…), s’abandonner au vertige de l’émotionnel. (…) Tout ici oblige à se glisser dans une autre réalité, à accepter de perdre ses repères, l’altérité est en chaque chose si l’on sait regarder. »

             Moi en plus beau est un voyage aux côtés de Xavier et Benoît dans l’étrangeté et l’inconnu. Celui des lieux mais aussi celui des êtres, du monde réel et de celui plus secret des sentiments. La réalité, dans ce texte plus suggestif que psychologisant ou réaliste qui nous est livré en pointillé avec de nombreuses ellipses, est ici elle aussi aléatoire, plurielle, décalée et mystérieuse. Si la relation intense qui relie les deux frères est au centre du récit, la singularité de Benoît quant à ses relations aux autres, à la nature et au monde semble nous renvoyer ici à celle de tous et chacun. C’est de l’importance et la complexité des liens en général qu’à travers son récit Guillaume Le Touze nous parle. Au-delà de la complicité fraternelle c’est aussi sur l’intimité qui se joue dans l’amour maternel mais aussi les liens paternels, amicaux ou charnels ou ce qui relie le monde des morts et celui des vivants, qu’il porte son regard, jusqu’à s’attacher aux relations sociales ou culturelles que nous avons les uns aux autres, comme ce lien de rejet ou de solidarité qui nous dicte notre rapport à celui qui est différent, étranger, fragile, celui qui se tisse avec la nature ou ce réseau ferré qui reliait entre elles les populations des petites communautés rurales. Ainsi, « depuis des années, Xavier a su s'adonner librement à sa passion pour ce qui a permis aux hommes de se rencontrer ». L’absence, la solitude, le deuil s’y retrouvent aussi évoqués en creux au fil des pages. Ces questionnements existentiels, philosophiques, sociologiques sur ce qui constitue l’être humain se retrouvent de façon plus ou moins explicites en arrière fond de l’ensemble de ce roman.

L’approche de ses personnages par Guillaume Le Touze est originale : physiquement peu décrits, c’est à travers leurs gestes, leurs attitudes, leurs émotions, leurs sensations que l’auteur nous les fait découvrir, dans les fulgurances du réel, avec toute une palette de nuances et une grande justesse.  Avec Xavier qui endosse alternativement les costumes de jumeau complice, de père protecteur et de mère aimante dans l’accompagnement de son frère Benoît, cet ange enfermé dans sa bulle qui grâce au théâtre a réussi à maîtriser mécaniquement les usages de la société à défaut de pouvoir partager les émotions communes et gérer les siennes, c’est aussi la question de l’autisme que l’auteur, enseignant spécialisé auprès d’enfants handicapés, évoque pudiquement et avec une grande délicatesse. Et puis il y a figure de la mère, cette femme fascinante par sa force d’amour, sa confiance, son aptitude à la joie et sa détermination, qui leur a légué à tous deux un extraordinaire capital de vie. C’est par son intermédiaire et ses convictions féministes et par Ana, son amie juive ayant perdu toute sa famille lors de la Shoah qui s’était orientée dans l’étude des troubles du développement chez les enfants autistes en prenant le petit Benoît comme sujet de ses recherches, que l’Histoire de ce vingtième siècle prend ici place. Clara, Henry et Hiba, cette jeune immigrée noire instinctivement attirée par Benoît et le théâtre que le quatuor va accompagner jusqu’au foyer pour mineurs isolés où une place lui a été trouvée, viennent mettre leur grain de sel dans le récit en y évoquant brièvement l’écriture, la psychanalyse et l’homosexualité ou les phénomènes migratoires contemporains.   

Seize photos en noir et blanc sorties de l’album familial et imprimées en petit format à la fin du livre, dites « images parlantes », sont commentées en italique en plusieurs endroits du roman par Benoît. Sept autres ont été prises par Clara à Haïfa lors de sa rencontre avec Ana lorsqu’elle était venue l’interviewer sur ce premier et unique roman publié avant qu’elle se consacre aux troubles du langage et du comportement des enfants.   

Derrière cette superbe couverture illustrée d’une photo de Buster Keaton dans Le Mécano de la Générale entrant en parfaite résonance avec le récit, se cache un roman délicat, sensible, suspendu et mystérieux qui dégage un charme et une douceur indéfinissables. Comme le dit Clara : « Benoît incarnait la poésie à l’état brut, une forme de beauté qui la réconciliait avec le monde » et il est vrai que si Xavier en est le narrateur principal c’est la figure de Benoît, mi-ange mi-enfant, qui enveloppe cette histoire d’une lumière, d’une fragilité, d’une irréalité et d’une étrangeté si singulières. À la frontière entre le court roman visuel, poétique, énigmatique, empreint d’humanisme et contre toute attente éminemment positif et le conte moderne, subtil et original sur l’altérité, Moi en plus beau se singularise dans le paysage littéraire.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/04/23)    



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Guillaume LE TOUZE, Moi en plus beau
Actes Sud

(Août 2022)
176 pages - 19 €

















Guillaume Le Touze,
né en 1968, a publié une vingtaine de livres pour les adultes et la jeunesse et obtenu le prix Renaudot.

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