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Belén LÓPEZ PEIRÓ

Pourquoi tu revenais tous les étés ?


« Pourquoi tu revenais chaque été ? ». Cette question chargée d’agressivité et de doute reprise comme titre de ce roman est celle queBelén a le plus entendue lorsqu'elle a osé dénoncer celui qui lors de ses vacances estivales dans la famille de la plus jeune sœur de sa mère l'avait abusée sexuellement de ses treize à ses dix-sept ans.  « La nuit, derrière la porte il te façonne à sa guise, te brise et t'écrase, il te dévore comme un bout de viande. » Mais ce que ce livre rapporte ce n’est pas tant le détail des agressions sexuelles commises à répétition par cet oncle policier sous couvert de solidarité familiale et d’affectionmais le dégoût, la honte et la peur que ces gestes abominables ont imprimés en elle. « Tu es une pute. Il te persuade que tu dois payer ce droit d’hébergement pour dormir chez lui, pour te sentir aimée. » La colère aussi contre cette mère qui s’épuisait au travail et qui ne voyait rien. « Tu me livrais, tous les étés, c’est ainsi que j’étais reçue, comme pour payer une dette. J’étais un paquet que tu déposais en décembre, après la fin des cours, et que tu retirais en mars, bien baisée. Une vierge à l’arrivée et un déchet à la sortie. », contre la pédiatre aussi qui malgré l’état de ton sexe a accepté son gros mensonge sans chercher à savoir. En elle aussi, il y a cette incapacité à formuler l’innommable et à le dire, de peur de ne pas être crue tant le crédit de l’oncle auprès de toute la famille est grand, la crainte aussi de détruire ses parents, sa tante et de dresser les uns contre les autres. « Tu t’es frayé un chemin au sein de la famille avec ton revolver, jusqu’à ce que tu trouves deux exemplaires bien ressemblants. Des gamines avec des pères absents et des mères qui préféraient se réfugier dans l’alcool ou la dépression. (...) Tu as eu ce que tu voulais : nous toucher, nous baiser, comme bon te semblait. Encore mieux, tu as réussi à nous faire taire. Ça c’était ce qui t’excitait le plus, là se jouait le vrai sortilège. Le silence a toujours été le pire châtiment pour elle, pour moi. »  « C’est seulement quand je me suis rendu compte que c’était une question de vie et de mort que j’ai pu le rompre, pas avant. »

Belén attendra l’âge de 22 ans pour déposer plainte pour abus sexuels sur mineure.Dans sa famille ce fut le choc et le chaos. Une fois la machine judiciaire en route, le roman s’articulera entre le récit de Belén, les rapports des experts, les dépositions au commissariat et surtout les déclarations, courriers, communications téléphoniques des membres de la famille et des proches quant aux faits dénoncés par la plaignante. Les réactions vont du soutien aux menaces remplies d'insultes, en passant par le doute, le déni ou la culpabilisation. Deux clans s’affrontent : d’un côté la mère, le père et le frère de la victime qui ne soupçonnaient rien mais qui s’engagent aussitôt à son côté, rattachant à la plainte certaines situations ou comportements de l’adolescente de l’époque et de l’accusé envisagés dorénavant sous un autre éclairage. Plus inattendu est le renfort apporté par les témoignages d’une des cousines plus âgée qui se souvient qu’un jour, bien avant la naissance de Belén, alors qu’elle passait récupérer Sofia (une autre cousine) chez le tonton, elle l’avait retrouvée en partie déshabillée, agitée et apeurée suite, selon ses dires, à un massage ambiguë qui l’avait mise mal à l’aise ; celui de la nounou de Belén à laquelle l’adolescente de quatorze ou quinze ans aurait fait des confidences à demi-mots ; celui de l’homme qui vivait alors avec la mère de Belén se disant avoir été à plusieurs reprises gêné par les regards malsains portés par le tonton en visite sur les fesses de l’adolescente et en avoir fait part à la mère ; et enfin celui de son ex-fiancé, le premier auquel par loyauté la jeune fille aurait fait des confidences sur ces abus répétés. En face, on trouve la femme de l’accusé qui, si elle reconnaît en privé les attitudes inappropriées de son époux à l’occasion, accuse en public et au commissariat sa nièce d’exagération et de mensonges pour préserver la cohésion de son foyer. Mais la pire est Florencia, la fille du tonton incriminé qui ne se contente pas de nier en bloc toute culpabilité du père en traitant Belén d’affabulatrice mais va jusqu’à l’accuser de manipulation pour jeter délibérément l’opprobre sur sa famille par vengeance, rancœur et jalousie. Florencia, très active à défendre son paternel, insultera et menacera isolément avec violence chaque membre de la famille qui prend ou pourrait prendre le parti de la plaignante. Prudents, les autres membres de la famille s’en tiennent donc au doute et à une neutralité embarrassée quant aux accusations portées par la nièce contre cet homme certes violent et réputé avoir battu sa femme avant la naissance de leur fille mais généreux, toujours prêt à accorder son soutien, moral, matériel ou financier, à chacun d’entre eux. Bien qu’une part de l’instruction de l’affaire se déroule à San Pedro, là où le policier demeure, a fait sa carrière et aurait porté les atteintes les plus graves à l‘intégrité de l’adolescente, les villageois inquiets de la tournure que pourrait prendre cette affaire, évitent en public d’aborder le sujet et saluent respectueusement comme si de rien n’était le policier à l’église ou dans la rue quand ils le croisent. Mais Belén est déterminée et ne lâchera rien. « Tout ce que j’ai perdu, j’en ai fait mon bouclier », écrira Belén.    

Elle sait qu’elle aura à affronter le déni, la pression familiale, la lenteur des procédures judiciaires, l’obstruction ou la mauvaise volonté quant à son dossier face à la position sociale et professionnelle de l’accusé. Heureusement, parallèlement à l’enquête officielle, elle trouvera via internet une association de femmes dédiée aux victimes de viol qui la mettra directement en contact avec une commissaire appartenant à l’unique « commissariat de la femme » de Buenos Aires. Un soutien de tous les instants qui va la rassurer, renforcer sa combativité et faire pression pour que cette affaire ne s’enlise pas ou ne soit enterrée. « Ne sois pas ce à quoi t’a réduit ce connard, un résidu. » «  Son pistolet pèse encore plus que sa queue, et le type se prend pour Dieu. Il n’y aura pas grand monde de ton côté et la plupart regarderont ailleurs. » « Alors ne t'énerve pas, sa virilité s'effondre à chaque fois que tu poses ton cul sur une chaise et que tu écris. Démolis-le avec des mots, mets-lui un point final et nique-le entre deux virgules. Sans te poser des questions. Sans plus de chagrin, sans plus de souffrances, sans plus de toi. » De son côté l’association qui soutient Belén n’exclut pas que la visibilité locale de cette plainte puisse délier certaines langues et élargir le cercle des plaignantes car on a déjà vu dans d’autres affaires d’abus sexuels de nouvelles victimes issues du cercle relationnel de l’accusé oser alors se manifester en renfort.
Le roman finit sur une note optimiste : « Il est temps que tu refermes tout ça, et que tu commences à raconter une autre histoire. L’histoire de ta vie qui ne s’achève pas là, mais qui vient de commencer. »    

                En fait, plus qu’un roman sur l’inceste et le viol, Pourquoi tu revenais chaque été ?, au titre parfaitement adapté, est le récit de ce qui suit le viol, de ses conséquences physiques et psychologiques sur la victime mais aussi du déroulement pas à pas de l’enquête judiciaire lancée par une plainte d’abus sexuels sur mineure commis par un oncle exerçant la profession de policier, déposée par la jeune fille sept ou huit ans plus tard.
Pour cela Belén López Peiró choisit une construction et une forme singulières et particulièrement efficaces. Si la victime s’y exprime de façon incroyablement forte mais assez peu, comme pour figurer la difficulté qu’elle-même rencontre pour mettre des mots sur ce qu’elle a vécu, l’injonction au secret qui lui a si longtemps été faite par l’oncle, le silence que beaucoup  dans la famille lui reprochent d’avoir rompu et le bâillon que la société patriarcale d’Argentine aimerait bien lui imposer, l’autrice crée autour d’elle tout un dispositif polyphonique et protéiforme non pour parler à sa place mais où d’autres, famille ou témoins, s’expriment sur sa plainte. Ils donnent leur opinion sur le bien-fondé de l’accusation, expriment leurs doutes ou parlent de mensonge, portent à la connaissance de la justice certaines scènes pouvant étayer la plainte ou tentent de discréditer la plaignante, sous forme de déposition signée et validée sur l’honneur, de communications téléphoniques entre deux protagonistes, de courriers, de confidences libres, regroupés la plupart du temps par témoin dans des chapitres qui ne sont pas signalés comme tels. Si cela offre l’avantage de confronter les différents points de vue et la position de chacun face au dossier Belén, cela ajoute aussi de la confusion qui, si elle demande un effort d’attention certain du lecteur, renvoie au désordre intérieur de la victime, à sa difficulté à être et à s’affirmer, à l’agitation malsaine que cet événement a générée dans sa famille et à la violence des rapports de force sociaux du pays. Les documents officiels de l’enquête que sont les "déclarations testimoniales" (unepar témoin), les rapports depsychiatres (un pour l’oncle et un pour Belén) et un courrier de la chambre d’instruction de Buenos Aires adressé à celle de San Pedro, identifiés par une typographie spécifique de type "ancienne machine à écrire" viennent cependant organiser et structurer cette accumulation de renseignements.
Le contraste entre les prises de parole à la langue forte, crue parfois, brutale souvent, de la victime (notamment quand elle évoque les conséquences encore vives dans son corps, sa sexualité et son esprit des violences subies des années plus tôt) et la froideur des actes judiciaires à la rédaction administrative codifiée, se conjugue au basculement régulier d’une langue à l’autre, d’un ton à l’autre, pour rythmer le récit de ces affrontements personnels, familiaux et sociaux.       

Pourquoi tu revenais chaque été ? est le récit personnel et judiciaire d’une victime qui se bat non seulement pour que soient reconnues les violences que, comme tant d’autres femmes enfermées dans le silence, elle a subies mais aussi pour faire changer le regard de tous sur le viol et les traumatismes qu’il génère. Belén est une combattante au courage exemplaire qui voudrait être reconnue comme victime non pour liquider son passé destructeur mais pour pouvoir le dépasser et enfin entreprendre sa reconstruction personnelle. C’est cette bataille longue et épuisante qu’elle n’aurait peut-être pas pu gagner sans l’aide de cette association féminine dédiée aux femmes violées qu’elle a contactée pour la conseiller et la soutenir qu’elle nous offre en exemple.

La publication de son témoignage, certes ancré dans une réalité géographique et sociétale donnée, atteint, par le choix qu’elle a fait de centrer son récit non sur l’enfer des viols à répétition qu’elle a subis de ses treize à ses dix-sept ans mais sur la lutte qu’elle a menée pour qu’une fois la vérité connue et sanctionnée, libérée du passé, elle puisse enfin avoir droit, comme chacun, à un avenir, y trouve un écho universel. Comme le dit Gabriela Cabezón Cámara dans sa préface : « C’est un courage qui se compte en années, des années à se soumettre aux questions, aux interrogatoires, aux expertises et multiples perversions de la justice – y compris la lenteur. (…) À l’instant où elle a mis le point final, Belén n’était plus une victime. C’était l’autrice d’un livre incroyable, qui était parvenue à laisser derrière elle, dans le passé, un abus, Et une bonne partie de la douleur qu’il lui avait causée. Au cours de ce processus d’écriture, il y a eu deux naissances : une écrivaine hors pair. Et une femme forte. »

Un livre aussi bouleversant que salvateur qui pousse les femmes victimes d’abus sexuels à relever la tête et se tenir debout, à s’entraider et à se battre pour se libérer du passé afin de se reconstruire et s’autoriser un avenir.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/01/23)    



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Belén LÓPEZ PEIRÓ, Pourquoi  tu revenais tous les étés ?
Globe

(Septembre 2022)
192 pages - 22 €





Traduit de l’espagnol
(Argentine) par
Lise BELPERRON










Belén López Peiró,
née à Buenos Aires en 1992, journaliste de formation, est membre du collectif Ni Una Menos, « Pas une de moins », qui lutte contre les violences faites aux femmes et les féminicides. Pourquoi tu revenais tous les étés ?
est son premier livre.