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Isabelle MARRIER


Celle qui n’y était pas


A la mort de sa mère, la narratrice, en triant les papiers découvre de nombreux documents (lettres, photos, livres de comptes, articles…) qui lui permettent de démêler peu à peu l’écheveau complexe de la mémoire familiale sur plusieurs générations avec ses drames et ses secrets resitués dans le contexte historique, économique et politique d’un XXe siècle chaotique.

Un arbre généalogique en début d’ouvrage se révèle très précieux au fil de la lecture. Les enfants de trois familles originaires de Bordeaux (les Ghilbertie), Angers (les Dutertre) et l’île Maurice (les d’Amberville) vont bouger, se croiser, se rencontrer, se marier, avoir des enfants, subir les crises économiques, les guerres mondiales et coloniales, la déportation, alterner les coups de chance et les coups du sort, les réussites et les échecs.

C’est ce puzzle que la narratrice reconstitue patiemment complétant sa mémoire à l’aide des documents conservés ou oubliés dans une vieille armoire, une histoire que sa fille, Louise (adulte et enceinte), veut connaître. « Pour comprendre ce qui nous est arrivé, à toi et à moi. Tu te souviens, n'est-ce pas ? Tu ne peux pas avoir oublié, même si tu fais semblant, même si tu as poursuivi ta route sans plus en parler à personne, comme si cela n'avait pas existé. Je ne t'en veux pas. Ce n'était pas ta faute, je le sais bien. Je suis la seule au monde à le savoir. Mais tu portais un fantôme. Des fantômes. Leur histoire d'avant toi, celle de tes origines. Ce qui s'est passé entre nous, petite maman, c'est à cause d'eux en toi. Maintenant, je le sais. Mais j'en veux le récit, tout le récit, et de ta bouche. Depuis le début, depuis la naissance de ceux dont tu vas naître. Rien n'est indifférent, maman. »

Alors la narratrice va parler, remonter dans le temps, dévoiler les secrets, débusquer les fantômes, remplir les silences et c’est cette conversation mère-fille qui construit ce roman au fil de six parties : Morts, Enfances, Adolescences, Jeunesses, Guerres, Amours.

Louise complète parfois les propos de sa mère avec un éclairage sociologique plus général :
« – En fait, maman, les d'Amberville et les Ghibertie sont typiques de cette classe qui s'est enrichie au XIXe grâce à de petites industries provinciales. […]. Quand, après la crise de 1929 puis la Seconde Guerre mondiale, ces gens enfermés dans leurs rêves et leurs bâtisses se sont progressivement appauvris, ils ont vécu de leurs biens puis d'expédients, rincés de nostalgie, avant de disparaître en laissant des murs inchauffables.
Je regarde Louise en souriant.
– Un truc comme ça, oui. »

Outre le récit familial et la mise en lumière des ramifications (parfois énigmatiques) de l’arbre généalogique, la narratrice, grâce aux documents, accède aux ressentis de sa mère, Alice (née en 1924) , témoin d’événements importants du XXe siècle.
Grâce à son agenda, on voit qu’à treize ans son père l’a emmenée visiter l’exposition universelle de Paris de 1937 au Trocadéro où les pavillons des grandes puissances rivalisent. « Cent drapeaux au sommet des mâts claquent au vent, et si leurs haubans tintent, rien ne prend la mer. Au pied des deux monuments mastodontes de l'URSS et du Reich, pierre et béton et acier, les passants arpentent trois immenses volées de marches, ainsi les fidèles désorientés d'un nouveau rite. » Dans le Parc de la Gaieté, Alice découvre avec surprise le Royaume de Liliput. « Ce Royaume sur le territoire de la République est habité par des nains, jeunes et vieux. Les rues sont des vraies rues et il paraît que les nains y habitent pour de bon. Dans une petite fontaine, il y a de l'eau et son petit bruit. Les poneys shetland trottinent sur les petits pavés et tirent des voitures. Il y a des vrais fruits dans une petite charrette de quatre-saisons. Les nains tendent aux visiteurs des petites mains ridées et replètes. Ils sont contents d'être dans un petit endroit fait pour eux, dit la bonne. »
Moins de dix ans plus tard, les grandes puissances se sont affrontées, l’Europe est un champ de ruines, on peine à admettre l’horreur inimaginable des camps et Alice vient aider à accueillir les survivants à l’hôtel Lutetia. « Un autobus à impériale, le premier ce matin, en provenance de la gare de l'Est, s'est arrêté, il peine à ouvrir ses portes. Eux. Hommes, femmes, ils descendent infiniment lentement, infiniment difficilement. Certains se tiennent par l'épaule, noués l'un à l'autre, soutenus l'un par l'autre, ils semblent apprendre à marcher. Leurs yeux font mal. Ils ont mal. Ils font mal à voir. Leur corps a été modelé par le mal. Ce sont des douleurs debout. Alice ne comprend pas ce qu'elle voit. »

Le roman d’Isabelle Marrier est à la fois profond et multiple. Il y a le deuil bien sûr auquel sont confrontées la narratrice et sa fille. Il y a le roman intimiste de ces trois familles dont les branches s’entremêlent plus ou moins ouvertement. Il y a l’amour, les mariages, les naissances, le mystère autour de la mort de la petite Blanche. Il y a les passions des uns et des autres, leur implication (ou non) dans la vie intellectuelle, économique et professionnelle de leur époque, leurs espoirs, leurs réussites et leurs échecs. Et puis il a le monde tout autour. Le monde qui bouge et l’autrice montre très bien comment ces frêles esquifs familiaux se comportent sur la mer agitée du XXe siècle. Encore une belle réussite littéraire qui confirme le grand talent de l’autrice dont on avait déjà beaucoup aimé les précédents romans.

Serge Cabrol 
(24/04/23)    



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Flammarion

(Mars 2023)
320 pages - 19 €











Isabelle Marrier
a déjà publié six romans.






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