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José Carlos SOMOZA


Étude en noir


« La mort fut rapide mais agaçante, comme la sensation d’atteindre avec les doigts ce point dans le dos qui vous démange depuis des heures ». Pas de doute, avec cet incipit, nous sommes bien dans un roman policier. Le point de vue est subjectif car si tout un chacun peut comprendre l’agacement d’une démangeaison en un point du dos inaccessible, celui de comparer cette sensation avec la mort relève d’un point de vue particulier, voire d’un vécu paradoxal dont, en général, nous ne sommes pas pressés d’apprécier toute l’exactitude, surtout si l’on s’apprête à lire les quelque quatre cents pages de "Étude en noir" de José Carlos Somoza. Le "la" est donné.

 « Le mystère que je vais raconter ne me concerne pas moi, mais M. X Je crois toutefois devoir parler un peu de moi. » Anne McCarey, infirmière en milieu psychiatrique et aussi narratrice, est embauchée dans un établissement sobrement intitulé « Clarendon House. Maison de repos pour Messieurs » pour s’occuper d’un unique patient. Il s’agit d’un établissement particulier hébergeant des messieurs fortunés, eux ou leurs familles, mais quelque peu dérangés. Peu de temps après l’arrivée d’Anne McCarey, sur la plage jouxtant Clarendon House, git le cadavre d’Elmer Hutchins, un mendiant qui travaillait aussi dans un théâtre comme acteur. Le meurtre intrigue Scotland Yard. L’institution dépêche l’inspecteur Merton et le sergent Jameson. La proximité du lieu du crime avec Clarendon leur fait commencer leurs investigations dans cet établissement. Les interrogatoires normaux du personnel sont suivis de ceux, très cocasses, des résidents « comme Lord Alfred C., un octogénaire qui utilisait un cornet acoustique et vivait dans un monde de soulèvement de cipayes (militaires indiens), parfaitement étranger aux événements les plus récents. À la question de Merton sur ce qui s’était passé la nuit précédente, il répondit : " N’êtes-vous pas le major Briggs, de la 4ème brigade de lanciers ? Si ce n’est pas le cas, excusez-moi de vous dire que vous avez un frère jumeau en Inde, mon ami. À votre place, je me renseignerais auprès de ma famille." » Quant à celui de Conrad H, un vieillard lucide mais obsédé par les espions et la surveillance « qui pour chaque question qu’on lui posait en renvoyait deux ou trois, frénétiques, comme un adversaire endiablé au tennis :"Pourquoi voulez-vous le savoir ? Je peux voir vos lettres de créances ? Rappelez-moi votre nom ?" » Suivent d’autres patients tout aussi extravagants. Arrive le tour du patient très original, sans nom, mais que tout Clarendon désigne sous les initiales de M. X C’est un très petit homme, toujours assis dans un vaste fauteuil que son infirmière dédiée, Anne McCarey, présente à l’inspecteur comme très "particulier".
« – Alors, monsieur "particulier "… – Merton se courba devant le fauteuil […] – Nous voulons savoir si vous avez vu ou entendu quelque chose de bizarre la nuit dernière.
– Non monsieur l’inspecteur, dit rapidement la voix dans le fauteuil, je n’ai rien vu ni entendu de bizarre entre minuit et cinq heures.
– Entre… ? Merton fronça les sourcils – Comment savez-vous que ce sont ces heures ?
– Je ne le savais pas, monsieur l’inspecteur, maintenant si, merci beaucoup. Je pensais que pour le pauvre M Hutchins il s’agissait d’une dispute, comme pour les deux autres affaires précédentes.
– Quelles affaires ? Il n’y a que celle d’Edwin Noggs…
– Oh, alors celle d’Edwin Noggs et celle de Hutchins sont liées.
– Comment sav… ?
Je ne savais pas, je faisais que le soupçonner, maintenant je le sais, merci beaucoup… ».
 
La personnalité d’Anne McCarey est une des réussites de ce roman, celle d’imposer un personnage d’emblée si empathique qu’il prend vie, nous accompagne et semble tourner les pages du livre à notre place. Anne McCarey est émouvante, c’est un être profondément moral, attentionnée avec tous et compatissante même lorsqu’elle a été rudoyée. Son ex qu’elle voyait épisodiquement, profitant d’elle, la rossait et a même essayé de l’étrangler. Elle le quitte pourtant à regret.

Au contraire M. X, ce personnage où seule l’intelligence est un gage de vie, ne respecte, lui, que la logique et la déduction. L’intérêt porté aux meurtres d’autrui, ressemble plus, pour M. X, à un jeu dont il s’agit de résoudre l’énigme à force de cérébralité, qu’une volonté de porter secours. Le petit bonhomme ne bouge pas de sa chambre obscure et joue d’un violon imaginaire. Les fenêtres sont constamment obstruées par des doubles rideaux, supportant à peine la lumière d’une lampe de chevet. Il mène son enquête et entraîne Anne McCarey dans ce qu’elle pense être la folie de M.X. Il faut s’armer de patience avec lui, ne pas s’offusquer de ses remarques directes même sincères. Les sentiments ne sont pas son fort. Il vit délaissé par sa famille dans un monde où son esprit rapide enchaîne les raisonnements et les conclusions. Ils ont de bons et de mauvais côtés. « Il y a tant, tant à apprendre de la personne la plus insignifiante… Tant de profondeur où chercher des perles… Aucune science n’égale ce passe-temps et quand je l’ai découvert, j’ai rangé le reste et m’y suis consacré exclusivement, de sorte que, à l’âge de trois ans, j’ai révélé à mes géniteurs tous les secrets des domestiques, depuis le premier majordome jusqu’au garçon d’écurie, et ils m’ont écouté, émerveillés. Mais à quatre ans, j’ai raconté à mes géniteurs tous les secrets de mes géniteurs, et ils n’étaient plus aussi émerveillés. Je ne les blâme pas. » Son physique ne joue pas en sa faveur. Une tête énorme sur un corps frêle de la taille d’un enfant de douze ans.

La colonne vertébrale de l’histoire est ce duo, Anne McCarey et M. X, aussi ahurissant qu’attachant, auquel viennent s’agréger des thèmes donnant chair au récit. José Carlos Somoza ne manque pas de matériaux : entre autres, le théâtre clandestin mêlant des comédiens et des enfants se déshabillant. Anne McCarey et M. X trouvent leur force de caractère en eux-mêmes, ce qui les rapproche. Leur différence tient à ce qu’Anne McCarey se particularise par l’ouverture à autrui pendant que M. X, essentiellement, reste replié sur lui et cherche sa propre satisfaction dans son pouvoir d’anticipation. Anne McCarey symbolise une forme de liberté pendant que M. X symbolise une forme d’emprisonnement sous un air d’électron libre. José Carlos Somoza, par un subtil jeu interrelationnel, fait évoluer la situation. Anne influencera le comportement pathologique de M. X. Il deviendra meilleur, plus humain. Lui, la libérant de ses indécisions et la rendant plus libre encore, lui donne l’assurance qui lui manque. Une histoire d’amour inavouée, en somme, en filigrane. Notre duo, malgré vents et marées, progresse dans son enquête grâce à une venue inattendue, celle d’un jeune et très séduisant médecin du nom d’Arthur Conan Doyle, aussi écrivain en herbe, venu soigner un œil de M. X. La personnalité de son patient lui donne l’idée de l’appeler Sherlock Holmes, ce qui séduit immédiatement le récalcitrant M. X, d’autant que Doyle veut l’aider à résoudre l’affaire. Le duo est devenu trio. La tête, les jambes et l’esprit sain d’Anne.
L’apothéose est l’apparition d’un autre Arthur Conan Doyle. Deux Conan Doyle différents dans la même histoire ? C’est le moins que pouvait faire José Carlos Somoza rendant hommage au créateur de Sherlock Holmes, en plus d’appeler son roman "Étude en noir", le pendant d’Une étude en rouge ("A Study in Scarlet" de 1887).

Michel Martinelli 
(02/06/23)    



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Noir & polar







José Carlos SOMOZA, Étude en noir
Actes Noirs

(Mai 2023)
400 pages - 23,90 €

Version numérique
14,99 €


Traduit de l’espagnol
par Marianne MILLON














José Carlos Somoza,

né en 1959, a publié de nombreux romans
dont une dizaine a paru
chez Actes Sud.