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Olga TOKARCZUK

Jeu sur tambours et tambourins


Malgré l’attribution du prix Nobel de littérature en 2018, les livres d’Olga Tokarczuk sont trop peu connus en France. Les vingt-deux nouvelles de ce recueil parues en 2001 n’ont pas vieilli. Elles nous surprennent par leur inventivité et l’auteur se révèle un maître dans l’art de la chute.

Une lectrice de romans policiers traverse l’écran du roman et provoque des assassinats pour rendre l’intrigue plus captivante. Un auteur croise un double de lui-même qui parle en son nom, corrige ses manuscrits, signe des autographes. Un professeur venu d’Angleterre pour présider un colloque se retrouve pris au piège de l’état de siège le 13 décembre 1981.

L’autrice, qui a étudié la psychologie et a exercé comme psychothérapeute, décrit ses personnages avec beaucoup de finesse et d’empathie. Dans la nouvelle intitulée Che Guevara, une étudiante qui mène des suivis psychologiques auprès de patients délirants, autistes ou dépressifs rend visite à celui qu’on surnomme « Che Guevara » qui est en plein délire de persécution. Pour l’apaiser, elle le blottit contre elle « comme on le fait avec un enfant ». « J’eus l’impression joyeuse […] que je prendrais sur moi son effroi pour le dissoudre en moi comme un glaçon dans l’eau chaude ; qu’au fond, si tout cela pouvait être pesé, comptabilisé pour connaître l’amplitude de sa peur et celui de mon calme, je l’emporterais; j’étais plus vaste que lui, quantitativement plus importante. Ma rivière était plus chaude, nourrie par les plaines, chauffée par le soleil. Lui était à peine un ruisseau, glacé et turbulent. » Mais au réveil, elle se sent contaminée par son délire. Elle sort pour le faire hospitaliser mais la cabine téléphonique ne fonctionne plus. C’est alors qu’elle voit une colonne de blindés rouler en grondant dans l’avenue. Cette rencontre entre le délire individuel de ses patients et le délire collectif de la société polonaise en 1981 est saisissante.
Dans La divination par les haricots secs un haut dignitaire du régime communiste se fait prédire l’avenir en échange de cadeaux tels que café, chocolat, conserve de jambon, vin français, toutes nourritures réservées aux membres du comité central du Parti.

Dans Ariane à Naxos, une femme écoute, l’oreille collée au sol, sa voisine cantatrice. « Elle sentait davantage qu’elle n’entendait, car son oreille n’était qu’une infime partie de son corps. Son ventre, ses mains ou ses pieds n’écoutaient pas moins. Ses nerfs vibraient doucement sous sa peau. Son corps n’était plus que sensibilité. » Quand elle verra sa voisine chanter, cette musique qui était désincarnée va prendre corps créant un gouffre entre deux réalités indépendantes, comme le feu et l’eau, ou la matière et l’antimatière.

Dans La danseuse une femme invite ses voisins à assister à des représentations de morceaux choisis du Lac des cygnes, puis de Casse-Noisette dans un décor qu’elle peint elle-même pour donner l’illusion d’un vaste théâtre. Elle écrit souvent des lettres à son père qui ne croyait pas à son talent pour tenter de se réconcilier mais elle ne les expédie pas. Quand un film est tourné lors d’un de ses ballets, elle envoie enfin la cassette à son père et reçoit l’annonce de sa mort.

L’écriture d’Olga Tokarczuk est précise, minutieuse, documentée. Elle précipite le lecteur dans la fiction sans qu’il puisse l’anticiper. On peut parler de réalisme magique où mythe et réalité s’entremêlent étroitement. Son expérience de thérapeute qui inspire plusieurs de ses nouvelles est transmise à travers des sensations magnifiquement décrites. La scène à laquelle je fais allusion dans Che Guevara m’a fait penser au superbe livre de Bauchau, L’enfant bleu. Quand les mots deviennent impuissants, c’est le corps qui parle.
On retrouve dans plusieurs nouvelles l’ambiance de la Pologne communiste de Jaruzelski : froide, grise, répressive, étouffante. La nouvelle La répétition générale qui met en scène la fin du monde suite à une catastrophe naturelle est une métaphore de cette autre fin du monde vécue en 1981.

Pour mieux comprendre cette œuvre exceptionnelle, j’emprunte cette citation dans son roman Maison de jour, maison de nuit : « Chacun de nous a deux maisons, l’une concrète, située dans le temps, et l’espace ; l’autre infinie, sans adresse, sans possibilité d’être pérennisée par des plans d’architecte. Et nous vivons dans les deux, simultanément. »

Nadine Dutier 
(27/02/23)    



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Lectures








Noir sur Blanc

(Février 2023)
352 pages - 22,50 €

Version numérique
14,99 €


Traduit du polonais par
Maryla Laurent









Olga Tokarczuk,
née en Pologne en 1962,
a reçu le prix Nobel de littérature 2018.


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