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Guillaume APOLLINAIRE

(1880-1918)


Il y a cent ans paraissait
Alcools






En avril 1913, il y a cent ans, paraissait au Mercure de France, le recueil de poèmes Alcools de Guillaume Apollinaire. La poésie française venait de recevoir avec cet ouvrage, l'expression la plus hallucinée de son art poétique. Pourtant à sa sortie Henri Ghéon dans la Nouvelle Revue française tout en soulignant l'originalité du livre critique le manque de cohésion entre les poèmes, et de son côté dans le Mercure de France Georges Duhamel déclare avec virulence : …il est venu échouer dans ce taudis une foule d'objets hétéroclites dont certains ont de la valeur, mais dont aucun n'est le produit de l'industrie du marchand même. C'est là bien une des caractéristiques de la brocante ; elle revend ; elle ne fabrique pas… Malgré ces critiques, depuis sa parution ce recueil n'a cessé d'être réédité… n'a cessé d'être traduit… n'a cessé d'être lu !

Alcools est la biographie inachevée de Guillaume, celle de ses amours, de ses passions, de sa vie. Des rives du Rhin jusqu'à Londres ou Amsterdam ; du Pont Mirabeau jusqu'aux murs de la Santé ou le long de l'éternelle Seine, nous suivons la géographie de ses aventures amoureuses. J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde/ Venez toutes couler dans ma gorge profonde, s'écrit-il. La géographie aussi de son errance, portant son cœur comme un bagage trop lourd de peine dans l'éternel automne de ses amours en rêvant aux cheveux crépus comme une mer qui moutonne de Marie.

Alcools est le manifeste de la poésie d'Apollinaire… son ode à la modernité. Le recueil ne débute-t-il pas par ce vers : À la fin tu es las de ce monde ancien, et ces autres vers qui entament Vendémiaire dernier poème du recueil : Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi/ Je vivais à l'époque où finissaient les rois qui pour Paul Léautaud semblent bien prophétiques sur l'aura future et universelle du poète. Même enfouis au cœur d'une anthologie de la poésie, ses poèmes s'y trouvent comme des bombes à retardement qui vous pètent au visage lorsque vous tombez sur leurs pages, sur leurs vers. Max, l'ami de toujours… Max Jacob ne cesse de louer la poésie d'Apollinaire dans les nombreuses lettres qu'il adresse aux jeunes poètes, ainsi écrit-il à Edmond Jabès : Étudiez Apollinaire, notre seul grand poète, au sujet des voyelles, des consonnes, des diphtongues. Il deviendra son apôtre. De la plus obscure des métaphores au plus subtil des quatrains tout nous touche, tout nous émeut, rien ne nous est étranger, rien n'est à éclaircir par nos universitaires du haut de leur chaire, nous sommes dans l'essence même du trouble que doit provoquer toute poésie.

Alcools de Guillaume représente sa lettre aux poètes, ceux des générations futures. Rien ne vient sur terre, n'apparaît aux yeux des hommes s'il n'a d'abord été imaginé par un poète, écrit-il dans une lettre à Lou. Il est leur légende. Chacun d'eux dorénavant en prenant la plume la trempera sans le savoir dans ces alcools-là. Guillaume peuple leur mémoire collective autant qu'un ancêtre lointain dont ils ont oublié le nom, mais dont ils conservent enlisé dans leur inconscient l'héritage. Il leur a offert la plus juste des grammaires de la poésie, une grammaire qu'il a apprise, entre autre, en la décryptant dans les toiles de Braque, Picasso, Kandinsky, Chagall, ces toiles qui le feront soupirer : Admirable langage que nulle littérature ne peut indiquer, car nos mots sont faits d'avance. Hélas ! Pourtant Guillaume saura contraindre les mots, les dresser pour tendre vers cet admirable langage. Apollinaire trouvera plus tard le moyen de toucher de près à l'admirable langage de ses amis peintres par le biais de ses Calligrammes, poésie faite d'un alliage de mots, de dessins et en quelque sorte de collages. La couleur, elle, se voit dans la teinte des phrases, dans la lumière kaléidoscopique de leur sensibilité.

Autour de lui des Anges musiciens/le poursuivant de cette mélopée/qui l'entrainait quand il berçait ses vers écrivait Max Jacob peu de temps après la mort de Guillaume. Voilà les mots justes, il berçait ses vers et au rythme du métronome de sa sensibilité, il égrenait ses syllabes scandant la phrase à l'infini jusqu'à ce que naisse de ses mots la plus pure des musiques.

Pour ce qui concerne la ponctuation, écrit Guillaume à Henri Martineau, je ne l'ai supprimée que parce qu'elle m'a paru inutile et elle l'est en effet, le rythme même et la coupe des vers voilà la véritable ponctuation... On sait que peu de temps avant le tirage définitif d'Alcools, le poète supprimera la ponctuation de l'ensemble de son recueil. Nous pourrions nous poser la question de savoir à qui revient la paternité de cette révolution poétique, celle où la musique ne peut être asservie à un rythme déterminé. Nous savons que déjà Mallarmé avait amputé de ses poèmes cette ponctuation car toute strophe est mauvaise qui nécessite le secours de la ponctuation et Blaise Cendrars, qui publie la même année qu'Alcools sa Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, l'a également biffée. On sait aussi qu'Apollinaire peu de temps avant la parution de son recueil avait assisté à la lecture faite par Cendrars de la balade de son voyage entre Moscou et Kharbine, on sait encore qu'après avoir écouté cette lecture Guillaume réorganisa ses Alcools plaçant en tête son poème le plus récent : Zone ! Mais La prose du transsibérien tout en étant également un voyage à travers la propre vie de Blaise Cendrars, tout comme Zone est le voyage de Guillaume à travers la sienne, on connait trop bien l'esprit d'indépendance des deux poètes, leur besoin d'isolement dans la création, pour imaginer que leurs quêtes de modernité, si proches soient-elles l'une de l'autre, ne se doivent rien.

Ils s'appelaient Picasso, Cendras, Chagall, Modigliani, Soutine, Cappiello, Bucci, Gris, Kandinsky, De Chirico ou Apollinaire et à cette époque sur les murs de Paris auraient pu apparaître sur une affiche rouge semblable à celle que chante Aragon, cette affiche qui semblait une tache de sang, leurs visages ; mais celle dont je parle est bien moins terrible et aurait bien pu être bleue, du bleu des tableaux de Picasso, celle-ci est bien moins terrible mais tout autant glorieuse. Eux aussi avaient leurs portraits sur les murs de nos villes ; eux aussi avec leurs noms difficiles à prononcer étaient amoureux de vivre à en mourir. Guillaume et Blaise s'engageront pour la France alors qu'ils n'étaient que des immigrés. En 1915 sur le front l'un sera étoilé à la tempe par un éclat d'obus, l'autre perdra le bras qui guidait sa plume. Un an plus tard, toi Guillaume avec ta tête bandée, toi Blaise la manche de ta veste épinglée au-dessus du coude, vous qui avez apporté à la poésie française ses plus belles lettres de noblesse, vous serez enfin naturalisés.

Alcools ressemble à une ville dessinée sur un ciel entre chien et loup, dessinée des mille flèches de ses églises et de ses tours, une ville couleur d'automne, une ville où tombe la nuit couverte d'yeux ouverts, une ville peuplée d'ombres… c'est Paris, Londres, Amsterdam, Munich, Cologne… Chaque poème nous semble ébauché dans cette atmosphère d'ombres et de lumières pâles. C'est un soir de demi-brume à Londres que débute la complainte du mal-aimé qui semble comme la balade nocturne à travers la ville du poète au cœur écorché. L'amour est mort, vienne la nuit sonne l'heure. Guillaume poursuit son épuisante errance pour atteindre l'oubli de ses souvenirs de mal-aimé. Ô Annie… Ô Marie… Il n'entend que sa peine alors que coulent le Rhin, la Seine ou la Tamise, il marche seul dans cette nuit et quand les tramways roulent jaillissent des feux pâles qui un instant illuminent son visage d'une clarté diaphane pareille à celle des larmes. Le bruit de ses pas dans ces ruelles aux pavés humides de tant de pluie… de tant de pleurs résonnent comme ses vers qu'il martèle dans sa tête avec les accents têtus d'une musique nostalgique, ses vers qu'il compose en marchant et en chantant sur deux ou trois airs qui lui sont venus naturellement.
Il marche dans Paris jusqu'au bout de sa nuit pour revenir enfin chez lui. Il a bu tous ses Alcools, il s'est enivré de la mélancolie de sa vie comme on s'enivre d'eau de vie.
Vendémiaire achève son recueil. Le pèlerinage à travers son existence passée se termine par trois vers qui brisent la nuit comme une coupe trop pleine et au bout desquels pointent les lumières naissantes d'un nouveau jour. Le Christ peut ressusciter, Guillaume sort de son tombeau d'amour :
Et la nuit de septembre s'achevait lentement
Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine

L'armistice est signé le 11 novembre 1918. Il marque la fin de la Première Guerre mondiale. Deux jours plutôt Guillaume Apollinaire, atteint de la grippe espagnole, décède. Alors que son cercueil est mené au Père-Lachaise, dans les rues de Paris la foule brandissant des drapeaux tricolores, hurle : À mort Guillaume ! à l'adresse de Guillaume II, l'empereur allemand. Blaise Cendrars ne peut croire à cette disparition Vous avez suivi un corbillard vide/ Apollinaire est un mage/ C'est lui qui souriait dans la soie des drapeaux aux fenêtres/ Il s'amusait à vous jeter des fleurs et des couronnes/ Tandis que vous passiez derrière son corbillard.

Gallimard dans sa collection Folio, publie pour ces cent ans d'Alcools, une réédition de ce recueil complétée par plusieurs documents : quelques lettres du poète et des textes de Paul Léautaud, Cendrars, Max Jacob, Reverdy, Cadou, Fombeure, Aragon, Ginsberg, Réda, Velter, Goffette, Adonis. Un bien bel hommage à se procurer sans hésitation.

David Nahmias 
(12/08/13)    




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