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176 pages - 16 €
Sam SAVAGE

(1940-2019)


Moi, Harold Nivenson

D’entrée de jeu, nous voici plongés dans le soliloque d’un vieillard, Harold Nivenson. Celui-ci ne sort plus guère de sa maison à l’abandon et le monde se réduit à ce qu’il perçoit depuis sa fenêtre. Son propos enchaîne, en coq à l’âne, ses multiples obsessions. Il s’agit de Moll, une femme tout à son service, toujours présente, mais dont chacun des gestes l’horripile. Jusqu’au bout, nous ignorons son statut : femme de ménage ? sœur d’un vieux célibataire ? C’est à la toute fin du livre qu’elle se révèle être tout bonnement son épouse. C’est aussi la professeure Diamond, sa voisine, qui ne le salue pas quand elle le croise, ce qui nourrit son aigreur. N’oublions pas sa famille, à commencer par son fils, Alfie, qu’il n’aime pas plus que la femme de celui-ci ou la progéniture du couple. Et puis, il y a le chien Roy, qui vient de mourir et qui laisse Nivenson inconsolable. Cette créature, qui l’a sauvé de la dépression, est bien la seule au monde pour laquelle il exprime de l’attachement. Le monologue du vieux misanthrope, de plus, ne nous épargne aucun détail sur sa décrépitude, sa saleté, ses fuites urinaires.

Le propos de Nivenson revient aussi, une insistance croissante, sur Meininger, un peintre à succès qui s’est incrusté à son domicile pendant des années, avec une bande d’artistes ratés accrochés à ses basques. Meininger, nous le découvrons progressivement, a exploité Nivenson, qui a ainsi dilapidé l’héritage familial dans ce rôle de mécène. Renversant les positions, le peintre éclipse Nivenson, assèche non seulement sa fortune mais aussi ses capacités créatives, tout en le faisant passer pour son obligé. On apprend, sur la fin, que Moll a eu une liaison avec Meininger, ce qui constitue un contentieux lourd à traîner pour le trio. La relation avec ce peintre, forme donc, dans la rumination du personnage-narrateur, un autre leitmotiv, qui croît en intensité au fil des pages et c’est sur lui que se fonde toute la dramaturgie du récit.

Le marché de l’art, avec ses propres lois de la réussite, est décrit à cette occasion par petites touches efficaces, tant à partir de la trajectoire de Meininger qu’à l’occasion du passage d’un expert venu évaluer le tableau laissé par ce dernier chez Nivenson, sous les yeux avides du fils, Alfie. Nivenson porte un regard amer sur la condition de l’artiste, confronté selon lui à un dilemme, dont chacun des termes est affligeant. Soit, comme Meininger, le peintre trouve le succès en produisant des œuvres mineures qui plaisent au marché, mais l’invalident comme créateur, soit il finit par être dévoré par son œuvre, avec pour seules issues la folie ou bien le suicide. Ici, Nivenson ne perd pas l’occasion d’égrener avec délectation la longue litanie des artistes frappés par ces fins tragiques.

L’univers du vieillard se réduit donc à son voisinage immédiat, à ses perceptions quotidiennes et tous ces souvenirs qui le hantent, Roy, Meininger… On ne sait trop où se déroule le récit, sinon dans une banlieue ouvrière, dont les logements ont été progressivement accaparés par les classes moyennes, formées de bataillons d’universitaires dépeints par le narrateur-personnage comme les nouveaux manœuvres de la machine culturelle. La spéculation a conduit à un boom immobilier, qui nous rappelle fort l’euphorie des « subprimes » du début du millénaire. Campé dans sa demeure déglinguée qui fait tache dans ce quartier en pleine rénovation, le vieil homme résiste aux assauts des agents.

Nivenson ne cesse de remplir des fiches, à l’image des pièces des puzzles de son enfance, dont ses frères s’ingéniaient à subtiliser une pièce, une seule, simplement pour gâcher son plaisir face à l’achèvement impossible. Le parallèle entre les deux activités est établi : « Une histoire est un puzzle dont les pièces, au lieu de trouver leur place dans l’espace, la trouvent dans le temps ». Et un peu plus loin : « Deux cents fiches devraient suffire. Et s’il était impossible de les assembler, si la fiche indispensable manquait ? » L’aboutissement serait toujours déjoué par la poisse qui semble coller à Nivenson depuis son enfance.

André Breton, au passage, est méchamment dézingué, par une simple citation. Ce « brasseur de vent notoire » prône, au nom du surréalisme, une violence aveugle que les extrémistes de Daech ne désavoueraient pas. Relu un siècle plus tard, sur fond de jihad et de Bataclan, le propos de Breton* révulse de la tête aux pieds.

Moi, Harold Nivenson est le quatrième titre de Sam Savage, venu sur le tard au roman. Cet écrivain américain naît en 1940 dans une famille passionnée par les lettres (le père écrit des livres d’histoire, le jeu favori de la mère est de réciter par cœur toute poésie dont on lui cite un seul vers tiré au sort). Sam, le cinquième d’une fratrie de sept enfants, obtient un doctorat de philosophe à Yale, avant une expérience « brève et malheureuse » d’enseignement. Il passe ensuite quelques années en Europe, surtout en France, où il contracte un bref mariage. Les circonstances l’amènent à exercer plusieurs métiers, réparateur de bicyclettes, charpentier, pêcheur de crabes et imprimeur. C’est ensuite qu’il publie des romans, qui, avec « Firmin », lui apportent le succès.

On peut disserter à perte de vue, et bien en vain, sur la part d’autobiographie contenue dans ce récit. La noirceur l’envahit tout entier, en incluant le narrateur lui-même. Ne réchappe de cette détestation universelle que Roy, le chien. Toutefois, à la dernière page du livre, on croit déceler un début d’apaisement, lorsque Nivenson se rapproche de Moll, revenue de l’hôpital. Un rai de lumière sous la porte, peut-être, à la fin de ce court roman ? Derrière sa désinvolture très nordaméricaine, la posture de narration, audacieuse, est tenue de bout en bout d’une plume très sûre, pour nous immerger dans le grand âge, l’un des derniers tabous de notre société.

Dominique Perrut 
(29/08/22)    

Mes remerciements vont à Louise Narbo pour son aide précieuse.

* « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers au poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule » ; « Manifestes du surréalisme », Second manifeste du surréalisme, p. 78, NRF, coll. Idées.




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Pour mémoire









Sam Savage
(1940-2019)


Bio-bibliographie sur
Wikipédia












Édition en anglais
2013

Traduit de l’anglais
(États-Unis) par
Marc Amfreville