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Folio

(Janvier 2024)
112 pages - 3 €

Léon TOLSTOÏ
(1828-1910)

La matinée d’un gentilhomme rural

Décidément, cette collection de livres à deux ou trois euros est un bel outil pour une première incursion dans l’univers d’un auteur dont l’œuvre peut avoir un aspect trop imposant, voire écrasant, au point de repousser toujours à plus tard la lecture de ses ouvrages.
Comme Tolstoï, par exemple. Anna Karénine, mille pages ; Guerre et paix, deux mille… Il y a de quoi hésiter avant de s’engager pour un voyage au long cours. 
La matinée d’un gentilhomme rural, avec sa centaine de pages, est un très bon moyen de faire connaissance avec l’auteur, son univers, son écriture.
Les deux premières pages nous offrent une petite bio-bibliographie de cet auteur russe né dans une famille aristocratique, qui perd ses parents très jeune, commence des études de lettres qu’il ne poursuit pas et mène une vie oisive pendant plusieurs années avant de s’engager dans l’armée.
Le gentilhomme rural héros de cette nouvelle, le prince Dimitri Nekhlioudov, ressemble beaucoup à l’auteur qui n’hésite pas à mêler autobiographie et autodérision.
Le prince revenu sur ses terres après l’arrêt de ses études veut faire le bien, rendre ses paysans heureux, avant de s’apercevoir que la situation est plus complexe qu’il ne l’imaginait naïvement.

À dix-neuf ans, après sa troisième année d’Université, il écrit à sa tante :
« J'ai pris une décision dont doit dépendre toute ma destinée. Je quitte l'Université pour me consacrer à la vie rurale, parce que je sens que c'est pour elle que je suis né.  […]
Comme je vous l'ai déjà écrit, j'ai trouvé l'exploitation dans un état de délabrement indescriptible. J'ai voulu y mettre bon ordre et, ayant regardé les choses de près, j'ai découvert que le mal essentiel, c'était la situation pitoyable et misérable au possible des paysans, et que c'était un mal auquel on ne pouvait remédier que par le labeur et la patience. […]
N'est-ce pas mon devoir immédiat et sacré que de m'occuper du bonheur de ces sept cents hommes dont j'aurai à répondre devant Dieu ? […]
Je sens en moi l'aptitude à être un bon patron d'exploitation… »
En réponse, sa tante essaie de le faire changer d’avis en parlant de son idée comme d’un « projet absurde » mais il estime que « même une femme de génie pouvait se tromper » et il décide de se lancer dans l’aventure.

Après un an à écouter et observer, il prend son carnet de notes et une liasse d’assignats dans sa poche et part à la rencontre des paysans qui ont demandé de l’aide et dont il a noté les noms.
Le premier, Tchouris, vit dans une masure qui tombe en ruine et la chute d’une poutre a même blessé sa mère. Justement, le prince a fait construire des isbas en pierre dans un nouveau hameau.
« – Sûr que je les ai vues, répondit Tchouris. Fameuses ces isbas ! On dirait des prisons. »
Le paysan refuse de quitter le village où il a toutes ses habitudes et repousse les propositions du prince y compris en ce qui concerne son fils de sept ans.
« – Si ça pouvait être un effet de votre bonté, libérez-le de l'école : sans quoi l'autre jour l'agent de police est venu pour dire que lui aussi, Votre Excellence exige qu'il aille à l'école. Lui au moins, libérez-le : est-ce qu'il a l'âge de raison ? Il est encore trop jeune, il ne comprend rien. »

Nekhlioudov poursuit sa tournée et les situations suivantes sont aussi déplorables les unes que les autres mais les solutions qu’il imagine ne sont jamais du goût des paysans.

Au fil des visites, il prend conscience de son impuissance à changer les habitudes, les traditions, la soumission à la servitude et à leur condition de moujiks corvéables à merci.
La honte et la déception prennent le pas sur l’enthousiasme et le désir de lutter contre la misère.

Sa dernière visite est pour un paysan riche à qui il voudrait proposer d’investir son argent dans la terre plutôt que de le garder chez lui mais l’homme, après avoir sagement écouté l’offre de Nekhlioudov, nie farouchement avoir de l’argent. La défiance vis-à-vis du maître est une règle essentielle.

L’opposition entre la naïveté du jeune homme et le fatalisme ou la roublardise de ses serfs est un bel exercice d’écriture et d’autodérision. Les paysans se moquent de lui – le nommant entre eux « le petit jeunot » – mais il n’en a pas toujours conscience alors que c’est très clair pour le lecteur. En lisant cette nouvelle, on voit le jeune Tolstoï arpenter ses terres, le cœur débordant de générosité et la déception qui s’ensuivit.

Après avoir lu cette nouvelle, on peut se plonger dans le recueil, La tempête de neige et autres récits, d’où est extrait ce texte, et trouver l’envie de s’aventurer parmi les romans. L’œuvre de Tolstoï est un vaste univers dont cette Matinée d’un gentilhomme rural (écrite en 1856, lorsque l’auteur a vingt-huit ans) est une petite porte qu’il ne faut surtout pas hésiter à franchir.

Serge Cabrol 
(12/02/24)    




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Pour mémoire










Léon Tolstoï
(1828-1910)


Bio-bibliographie sur
Wikipédia












Folio Classique

560 pages - 9,40 €






Traduit du russe par
Michel Aucouturier










Deux autres récits (Le cheval suivi d'Albert) ont été extraits du recueil ci-dessus et publiés dans la collection Folio 3 €.


Folio

128 pages - 3 €