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Victor HUGO
(1802-1885)


Le Livre des Tables

Les séances spirites de Jersey



Les éditions Folio publient « l'intégralité des documents qui devaient servir à rédiger Le Livre des Tables dont Victor Hugo envisageait une publication posthume ». Il s'agit des procès-verbaux des séances de spiritisme organisées lors de l'exil à Jersey. Ces séances se déroulent entre le 11 septembre 1853 et le 8 octobre 1855, quasi quotidiennement. Hugo, exilé volontaire, trouve dans le spiritisme non pas un divertissement de salon mais une inspiration à son œuvre à venir, et une stature de prophète. Dans la préface, Patrice Boivin insiste sur l'influence décisive de cet épisode spirite sur l'œuvre et la pensée d'Hugo. Si l'on peut parler aux esprits, c'est bien que l'âme est immortelle. Et si l'âme est immortelle, la possibilité de rachat et de salut est possible. Boivin peint un père Hugo prophète d'une nouvelle religion, un christianisme mâtiné de métempsychose et d'animisme : « À partir de l'année 1855, une nouvelle religion s'est donc élaborée dont Hugo se considère comme le dépositaire ». Toute l'œuvre à venir est marquée par les conversations avec les Tables, l'exemple le plus fragrant étant le poème « Ce que dit la Bouche d'ombre », dans Les Contemplations.

Les carnets consignent exactement les dialogues avec les esprits. Tout y est noté : l'heure, le nom des participants, qui est à la table, qui rédige le compte-rendu. La table est un meuble d'enfant, que l'on pose en hauteur sur un autre support. Deux paires de mains suffisent à mettre en branle la séance : coups répétés pour les lettres de l'alphabet, un coup pour oui deux coups pour non, selon la formule consacrée. En revanche, on ne prononce pas la phrase attendue : « Esprit, es-tu là ? ». On demande « Qui es-tu ? ». C'est l'Histoire, la Littérature, la Philosophie, la Religion qui sont au rendez-vous, chez les Hugo. On ne convoque pas, on accueille on écoute, on interroge. Les fils, la fille Adèle, l'épouse, Vacquerie, Meurice, et Delphine de Girardin sont de toutes les séances, ou presque. Ils entendent et questionnent Dante, Napoléon et son neveu honni, Shakespeare, le Christ… Que du beau monde. Émotion à l'évocation de Léopoldine. Mais les grandes âmes ne sont pas les seules à s'exprimer. Le Roman, la Critique, la Tragédie…, figures abstraites, sont aussi de la partie. Un ange, parfois. L'au-delà propose des idées de romans, de pièces de théâtre. On n'a que les fréquentations que l'on mérite, sans doute, même parmi les esprits. Lorsque tout-un-chacun se lance dans une séance de spiritisme, c'est généralement pour dialoguer avec ses chers disparus, c'est pour invoquer des esprits tutélaires familiers, et être rassuré sur leur sort. Durant les séances spirites, chez les Hugo, on n'invoquait pas, on accueillait, et les hôtes étaient à la hauteur du maître de maison. Et toujours d'accord, ou presque, avec les idées de la maisonnée. Ce pauvre Racine, soit dit en passant, en prend plein la figure.

La lecture de ces carnets est absolument fascinante. Elle ne remet pas en cause le génie hugolien, elle ne l'éclaire pas différemment – les génies sont incompréhensibles –, elle l'aborde simplement de façon autre. N'appliquons pas de psychologie facile sur cet intermède jersiais, cela n'est d'aucun intérêt. Il est plus intéressant de considérer l'épisode des Tables tournantes comme une étape de création, suivant des préoccupations contemporaines. Les temps étaient au spiritisme, Hubert Haddad l'a magnifiquement écrit dans son dernier roman Théorie de la vilaine petite fille, qui raconte l'histoire des sœurs Fox et retrace l'apparition du spiritualisme aux États-Unis, en 1848. Les temps présents, visiblement, ont le souci de la médiumnité : le dernier roman de Philippe Sollers s'intitule Médium.

Il faut se garder de toute ironie. L'épisode des Tables tournantes de Jersey est un épisode singulier, et apparemment déterminant, de la vie et de l'œuvre de Victor Hugo. Mais il éclaire aussi – et surtout – les figures féminines « en creux » : Juliette, recopiant les comptes-rendus mais n'assistant jamais aux séances ; la fille Adèle, consignant dans son journal la vie jersiaise, comprenant qu'on ne se soucie que de l'âme de Léopoldine, et abandonnant sur l'île, déjà, sa propre raison.

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Extrait :
« Dimanche 3 septembre 1854
2h du jour
[…]
– Qui est là ?
– La Mort.
– Pour qui viens-tu ?
– Pour la tombe.
– Parle.
– Les époux charmants envolés dans le fleuve pensent à vous. Ils vous aiment, ils vous voient, ils vous attendent et vous gardent votre place dans l'immense baiser.
AUGUSTE VACQUERIE : Tu dis que nos morts nous attendent dans le monde où ils sont maintenant. Mais ils ne resteront pas dans ce monde. Leur ascension continuera. Explique-nous comment et où nous rejoindrons ceux qui sont partis de cette terre avant nous ? »
(p.456)

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Complément :
Patrice Boivin : L'écriture des tables - Le Livre des tables de Victor Hugo : matériaux disponibles pour une édition critique, entre convictions et incertitudes (Communication au Groupe Hugo du 20 juin 2009) :
http://groupugo.div.jussieu.fr/groupugo/09-06-20boivin.htm

Christine Bini 
(13/05/14)    
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/




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Pour mémoire













Folio Classique

(Avril 2014)
768 pages - 8,40 €


Édition de
Patrice Boivin