Régine
Detambel




Vous avez écrit des romans, des poèmes, des textes courts, des essais littéraires, vous avez participé à des livres d'artistes et l'expression picturale vous intéresse. Faites-vous un lien entre votre travail d'écrivain et la peinture ?
Je me sens bien soudain dans mon geste d'écriture parce que j'en ai pris conscience, de cette gestuelle, en regardant les peintres travailler, en lisant leurs écrits. Auparavant, je ne savais pas combien l'écriture pouvait compter de spatial et de perspectif. Ma poésie se transforme. Je parle de plastique d'une phrase. Je vois émerger mon dessin.

Vous avez réalisé des encres, des peintures, exposé quelques-unes de vos œuvres. Comment s'est inscrit cette création dans votre parcours littéraire ?
En 1959, à la galerie Daniel Cordier de Francfort, Henri Michaux, à qui l'on demande quelles sont donc ses intentions de frotteur, de gratteur et d'encreur, répond : « Je secoue ce qui n'est pas définitivement stable en moi et qui ainsi va pouvoir – qui sait ? – partir d'un mouvement soudain, soudain neuf et vivant. » Un autre mouvement, du nouveau, c'est ce que je cherche en jetant sur du papier couché brillant des flots d'encre de Chine et d'eau. Dans le but de réapprendre la lecture — ma façon de lire un texte ne me satisfait plus depuis quelques années — je promène un passe-partout — donc un passe, une fenêtre, une ouverture — sur de larges nappes d'encre brune et sèche, puis j'en isole un fragment à lire passionnément puisqu'il est seul, nu et sans contexte. En somme, j'apprends le sacrifice des détails. On se dira qu'un écrivain qui s'adonne à la peinture et prend le risque de s'exposer au regard des spécialistes en art, ce n'est pas si courant malgré Michaux, Klossowski ou Novarina. Mais, justement, je ne crois pas qu'il s'agisse là de peinture. Dans mon travail en tout cas. Ou alors il s'agissait déjà de peinture dans mes livres. Valéry dit qu'une œuvre littéraire est aussi un « système coloré » que travaille « la main de l'œil », et donne de son travail d'écriture la description suivante : « J'opère sur taches colorées intérieures ». Gilles Deleuze parlera de « l'œil haptique » (qui touche) qui regarde un tableau ou lit un texte.
Ce que je peux dire de mon travail pictural : j'étends les encres sur une plaque de verre, comme un photographe du XIXe siècle, avec la main et le poignet, rarement le coude et l'épaule. Pourtant, je crois que je peins de tout mon corps tout de même. J'utilise le noir de l'encre de Chine, le blanc des papiers divers et ce qui est plutôt pâle, lavé, dans l'acrylique et l'aquarelle. Je n'ai rien de plus grand que le format raisin. Je préfère la couleur dans mes livres, le noir et le transparent (l'eau) dans mes tableaux. Je peins sur du papier. Je ne peux peindre que sur du papier. Ainsi, faisant un pli supplémentaire au papier, j'installe des dessous à mon écriture.
Dans ma série des encres, j'ai réinventé une sorte de technique photographique que j'ai pu lire chez Le Gray : des rais de lumière sur des fonds très bruns, sépia. Il s'agit d'encres de Chine plus ou moins diluées et qui prennent l'apparence de paysages montagneux, de ciels striés d'éclairs, de vagues déferlantes, de fonds sous-marins…
Je prolonge l'expérience de l'écriture, je la mouille, je la salis, je l'élargis. Face à l'écran de mon ordinateur, à mon clavier, depuis des années, j'avais hâte de toucher à nouveau du papier. L'envie aussi de créer en un seul exemplaire. Un dessin est unique.
Retour au corps du papier. Et si c'était une manière de retour au corps par l'intermédiaire du papier. Je l'ai dit, je ne touche plus beaucoup le papier pour écrire mes livres. J'ai perdu aussi le contact avec la peau de mes patients. Je sais que le papier est une peau vivante ou morte, ou bien dans l'entre-deux, comme le vélin qui est une peau de veau mort-né. J'ai écrit « sur » le Vélin. De ce support improbable j'ai fait le titre d'un roman. Ma mère fut d'abord pour moi une surface de peau.
Et puis, dans ma série des Abécédaires, je jouis de pouvoir écrire sans rien dire. Un jus d'acrylique étendu à coups de pinceau de mousse me permet de tracer des pages d'écriture au kilomètre. Là aussi, le passe-partout s'impose et donne à ces pages un cadre, des limites, une marge. Je cherche, dans mes Abécédaires, à donner à voir des écritures diverses, en somme des échantillons larges et colorés de graphologue. Ce que je caresse : le projet de retrouver, par ces « Abécédaires » l'instant où notre écriture-bâton d'enfance rencontre soudain notre corps pubère pour devenir, à l'adolescence, une écriture personnelle, reconnaissable, signée.
J'écris vraiment dans la série que j'ai appelée Emulsions. Une émulsion est une impossible alliance. Mêler intimement l'eau du texte et l'huile de l'image serait une folie, une ambition risible puisque, depuis toujours, un lecteur et un spectateur sont deux êtres différents. Texte et image sont immiscibles. Même en inventant des caractères typographiques : le texte vu, le texte lu sont choses toutes distinctes, puisque l'attention donnée à l'une exclut l'attention donnée à l'autre. (P. Valéry, Les deux vertus d'un livre,Œuvres, II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960 , p. 1247)
Ce qui me secoue le plus, c'est de voir en marche les bouleversements que l'écriture crée en moi. Je ne suis pas dupe, je sais que lorsque j'ai écrit mon roman La Chambre d'écho naissait l'envie de peindre, de devenir un écrivain qui peint. Dans la Chambre d'écho, une ancienne étudiante des Beaux-Arts trouve enfin sa voie dans la création artistique. Exploration, Crise, Transformation, ce sont les trois substantifs qui structurent ce roman en trois volets, comme dans les triptyques peints. Je suis repassée par là ensuite, comme si j'avais écrit, dans ce livre, les phases, le rituel d'initiation auquel j'allais moi-même me soumettre.
Je peins pour lire. Je recrée la peau des livres en versant de l'encre sur une feuille de papier couché. J'apprends que le volume n'est pas tout.
Je sais que je n'écrirai plus de la même manière qu'avant la peinture. Mes flux d'encre diluée me servent désormais de provocateurs optiques. J'y vois autrement, je lis autrement. Il faudra probablement des années pour que je développe une vraie technique picturale. En attendant je sais que j'ai abordé là le premier mouvement d'une intuition où je vais bientôt trouver ce qui est mien.

Comment choisissez-vous vos formes d'écriture ?
Le choix de la forme d'écriture génère à la fois des propositions et des limites, c'est pourquoi il est important pour moi de varier sans cesse les formes, c'est-à-dire d'écrire à la fois des romans, de la poésie, des essais, des textes courts, sans jamais me fixer. Je continue à les appeler des romans, en réalité c'est tout autre chose que du romanesque qui est en action. La forme du roman est un peu synonyme pour moi de surface en peinture. S'il est instable et protéiforme c'est qu'il est à la fois toile, papier, textile et ouvre à tous les motifs… Plus que la narration, c'est la plastique de la phrase qui m'importe dans mes romans, son jeu, son articulation avec les autres phrases, et, bien sûr, la parole, l'entendu, à quoi j'ai envie de donner forme. Pour preuve, les parutions 2005-2006 : Essai (Valéry) – Texte court (Les Enfants se défont par l'oreille) – Pandémonium (roman) – Bernard Noël (essai)

Quel enrichissement vous apportent ces variations de formes ?
Si je ne variais pas ainsi les formes, j'aurais l'impression de tracer partout la même phrase, la même ligne de musiquette, alors que là, les formes variées réfléchissent différemment les valeurs. C'est un peu comme le jeu de la lumière selon les angles. Quelle que soit la forme, l'outil est le mot, de toutes façons. Et j'apprends à distinguer ses qualités physiques dans la phrase : transparence, opacité, brillance, matité, texture, forme, dimension, etc. Cette recherche est une constante de mon travail, depuis plus de quinze ans. Je pensais, alors, entre vingt-cinq et trente ans, que la machinerie formelle de l'Oulipo allait me suffire. J'aimais beaucoup leur côté artisanal et conceptuel à la fois. Mais il me faut aujourd'hui des plasticiens plus exigeants, plus soucieux de la contre-clé que de la clé.

Quel rôle joue l'écriture pour vous ?
Ecrire c'est organiser la matière du langage, l'orienter, l'éclairer, la tourner. J'ai retrouvé le goût d'une spontanéité de l'écriture, du bonheur de l'enchaînement d'une suite de décisions venues du plus profond de moi, au fur et à mesure de la phrase, et qui contiennent tout à la fois mes ressources et mon pouvoir sur mon écriture. C'est une vraie jouissance. Faire des choix sans cesse, voilà ma vraie vie d'écrivain. Et j'ai toujours hâte que le texte fini commence sa vraie vie de lecture. Surtout j'ai hâte de voir comment mes œuvres nouvelles vont donner aux anciennes une nouvelle coloration et à ma vie même un autre sens.

Comment envisagez-vous la structure d'un roman ?
J'ai toujours été fort peu soucieuse de réalisme — du figuratif — dans mes romans, depuis 1990. Mais j'accorde de plus en plus d'importance au climat, à la composition dramatique, aux variations de la lumière, aux lieux. Je comprends que mes choix de lieu clos étaient déjà des découpes. J'aime les silhouettes, la grisaille, les sombres, les contrastes puissants, les noirs, puis soudain un rai de lumière. C'est comme la fin de Pandémonium, mon dernier roman écrit. Je me dis que c'est une façon de saluer les éclairs de Giorgione ou les ombres du Caravage. Je me sens infiniment plus proche des peintres que des écrivains, dans ma façon de travailler. Je comprends beaucoup mieux ce que les œuvres picturales peuvent avoir de commun avec mon travail. Je me repère plus aisément dans le pictural.

Comment le pictural s'inscrit-il dans vos écrits ?
Dans Icônes et Graveurs d'enfance, je réglais déjà mes comptes avec l'irruption de la couleur et du découpage dans mon écriture. L'écrivain a beaucoup à apprendre des techniques du peintre, des visions du plasticien, des installations, des angles des vidéastes. La typographie n'a pas rigidifié l'écriture. Elle a une gestuelle qui n'a rien à voir avec la calligraphie et qui dépend de la façon dont on fait réagir les mots les uns avec les autres. Le mouvement de l'écriture est repérable.

La peinture est-elle une écriture ?
Il doit y avoir un moyen de puiser à la source d'avant la différenciation entre peinture et écriture, comme les Chinois, Michaux, Artaud. Parce que je crois que Parmiggiani a appris de Duras, qu'il l'ait lue ou non. Un écrivain comme Bernard Noël cherche quelque chose de sa propre trace dans la peinture. Jacques Dupin m'a éblouie quand il écrit sur Giacometti ou Tapiès. Charles Juliet sur Soulages ou Bram Van Velde. Becket sur Bram Van Velde. Je redécouvre ces grands textes d'écrivains sur de grands artistes. Ponge aussi. J'en suis là de ma quête, de mon travail, à quarante-et-un an, je rejoue les mêmes parcours, c'est grisant, c'est rassurant et merveilleux à la fois, c'est une sorte d'appel, je suis les devanciers, certes, mais je sens que mon chemin est neuf, peut-être parce que je viens tout nativement à cette recherche, peut-être parce que je suis tout entière dans mon travail.

Quels textes sur la peinture vous paraissent-ils essentiels ?
Les écrits de Matisse m'accompagnent, les entretiens avec Cézanne, les Carnets de Giacometti. Et puis le regard de Jacques Dupin, de Francis Ponge, de Charles Juliet, de Beckett sur la peinture. Pour les entendre au mieux, je dois transposer leurs propos pour le travail d'écriture, les métaphoriser pour me les rendre digestibles et les utiliser, les brûler dans ma propre économie d'écriture. Alors seulement j'ai pu comprendre combien le travail d'écriture est peu conceptuel, mais bien totalement sensuel, plastique, visuel, dépendant de la géométrie, des angles, réglant parfois ses comptes avec le ressemblant ou l'historique. Et le travail à l'ordinateur n'y change rien. Il y aura toujours une surface plane. Et sur cette planéité j'écris.

Comment évolue la création littéraire pour vous ?
Il se peut que dans 15 ans, je passe mêmement à l'exploration de la musique ou de la chimie. Peu importe si ça tourne puisque ce sont toutes des formes du savoir humain, du rêve humain, de ce mystère esthétique dont j'ai fait mon socle et ma raison de vivre.

Ce regard pictural vous ouvre-t-il vers de nouvelles approches ?
Je trouve la peinture infiniment plus proche de la philosophie actuelle que la littérature, justement par la multiplicité des formes offertes. Le concept de peau, par exemple, est dit par Christian Bonnefoi ou Hantaï, avec plus de force que Segalen, Dagognet et Bernard Noël réunis. Claudio Parmiggiani dit Hiroshima avec plus de violence que Marguerite Duras… Il ne s'agit évidemment pas d'un concours mais d'une évidence à laquelle les écrivains ne devraient pas se rendre… Un chemin est ouvert.

Quel est votre regard actuel sur la littérature ?
Si j'ai l'impression que la littérature traîne un peu derrière les arts plastiques et la philosophie, c'est peut-être qu'elle est gênée par ses formes. La lisibilité serait pour elle ce qu'est en architecture la contrainte de l'habitabilité. Pourtant je me sais quelque part anti-moderne, je sens que je peux créer quelque chose aujourd'hui, malgré tout. Que ce sera, si j'y arrive, beaucoup plus profond, beaucoup plus subversif, en ayant conservé les formes anciennes. J'aimerais bien saper tranquillement quelques bases, quelques idées reçues du langage cuit, mais à mon rythme, avec l'air de ne pas y toucher… Quoi qu'il en soit, il est essentiel pour moi d'aller informer mon regard ailleurs, pour mieux revenir à la lecture des grands textes, après avoir appris lentement à contempler d'autres formes d'expression.
Je ne sais plus qui avait dit "J'aurais beau répéter sang du haut en bas de la page, elle n'en sera pas tachée, ni moi blessé". Mais c'est justement ce genre de regard sur la littérature et l'innocuité apparente du maniement plastique du langage qu'il faut parvenir à contrer.

Vous ouvrez une librairie d'Art au 2 rue Saint-Côme à Montpellier avec les galeristes Jean-Yves Franch-Font et Marie Mislej. Comment envisagez-vous cet espace littéraire et pictural ?
En quelques mots, un jeune galeriste de Montpellier, Jean-Yves Franch-Font, et son associée, Marie Mislej, m'ont proposé d'ouvrir une librairie d'art dans les locaux de leur maison d'édition et diffusion d'estampes, au 2 r st-Côme à Montpellier. Nous sommes en train de recevoir les livres.
    J'ai en charge le choix des titres et les animations de la librairie. Nous aurons surtout des essais sur l'art, des écrits d'artistes, des textes d'écrivains sur les artistes. Peu ou pas de monographies. 
    J'aurai à cœur d'inviter rapidement Bernard Noël, qui cherche quelque chose de sa propre trace dans la peinture. Puis Jean-Louis Schefer… Nous aurons tout Jacques Dupin, qui m'éblouit quand il écrit sur Giacometti ou Tapiès, nous aurons les ouvrages de Charles Juliet sur Soulages ou Bram Van Velde. De Becket sur Bram Van Velde.  Ponge aussi et bien d'autres… De grands essais aussi, par exemple l'ensemble du catalogue des éditions Macula, presque tout Fata Morgana…
    Les artistes de la galerie et ceux dont nous éditons les estampes, Christian Bonnefoi, Claudio Parmiggiani ou Gérard Titus Carmel, interviendront également pour parler de leurs textes.  
    A terme, dans un an, nous espérons avoir 2 à 3000 titres. Ce n'est pas énorme mais la librairie ne compte que 40 m2 et nous avons dû veiller à ce que les rayonnages ne mordent pas trop sur l'espace d'accrochage… 
    Il va de soi que la création de cette librairie est un moment dans mon travail d'écriture. Voilà déjà deux ou trois ans que les écrits de Matisse m'accompagnent, les entretiens avec Cézanne, les Carnets de Giacometti. Et puis le regard de Jacques Dupin, de Francis Ponge, de Charles Juliet, de Beckett sur la peinture. Pour les entendre au mieux, je transpose leurs propos dans mon travail d'écriture, je les métaphorise pour me les rendre digestibles et les utiliser, les brûler dans ma propre économie d'écriture. Alors seulement j'ai pu comprendre combien le travail d'écriture est peu conceptuel, mais bien totalement sensuel, plastique, visuel, dépendant de la géométrie, des angles, réglant parfois ses comptes avec le ressemblant ou l'historique. Et le travail à l'ordinateur n'y change rien. Il y aura toujours une surface plane…

Quelle sera la première rencontre dans votre librairie ?
La première lecture-rencontre à la librairie d'art du 2 r St-Côme à Montpellier aura lieu le 17 juin prochain, avec Frédéric-Jacques Temple, de 17 à 21h. Frédéric-Jacques Temple présentera tout particulièrement son livre d'artiste réalisé avec la collaboration de Pierre Soulages (éditions Trames). On parlera, en outre, de son dernier recueil de poésies, paru aux éditions Proverbe, et intitulé Phares, balises et feux brefs.


Propos recueillis par Brigitte Aubonnet