Annie Ernaux
Propos recueillis par Brigitte Aubonnet
Cet entretien a été publié dans le N°1 de la revue en janvier 1994. Annie Ernaux a tout de suite accepté notre proposition et nous lui en sommes très reconnaissants. Il est donc normal que ce premier entretien soit présent aussi sur le site au moment où, dix ans plus tard, Encres Vagabondes devient une revue en ligne.
- Comment s’est manifesté votre désir d’écrire
?
Je sais qu’on a l’habitude de dire "écrire", intransitivement
mais on écrit toujours quelque chose. (Cet usage, d’ailleurs,
d’"écrire" tout court est récent, une cinquantaine
d’années, peut-être). Et cette chose compte beaucoup. Je
me souviens qu’enfant, j’ai écrit sans souffrance les rédactions
scolaires, avec un certain plaisir même, et aussi deux ou trois histoires,
aux vacances d’été. A seize ans, j’ai commencé de
tenir un journal, écrit aussi quelques poèmes, nous étions
plusieurs filles à faire de même. Peut-on parler de désir
d’écrire ? Je ne crois pas, pas au sens fort : il s’agissait
d’activités dans la mouvance de la lecture, liées à l’adolescence,
au désir de se confier. Plus tard, en revanche, à vingt ans exactement,
j’ai le désir vrai d’écrire un roman. Je le commence
et ne le termine pas. Deux ans plus tard, je le reprends, le finis, l’envoie
au Seuil où il est refusé. Et je recommence.
- Y a-t-il eu un évènement particulier ou était-ce un
souhait très ancien ?
Comment voir clair dans ces années d’enfance et de jeunesse à ce
sujet ? Seulement ceci : à vingt ans, après un certain nombre
d’expériences, je me représente le fait d’écrire
un livre (il s’agit pour moi de roman) comme le véritable accomplissement
de soi, un projet de vie supérieur à tous les autres.
- Pourquoi avoir choisi l’écrit comme moyen d’expression
?
Mais on ne choisit pas ! N’ayant appris ni la musique ni le dessin, sachant
seulement me servir de ma langue (et mieux par écrit qu’oralement), écrire
s’imposait, non naturellement mais culturellement.
- Etiez-vous passionnée de littérature ?
Autrefois, pendant l’enfance et l’adolescence, lire (n’importe
quoi) était une absolue passion, non, un besoin plutôt. C’est
la lecture plus que tout le reste, qui m’a poussée à écrire,
je crois. La question, au présent, n’a pas de sens pour moi. Ecrire
fait partie de ma vie comme manger, dormir, c’est une sorte d’état.
La littérature, toutes les littératures, sont autour de moi,
comme un espace de vie, non comme un objet de désir ponctuel. Ce qui
m’intéresse, c’est le langage nouveau ou le livre (aussi
bien de la sociologie, de la philosophie) qui apporte une "vérité" nouvelle.
- Un auteur vous a-t-il particulièrement influencée
?
Tous les écrivains que j’ai aimés ont dû m’influencer
: Flaubert, Proust, Céline, V. Woolf, Camus, Sartre, Beauvoir, etc.
Sans parler d’auteurs moins connus, de livres dont j’ai oublié le
titre, qui constituent ma mémoire littéraire. Ne pas oublier
non plus qu’on écrit "contre" aussi, certains auteurs,
c’est-à-dire qu’on ne veut pas écrire du tout comme
eux.
- Aviez-vous une idée précise de votre projet avant l’écriture
de votre premier roman ?
Mon projet avait longuement mûri pendant une année (je parle du
premier roman non édité). La structure globale s’était
peu à peu dégagée, avant d’écrire toutefois.
Mais l’écriture au jour le jour, phrase après phrase, était
une surprise, et le résultat final aussi !
- Aviez-vous le projet d’écrire sur un thème proche avec à chaque
fois un éclairage différent ou l’écriture de vos
romans s’est-elle enchaînée naturellement ?
Mes projets naissent de la vie, ils se forment malgré moi, ils deviennent
nécessaires. Ce ne sont ni des thèmes, ni des sujets, des nébuleuses
plutôt avec quelques taches plus nettes. Je sais que c’est l’écriture
qui m’apprendra, me fera découvrir ce que je ne saisis pas très
bien encore.
- Les contraintes de l’écriture vous ont-elles quelquefois poussée à envisager
d’arrêter d’écrire?
Non, existe-t-il de l’écriture sans contrainte ? Je m’arrêterai
d’écrire si je n’ai rien à dire.
- Quelles sont pour vous les plus grandes joies et les plus grandes
déceptions
de l’écriture ?
Les termes "joie" et "déception" me déconcertent,
lorsqu’il s’agit de parler de l’écriture d’un
livre. Ils ne correspondent pas à ce que je ressens, qui pourrait se
résumer à : "c’est ça" (il n’y a
rien à retoucher) et à "ça ne va pas" (donc,
chercher autre chose) bref, satisfaction et insatisfaction devant quelque chose
qui devait être fait. En dehors de ce moment précis d’écriture,
il y a la réception, l’accueil des lecteurs : joie, émotion
même, lorsque quelqu’un me dit : "c’est ce que j’aurais
voulu écrire".
- Comment avez-vous décidé de la forme de vos deux derniers
livres qui est un peu en rupture avec vos romans précédents ?
Pour Passion simple, j’ai commencé à écrire la phrase "A
partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai
plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone
et qu’il vienne chez moi", puis quelques phrases encore. Sans projet,
sans but. J’ai poursuivi, de manière irrégulière,
la structure, la manière (l’inventaire d’une passion) venant
exactement en même temps que le contenu. Je cherchais simplement à répondre à cette
question : "j’ai aimé un homme, qu’est-ce que ça
signifie, où est la réalité de la passion ?" Plus
j’avançais et plus je voyais que "raconter une histoire" était
impossible pour moi, faux, traditionnel (faux parce que traditionnel). Je voyais également
que cela pouvait devenir un livre. (J’écris beaucoup sans projet,
sans prévoir un texte en bonne et due forme).
- Avez-vous envisagé Journal du dehors en pensant à un autre
art comme un tableau peignant le quotidien par petites touches ou comme un
film se déroulant sous vos yeux ?
Journal du dehors est aussi spontanément né sous forme de fragments,
par désir de saisir la réalité de l’espace et du
temps dans lequel je vis. Je ne pensais à aucun autre art, les rapprochements
entre les arts sont hasardeux d’ailleurs. Simplement, comme il s’agit
de réalité, on pourrait évoquer une parenté avec
la photographie. Mais c’est après coup que je dis cela.
- Vous retrouvez-vous dans la tendance littéraire actuelle qui met
en avant l’introspection ?
Je ne suis pas sûre que l’on puisse parler d’introspection
pour l’époque où nous sommes. La littérature purement
psychologique est relativement rare. Voulez-vous dire la littérature
du "je" ? De fait, elle est très multiple. L’énonciation, "je" ne
suffit pas à déterminer un type d’écrits et même
si l’on ne considère qu’un "je" vraiment autobiographique,
il y a des différences énormes entre les écrits qui ressortissent à ce
genre. Le "je" que j’emploie est une sorte de lieu traversé par
des expériences très peu particulières, banales même
(la mort, l’inégalité sociale et culturelle, la passion,
les transports en commun). Ce n’est pas un "je" intérieur,
introspectif, plutôt un "je" miroir, passé au crible
de l’analyse socio-historique, par exemple dans La place et Une
femme,
ou Les armoires vides.
- Avez-vous le sentiment de vivre une époque de transition donnant
une importance toute particulière à votre témoignage dans
cette période où les idéologies s’effondrent ?
Comment savoir si nous sommes dans une époque de transition ? C’est
notre époque, voilà tout, et (mot de Sartre) nous n’en
avons pas d'autre. Parmi les visées que j'aime assigner au fait d’écrire,
témoigner est l’une des plus importantes. Mais ce n’est
jamais neutre : on peut écrire sur les gens et les villas de Saint-Tropez,
ou sur les hypermarchés, les passagers du R.E.R., sur la passion ou
sur l’impossibilité de la passion. Il n’y a pas de degré zéro
idéologique dans un texte. Ecrire est à mes yeux un acte politique.
- Avez-vous eu le sentiment de redonner sa place à chacun en revalorisant
l’individu face au groupe ?
La formulation "l'individu face au groupe" me gêne un peu,
parce que l’individu seul est un mythe mais je crois comprendre autre
chose dans votre remarque : mes livres évoquent des gens, des situations
quotidiennes auxquels la littérature d’ordinaire n’accorde
pas d’importance, d’où, n’importe qui - et pas seulement
le héros "bourgeois" pour simplifier - voit son existence "légitimée", "dignifiée".
Est-ce cela ? Il ne doit pas y avoir de hiérarchie en littérature,
ni des gens, ni des choses. Il n’existe pas d’objet poétique
ou littéraire en soi. Ni de mot poétique ou littéraire,
par conséquent.
- Dans le contexte actuel, la crise de l’écrit vous semble-t-elle
une crise des éditeurs, des auteurs ou des lecteurs ?
Y a-t-il crise de l’écrit ? Les livres publiés sont de
plus en plus nombreux... Globalement, on ne doit guère lire moins qu’il
y a trente ans. Franchement, en France, la situation n’est pas catastrophique.
Je crois que la crise est surtout dans l’enseignement où l’on
fait d’un enfant un lecteur ou non. Mais c’est une question immense.
- Comment envisagez-vous le rôle des revues littéraires
?
Il me semble qu’elles doivent être le lieu d’accueil des
jeunes qui commencent d’écrire, mais qu’elles doivent être
exigeantes dans le choix des publications. La revue littéraire n’est
viable à notre époque (et ce fut, je crois, toujours le cas)
que si elle se refuse à être seulement une collection de textes,
si elle est animée d’une volonté précise, peut-être
plus que littéraire.