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René FRÉGNI

Les ateliers en prison :
une qualité d’écoute et d’écriture
que je ne retrouve pas ailleurs.



Cet entretien a été publié dans le N°14 de la revue Encres vagabondes consacré à la littérature en milieu carcéral. A l'occasion de la parution de son roman, Les vivants au prix des morts, il nous semble intéressant de rappeler les propos de René Frégni sur l'animation d'ateliers d'écriture en prison.



Il y a plusieurs années que vous animez des ateliers d'écriture en prison.
J'ai commencé à la Maison d'Arrêt de Luynes avec des mineurs pendant trois ans, puis au Centre de Détention de Salon de Provence et depuis quatre ou cinq ans aux Baumettes.

Pourquoi cette attirance pour le milieu carcéral ?
Au début, je suis intervenu sur une propo­sition de la DRAC mais il est évident qu'il y avait déjà une complicité sans que je m'en doute. J'ai connu ce milieu pendant six mois, en prison militaire à Verdun et à Metz, dans de vieilles prisons où les insoumis, les déserteurs, les "droit commun" étaient mélangés. J'avais envie de retrouver cette atmosphère. Il ne faut pas se le cacher, quand on intervient en prison, il y a d'abord un peu de curiosité, c'est un endroit très fermé, protégé par des murs, des miradors, c'est assez fascinant. Et puis, ensuite, quand on y va depuis longtemps on sait ce qui se passe, il y a beaucoup moins de mystère, mais il y a une véritable complicité avec des gens qui ont une vie intense, qui écrivent avec une rage, une colère, une révolte et en même temps un besoin d'amour que n'ont pas souvent les gens qu'on voit dehors.

Et comment se déroule une séance ?
Au départ, il y avait quelques exercices, certains jeux oulipiens, mais on a très vite dépassé tout ça et maintenant je n'ai même plus à donner de consigne, ils font d'eux-mêmes un réel travail qui se poursuit en cellule. Certains écrivent des romans, d'autres des séries de nouvelles, des poèmes, des journaux, des scénarios... On lit à voix haute ce qu'ils ont écrit en cellule, on n'écrit plus pendant les trois heures d'atelier. Sinon, ils ont l'impression de perdre du temps. Pour écrire, il y a le reste de la semaine, le samedi, le dimanche et la nuit, où ils sont enfermés et où rien ne se passe. Là, ils écrivent seuls. C'est plus facile pour se concentrer qu'à dix dans une salle. En atelier, cha­cun lit son texte, souvent huit à dix pages, le travail de la semaine, et on commente, on revient, on pioche, on essaie d'améliorer. On s'arrête sur des phrases, on se critique, tout ça en vraie cordialité, il n'y a jamais d'animosité, de rivalité, de jalousie par rapport à ceux qui écrivent mieux que d'autres. Pendant les séances, l'atmosphère est détendue, il y a les mo­ments où on plaisante, où on rit, mais quand on travaille sur les textes, c'est toujours très intense, très sérieux, c'est capti­vant... Cette qualité d'écoute et d'écriture, je ne la retrouve pas ailleurs.

Vous avez dû trouver une différence en­tre les mineurs et les adultes ?
C'est la nuit et le jour. Cette nouvelle génération ne lit pas du tout. Ils ont regardé la télé chez eux, alors ils l'allument dès qu'on la leur donne et ils ne l'éteignent jamais. Ils descendent dans les cours de promenade, la télé tourne, ils remontent, ils se rassoient sur le lit devant la télé, la nuit ils s'endorment à deux heures du matin et elle continue à haute voix. Dans leur sommeil, ils entendent la 6 et dès le réveil ça repart avec les séries américaines, les clips, etc. Ils ont l'impression d'être dans un autre monde, mais c'est un monde presque psychotique. Quand ils arrivaient le matin à l'atelier, ils dormaient debout, ils avaient les yeux enflés de télévision. Impossible de leur faire écrire deux lignes. Pendant des mois et des mois, on a parlé, je leur racontais des histoires, et puis je me suis mis à leur lire à haute voix des romans très simples comme Le facteur sonne toujours deux fois, des nouvelles d'Hemingway, des tex­tes de Jack London, souvent des textes américains qui sont criblés de dialogues et très vifs. Et puis ensuite on a écrit en­semble un polar, parce qu'on discutait beaucoup de l'OM, de football. Un jour, je leur ai dit : « On va imaginer qu'on a trouvé un cadavre dans les vestiaires du Stade Vélodrome ». L'idée leur a plu parce qu'il y avait des flics, un cadavre, une enquête, du fric... Et certains se sont mis à lire : des polars, des bandes dessinées, des romans noirs, des livres écrits gros, des livres courts... Il faut commencer par là. Il y en a qui sont restés un an ou deux dans l'atelier et une minorité a continué à lire. Il ne faut pas être immodeste, c'est une minorité.
Avec les adultes, à Salon puis aux Baumettes, ça n'a rien à voir. J'arrive, ils ont des cargaisons de textes, ils lisent avec passion parce qu'ils deviennent un peu des intellos en prison, des autodidactes qui défrichent tout...

Même s'ils n'ont pas au départ un ba­gage important ?
Au départ ils n'en ont pas, ce sont des loubards, devenus des petits truands, parfois des petits caïds, mais qui ont cette intelligence de la rue. A l'entrée, ils n'avaient lu que les journaux, le Provençal et quelques magazines d'auto ou de football, et puis ils se mettent à découvrir la littérature dans l'atelier où ils sont venus par curiosité ou parce qu'il faisait froid dans la cour de promenade l'hiver... D'abord je leur donne des romans américains, des polars, et puis après ils passent à Dostoievski, à Giono, à Genet... Certains lisent un roman par jour, alors au bout de trois ou quatre ans de prison, ils ont déjà une culture littéraire...

Vous avez déjà écrit plusieurs romans, qui comportent une part d'autobiographie assez importante.
Jusque vers trente-cinq ans, j'ai eu une vie assez aventureuse. Pendant cinq ans, j'étais déserteur avec de faux papiers. Après, j'ai travaillé pendant six ans dans un hôpital psychiatrique, j'ai fait du café-théâtre, j'ai voyagé pas mal à l'étranger en faisant des petits métiers : barman, à la plonge, vestiaire, guichetier, jardinier, maçon... Maintenant, depuis que j'écris, ma vie est plus stable mais j'ai ce goût de l'aventure en moi.

Vous écrivez aussi pour les jeunes.
J'ai écrit des livres dans la collection Sou­ris noire, et aussi un Je bouquine pour Bayard Presse... C'est la même écriture ! Légèrement plus simple, plus court, avec des phrases plus brèves, mais c'est quand même mon rythme et mes émotions. J'écris beaucoup avec mes sensations tactiles, avec les odeurs qui sont autour de moi, et même avec ma peau, mes mus­cles... Et les sensations sont les mêmes pour les jeunes que pour les adultes. Il y a une certaine recherche de la simplicité pour les jeunes, surtout pour les très jeunes en Souris Noire, mais sur le fond, la solitude, l'errance, la quête d'amour, c'est la même chose à huit ans ou à quatre-vingts. On aborde l'amour de la même manière, avec les mêmes jalousies, les mêmes déceptions. On souffre de la même façon quand on est amoureux, ou quand on manque d'amour, quand on est trop seul... J'écris la même chose mais avec des phrases un peu plus brèves.

Vous avez obtenu le Prix Populiste en 1989.
Je ne refuse pas le qualificatif d'écrivain populaire. J'essaie d'écrire à la fois pour le prof de lettres et pour le jeune qui ne lit plus. Je crois qu'on peut faire de la qualité qui soit populaire. Modiano peut être lu par beaucoup de gens, et Belletto dans le polar, Manchette, voilà des livres qui peuvent être lus par un large public et qui sont de qualité. On confond ce qui est populaire avec de la sous-qualité, de la sous-littérature. Quand je demande aux jeunes dans les lycées ce qu'ils lisent, L'étranger de Camus est celui qui revient le plus souvent, et pour moi c'est un des plus grands livres du siècle...
Evidemment, pour le terme "populiste", il y a eu une dégradation avec l'extrême-droite. Au début du siècle les populistes étaient ceux qui allaient vers le peuple. Et c'est ce qu'on essaie de faire ici avec "Manosque, ville du livre". On va faire beaucoup d'opérations vers les écoles, les lycées et surtout vers le LEP et les quartiers qui ne lisent pas. Il faut se poser la question de la littérature dans ces quartiers-là. Les gens qui lisent, qui fréquentent les bibliothèques et les librairies, on n'a pas grand-chose à leur apprendre de plus. En revanche, il y a des jeunes de 20-25 ans qui n'ont jamais ouvert un livre de leur vie et c'est là qu'il faut aller...

Propos recueillis par Serge Cabrol
(Encres vagabondes N°14, Été 1998)





Bibliographie :

Chez Denoël

Les Chemins noirs
1988 (prix du roman populiste)

Tendresse des loups
1990

Les Nuits d'Alice
1992

Le Voleur d'innocence
1994

Où se perdent les hommes ?
1996

Elle danse dans le noir
1998

On ne s'endort jamais seul
2000 Prix Antigone (2001)

L'Été
2002

Lettre à mes tueurs
2004

Maudit le jour
2006

Tu tomberas avec la nuit
2008

 

Chez Gallimard

La Fiancée des corbeaux
2011

Sous la ville rouge
2013

Je me souviens
de tous vos rêves

2016

Les vivants
aux prix des morts

2017


Tous les romans de René Frégni ont aussi paru en Folio.

 

Pour la jeunesse :

Marilou et l'assassin
Syros, 1990

La Vengeance de la petite gitane
Syros, 1992

La Nuit de l'évasion
Bayard jeunesse, 1998

L'Étrange Noël de Léa
Magnard, 2003