Francis

HUSTER




Françis Huster est acteur, metteur en scène, réalisateur et scénariste. D’abord sociétaire à la Comédie Française, il crée la « Compagnie Françis Huster » qui a joué Le Cid à travers toute la France et à l'étranger. Huster a aussi interprété, entre autres, Lorenzaccio de Musset, Mémoires d’un tricheur de Guitry et au cinéma il a travaillé avec Lelouch et Zulawski. Il a reçu le Prix Gérard Philipe en 1980 et un Sept d’Or en 2003 pour son interprétation de Jean Moulin.


Vous avez fait une formation avec René Simon et Antoine Vitez. Que vous ont-ils appris ?
René Simon qu’on appelait « le patron » m’a enseigné l’audace et l’insolence. Il a toujours choisi en fonction des valeurs humaines du texte lorsque j’avais un rôle à interpréter. Il m’a appris aussi en dehors de ce côté rebelle à avoir confiance et à n’écouter que ce que mon instinct me commandait de faire. Antoine Vitez m’a appris à refuser les acquis, à remettre en question toutes les références théâtrales. Celles-ci ont d’ailleurs contribué pour pas mal de mes camarades à cette époque là à les paralyser et à faire rater leur carrière. A force de se sentir fils de Jouvet, de Vilar, de Barrault ou de Dux on en arrivait à oublier qu’il fallait réinventer ce métier à chaque génération. Vitez a été une sorte de Che Gevara du théâtre avec ce que ça peut comporter de danger mais en même temps d’audace. Il se trouve que le triangle entre Simon, Vitez et Florent a été le coup de chance de ma vie car Florent pour sa part m’a enseigné à travailler avec les autres. C’est d’ailleurs l’intérêt majeur que je vois à suivre des cours d’art dramatique à savoir apprendre à travailler avec les autres.

Et le cinéma est-ce que ça s’apprend ?
Le problème du cinéma c’est exactement le même que celui du football. Dans les années 50 chaque joueur sur le terrain avait sa place. Les arrières jouaient à l’arrière et ne dépassaient jamais la ligne médiane, les demi-centre étaient au milieu du terrain et n’allaient jamais attaquer. Quant aux attaquants ils ne revenaient jamais défendre. C’était les grandes années du football brésilien de Pelé et du football français de Kopa et Fontaine. Et puis le football a évolué. Tout d’un coup dans les années Emilio Ferrera le catenaccio italien a décidé que tout le monde allait au contraire comme dans un échec défendre avec les noirs et attaquer avec les blancs. Ce sont des matches de foot qui se terminaient souvent par 1-0. Des matches très longs qui ont porté haut le football italien mais qui ont tué un certain sens du football. Ensuite s’est opérée une totale évolution. Toute l’équipe s’est mise à défendre où à attaquer et on a vu pour la première fois des arrière marquer des buts, des demi-centre aller à l’attaque, des avant-centre défendre jusqu’à la ligne des buts. C’est le même principe au cinéma. A un moment donné et je pense notamment aux films de Marcel Carné, de Jean Renoir, de Duvivier, Clouzot les techniciens imposaient le style du film aux metteurs en scène. Et les metteurs en scène avaient un dialoguiste qui sculptait des dialogues pour les acteurs (Audiard, Companeez...). Les acteurs se retrouvaient donc dans une théâtralité avec une caméra et avaient à dire des grands textes classiques. Ils venaient sur le plateau et des metteurs en scène comme Pagnol, Guitry dirigeaient plus la caméra que l’acteur. C’était là que résidait le problème. Et puis est arrivée la nouvelle vague. La caméra est devenue elle-même un acteur et a fait partie de la narration assassinant le style Clouzot et abolissant le directeur d’acteur dictateur. La caméra est devenue fluide et s’est presque mise à respirer en même temps que les acteurs. S’en est suivie une liberté de jeu avec les deux plus grands metteurs en scène de la nouvelle vague que sont Jean-Luc Godard et Claude Lelouch. Lelouch est derrière sa caméra , il nous dit le texte, on répète après lui et puis il efface sa voix. Ce changement a engendré comme pour le football le fait que tous les acteurs soient le film. Il n’y a plus la super star, les seconds rôles et les petits rôles. Le cinéma d’aujourd’hui comporte des films ronds où tous les rôles sont des rôles principaux.

Est-ce une bonne chose ?
Quand on est sur un plateau de cinéma on passe par exemple trois quarts d’heure à préparer la lumière, trois quarts d’heure au maquillage pour préparer chaque acteur, ensuite on met les acteurs dans des loges ou des car-loges. Puis arrive l’assistant qui dit "C’est à vous". On nous emmène alors sur le plateau où les lumières et la caméra ont été préparées, et on nous annonce que l’on va tourner. Le metteur en scène commence à travailler avec les acteurs de la même façon que pour l’installation de la lumière et du travelling. Or les gens de l’équipe disent "On va attendre combien de temps avant que les acteurs soient prêts ?". Le metteur en scène sur un plateau de cinéma n’a donc pas le temps de faire travailler les acteurs. Or pour que l’on arrive à un cinéma révolutionnaire avec un jeu exceptionnel des acteurs il faut des metteurs en scène qui puissent travailler tranquillement.. Les techniciens doivent comprendre que diriger un acteur ne se fait ni la veille ni avant, mais sur l’instant et au moment où on tourne. Si on a besoin de 20 minutes pour diriger une actrice qui n’a que deux lignes à dire on doit prendre ce temps là. On est battu dans tous les domaines par le cinéma américain, indien et chinois qui a tous les moyens pour permettre un tournage immense avec des effets spéciaux. Si nous voulons nous en sortir nous le cinéma européen nous devons le faire sur la qualité de l’acteur. J’ai toujours considéré comme un véritable scandale qu’aucun acteur français n’ait jamais eu un oscar à Hollywood. Ni Raimu, ni Gabin, ni Belmondo, ni Delon rien.. Et je passe aussi sur des acteurs sublimes comme Mastroiani. La qualité des acteurs européens va venir de cette révolution qui va consister à ce que pendant que les techniciens installent le travelling, la lumière le metteur en scène travaille avec les acteurs. Il faut donc éduquer les acteurs à apprendre à travailler avec du bruit, avec des gens qui passent ...

Avez-vous des choses à reprocher au théâtre actuel ?
Oui c’est la conception cartésienne par rapport à des auteurs comme Beaumarchais, Musset, Racine, Corneille, Hugo. Il existe un raz de marée destiné à réinventer totalement ce théâtre là. Il existe des mises en scène d’opéra sublimes, pourquoi n’y aurait-il pas le même phénomène vis-à-vis du théâtre classique. Je pense que la puissance du théâtre viendra du renouveau total du raz de marée de la mise en scène.

Et comment concevez-vous cette mise en scène ?
Comme ce que j’avais fait avec Richard II de Gloucester mon adaptation de Richard III de Shakespeare. J’avais monté la pièce comme si c’était Onassis, Jackie Kennedy, Lord Oswald sans changer un mot de Shakespeare. J’avais même mis de la musique. Dominique Probst avait fait une partition extraordinaire, c’était Shakespeare. Il y avait des hélicoptères comme si c’était le Vietnam, des bandes-son extraordinaires et Deborah Warner était venue voir le spectacle avant de faire son film lui aussi dérivé de Richard III. Un film dans la même lignée et qui était magnifique.

Pour vous quelles sont les différences entre la mise en scène de théâtre et la mise en scène de cinéma ?
Une énorme différence comme entre la marine et l’armée de l’air. La mise en scène au cinéma consiste à placer la caméra donc l'œil du spectateur là où il peut suivre le fil rouge de l’histoire qui dure 1h30. Et non pas à placer la caméra pour suivre ce que fait chaque personnage donc chaque acteur du film. Deux personnes sont entrain de parler dans un café. Ce qui compte ce n’est pas ce que l’un et l’autre pensent, mais ce qu’ensemble ils nous racontent. Par exemple on voit Gary Cooper dans Le train sifflera trois fois aller chercher de l’aide. Il marche en avant et demande à son copain de venir combattre avec lui les bandits qui arrivent. La caméra est dans la grande rue par terre en travelling arrière et comme Fred Zinnemann passe la caméra en dessous il nous mythifie Gary Cooper. Ça nous aide à comprendre que Cooper aura beau marcher, jamais il n’aura ce qu’il veut. Si la caméra avait été au contraire dans son dos on aurait été conscient qu’il aurait obtenu ce qu’il voulait. C’est ça la mise en scène au cinéma. Quand on a un scénario il faut du début à la fin marquer le fil rouge. Deux personnes sont dans un café et n’ont rien à se dire. L’une sort et a envie de se suicider. Au lieu de faire un gros plan sur elle, on utilise un plan très large où elle est très petite. De cette façon le spectateur peut se dire "Tiens elle est complètement paumée dans cette ville". Et puis l’acting au cinéma c’est de tout faire en tant qu’acteur pour ne pas jouer avec soi-même. Il ne faut jouer qu’avec celui qui est en face de soi.

Et au théâtre c’est le contraire ?
Oui. Au théâtre il faut dire aux gens qui sont dans la scène ce qu’on pense et ce qu’on sent. Quand un personnage se trouve sur une scène et qu’on ne sait pas ce qu’il pense c’est foutu. C’est pour cette raison que le théâtre classique était si intelligent. Il comportait des monologues comme "Je pense ceci, je veux cela". Jouer au théâtre c’est presque être aveugle et sourd vis-à-vis de ce qui est en face de soi. En effet quand on est deux sur scène le spectateur passe de l’un à l’autre selon sa volonté. Dès qu’il a saisi ce que l’un ressent, il va sur l’autre. On doit donc jouer avec les autres au cinéma et seul au théâtre. C’est d’ailleurs pour ça qu’au théâtre on supporte un monologue. Le cinéma représente l’échange humain entre les gens. Quant à la mise en scène de théâtre, elle est très compliquée car il faut maîtriser comme avec un cheval les temps de galop, de trot de la pièce. Comme on n’a pas de montage, de retour en arrière, on est obligé de rythmer la représentation. Au théâtre ce ne sont pas les décors, les costumes, la lumière, la direction d’acteur qui comptent, c’est le rythme. Ainsi si on va au théâtre on se dit "C’est dommage il aurait joué deux fois plus vite, le spectacle aurait été génial" ou le contraire. Le metteur en scène est comme un chef d’orchestre qui se doit de donner le solfège de la pièce. Cette scène est jouée trop vite, celle-là trop lentement, ces deux scènes sont jouées au même rythme c’est une erreur, les silences sont trop importants, pas assez. Un metteur en scène pourrait se dire "Je me fiche des décors, des costumes, des lumières chacun ses responsabilités". Moi je suis là au premier rang pour dire plus vite, moins vite, attends, plus fort, moins fort.

Ça se traduit comment au niveau du jeu des acteurs ?
Par deux possibilités. La première consiste à laisser les acteurs trouver eux-mêmes leur place. Puis tout d’un coup on leur dit "Ça c’est bien on le garde, là tu es bien tu me touches. Tu es très drôle, très juste". Tout vient de l’acteur et une espèce de puzzle se construit au fur et à mesure. Comme ç’est l’acteur qui décide c’est extraordinaire car rien n’est faux. Dans la deuxième solution rien ne vient de l’acteur. C’est le metteur en scène qui joue tous les rôles et qui impose sa vision aux acteurs au mouvement près.

Et au cinéma ?
Au cinéma tu as confiance en ce que tu fais alors qu’au théâtre tu doutes. Plus tu doutes plus tu es fort alors qu’au cinéma tu dois être persuadé que tu es le rôle. Il n’existe pas de personnage au cinéma c’est toi qui joue, c’est toi qu’on filme et tu peux te permettre de ne pas jouer. Je dirais qu’au théâtre on joue et qu’au cinéma on ne joue pas. Il faut aller encore plus loin que Jouvet et dire on ne joue pas au cinéma. Tout acteur qui devant une caméra joue c’est insupportable.

En fait on peut très bien prendre quelqu’un dans la rue et lui demander de jouer son propre rôle ?
Je pense qu’on doit prendre un acteur et lui demander de jouer son propre rôle. Ce qui m’intéresse si on fait par exemple un remake de La femme du boulanger c’est de mettre Bacri à la place de Raimu pour qu’il fasse du Bacri dans du Bacri. Pour moi la grande force de Raimu, Brando, Belmondo, Delon c’est que dans toute une partie de leur carrière ils ont fait du Raimu, du Brando, du Belmondo, du Delon. Je ne crois absolument pas au personnage, c’est faux.

Pour vous est-ce qu’un acteur de cinéma est forcément bon au théâtre et vice versa ?
J’ai eu l’expérience avec Alain Delon dans Variations énigmatiques, il était exceptionnel. On a fait complet du premier au dernier jour et à chaque représentation Delon revivait. C’était comme si à chaque fois c’était la première fois qu’il jouait. Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir un personnage devant moi, j’ai eu l’impression d’un Delon pleurant, s’asseyant, criant, murmurant, souffrant et c’est pour cette raison que ce fut une grande réussite. Pour moi il n’y a pas des acteurs au cinéma et des comédiens au théâtre. Il y a des acteurs qui ont conscience dans leur personnalité qu’ils sont comme un instrument qui ne pourrait pas se changer. Tu es un violon, tu ne vas pas te changer en contrebasse, tu restes tel quel et c’est ton cœur qui parle. Si un acteur ne correspond pas physiquement au texte qui est comme une partition, comme un violon il n’a rien à faire dans la pièce. Par exemple distribuer Delon dans Antoine et Cléopatre ou dans Qui a peur de Virginia Woolf ? oui, dans Roméo et Juliette certainement pas même quand il avait vingt ans. C’est plus pour Sami Frey.

Pourquoi ?
Il existe des acteurs dans la vie qui ont une fatalité en eux comme Delon, Tom Cruise, et puis des êtres qui sont comme des insectes avec des épines et qui sont des teigneux. Comme Norton, De Niro, Auteuil, Balmer, Chesnais, ce sont des êtres insociables. Ils rentrent dans une pièce on ne les remarque pas ils se fondent totalement. On est exactement comme des animaux : il y a des tigres, des lions, des reptiles, des insectes. Luchini par exemple c’est un aigle ; il se pose, s’en va, puis revient, puis il est dangereux. Chacun fait partie d’un monde qui lui ressemble.

Qu’est-ce que peut ressentir un acteur de cinéma qui fait du théâtre ?
Un acteur de théâtre qui fait du cinéma se sent toujours un peu amoindri car le texte, la partition qu’il a à interpréter n’a aucun rapport avec les partitions du théâtre. C’est comme si on comparait Mozart, Beethoven Mahler et les autres à Trenet, Aznavour, Brel, Férré... Brel, Férré c’est magnifique et il existe des films extraordinaires comme La grande illusion. Mais l’interprète de Mahler se sent un petit peu frustré quand il interprète Brel. Au cinéma la plupart du temps l’acteur de théâtre n’a pas une palette de jeu suffisamment forte, grande, sublime. Bien sûr certains rôles sont sublimes au cinéma mais si c’est un second rôle l’acteur de théâtre est toujours frustré. Mais le problème c’est que l’on ne peut pas dire que la plus grande cantatrice du monde est mieux qu’Edith Piaf. Quant à l’acteur de cinéma qui fait du théâtre il se dit "Mince, d’autres personnes sont sur scène et personne ne m’aide". C’est plus une histoire de camaraderie entre acteurs et une question d’arriver à se débrouiller tout seul. Trois personnes sont sur scène et tout d’un coup le public se moque royalement de qui est à côté de soi. On sent huit cents personnes qui sont en train de vous regarder et de vous écouter, et tout doit partir de soi.

Que doit-on faire de plus ou de moins côté jeu de l’acteur ?
C’est exactement ce que vous venez de dire. Au théâtre ça se traduit par une intensité supérieure dans la justesse du sentiment et non pas au niveau du phrasé ni du travail sur le texte. Si on se plante dans la justesse du sentiment correspondant à la scène c’est fichu. Au cinéma ce n’est pas une question d’intensité au contraire c’est une question de justesse du naturel, du jeu. L’intensité du sentiment vient de la photo suivant si elle est plus ou moins contrasté, plus ou moins dans les ombres, si la lumière est sur un gros plan ou pas etc. On peut magnifier un acteur au cinéma et se servir de l’image avec le son. On peut baisser la voix, aller davantage dans les graves.

Il y a plus d’artifices ?
Appelons ça plutôt des surmultiplications de ce que l’on fait. Mais si on met une extraordinaire lumière sur quelqu’un qui n’est pas juste, ça n’ira pas. N’oublions pas qu’au cinéma on n’a jamais entendu la vraie voie de Gabin, de Raimu et des autres. Comme tout passe par un appareil c’est la voix métallique que l’on a entendu. Si j’entends ma voix au cinéma j’ai un petit recul en arrière. Elle est multipliée dans ses défauts comme dans ses qualités et c’est un fond qui n’a rien à voir avec moi. J’entends comme j’entends au téléphone la voix de quelqu’un. Je reconnais la voix de ma femme, de mes enfants mais ce n’est pas pareil. Au cinéma comme tout est accentué si on joue juste au départ c’est dix mille fois juste, et si on est mauvais c’est dix mille fois mauvais...

Le rôle du corps est plus important au théâtre ?
Probablement qu’il est plus important au théâtre mais qu’il est beaucoup plus dangereux au cinéma. En effet si le corps est mort on ne peut pas être juste. Le cinéma c’est un jeu d’échecs et on ne peut pas tricher à ce jeu. Au cinéma où on est naturel ou on ne l’est pas. Le théâtre c’est du poker, il existe du bluff. On a les cartes en main, si on joue Bérénice on a des cartes sublimes et on les abat au fur et à mesure de la pièce. On retient et on ne va pas jouer pendant 1h30 en disant j’ai quinte flush mais en disant je joue Bérénice c’est un rôle sublime. On doit faire toute la pièce. C’est vraiment la comparaison exacte. On mise, on trompe le public. Les dix premières minutes on peut se dire je joue de telle manière et puis finalement jouer autrement. Mais certains acteurs c’est terrible d’ailleurs abattent tout de suite et jouent tout le rôle en cinq minutes. Et pendant toute la pièce ils font la même chose.

Le poker est-ce plus excitant que les échecs pour vous ?
Au théâtre c’est quelque chose de beaucoup plus chat et au cinéma quelque chose de beaucoup plus chien. Au théâtre les acteurs ronronnent, griffent, ils sont souples et caressent le public. Le théâtre c’est de la séduction, le cinéma pas du tout. Le cinéma ça se fait comme ça, je mors si ça vous plaît pas salut.

L’humeur avant de jouer est plus importante au théâtre ou au cinéma ?
Au cinéma c’est de l’éjaculation précoce. Ça demande une telle intensité entre moteur et coupez que je conseille aux acteurs d’être complètement en dehors du rôle, avant moteur et coupez. Il est absolument impossible entre 6 h du matin où on se lève pour se rendre au tournage et le moment où l’on tourne d’être concentré pendant 10 h pendant deux mois et d’être le rôle. Ou alors on est fou. Ce qui m’est un peu arrivé avec Jean Moulin. Il faut dire que j’étais tout seul sans famille en Tchéquie. J’allais à l’hôtel, je ne sortais jamais le soir et je me suis pris pour Jean Moulin pendant deux mois. Mais c’est beaucoup trop dangereux. Donc je crois qu’au cinéma il faut être totalement relax comme le sont les sauteurs en hauteur. Ils sont décontractés puis tout d’un coup on les voit se concentrer ils sautent et puis c’est fini. C’est pour cette raison que je parlais de l’armée de l’air alors que le théâtre c’est la marine. C’est un voyage où tu t’embarques avec toute une troupe et tu joues la pièce. On peut pas faire revenir en arrière le bateau puisque chaque jour de répétition on continue alors qu’au cinéma on peut jeter. On jette, on recommence, on jette, on recommence. Le cinéma c’est un art coup de poing KO alors qu’au théâtre au contraire on cherche à rencontrer en soi-même le texte. C’est un travail de longue haleine, de mûrissement, chaque jour on gagne un peu plus, on sculpte. Au cinéma quand on est mauvais on tousse, quand on est bon on crie. Les prises de cinéma représentent des cris successifs.

Et au niveau fatigue physique ?
Je dirais que la fatigue physique est au théâtre et la fatigue morale au cinéma. Au cinéma, on a la culpabilité de se dire tout le temps "Ce n’est pas bien ce que j’ai fait". Il existe toujours le fait de se dire "Je peux en refaire une". Au théâtre, on n’entend jamais ça. On est convaincu que le metteur en scène veut quelque chose et une fois que l’on sait ce qu’il veut et que l’on arrive à le faire c’est fini. On ne se pose plus de questions. En fait au cinéma c’est l’art de se poser des questions et le théâtre c’est l’art de donner des réponses. C’est ainsi que l’on voit la pièce, que l’on doit la jouer un point c’est tout.

Et le fait de jouer seul ?
Je crois que c’est une erreur de jouer seul, j’en ai toujours été persuadé. Le plus beau souvenir de ma vie c’est La peste. Je l’ai joué 693 fois partout y compris à l’étranger. C’est un souvenir sublime et j’en suis fier. D’ailleurs au Musée Grévin je suis dans le costume de La peste. Mais jouer seul c’est comparable à un peintre qui ferait un portrait de lui-même. Or la seule justification pour jouer seul comme un pianiste qui fait seul son récital c’est pour des raisons d’une importance personnelle capitale. A savoir défendre un texte qui vous paraît d’une importance capitale du point de vue artistique ou politique. A ce moment là ce n’est plus une erreur c’est un devoir.

Vous disiez qu’au théâtre il faut jouer seul mais lors d’un duo ça peut paraître étrange ?
Non quand un chanteur d’opéra chante en duo il chante seul même si on entend l’autre. Il doit défendre sa partition et ne fait pas d’osmose. C’est brut de coffrage.

Au cinéma c’est donc le contraire ?
Oui c’est un non jeu qui se traduit par une écoute. On doit simplement recevoir. C’est comme si en boxe tu attaques c’est le théâtre, et si tu défends, tu te protèges c’est le cinéma. Les plus grands acteurs de cinéma ce sont ceux qui regardent, écoutent et renvoient la balle. Au cinéma il faut des Borg, au théâtre des Mac Enroe.

Que ressentez-vous lorsque vous jouez au théâtre et au cinéma en même temps ?
Je pense que ce n’est pas très malin car c’est comme si on n’avait plus d’élan quand la représentation du soir commence. Commencer à avoir un peu la trouille vers quatre heures constitue une nourriture de la vie quotidienne qui fait progresser sur scène. Or si pendant la journée on tourne au cinéma la nourriture quotidienne est inexistante. Et puis quand on va se faire maquiller à cinq heures du matin pour un film on n’a pas la concentration subtile nécessaire, et on ne prend pas les risques qu’il faut.

Vous avez le sentiment d’être moins performant ?
Absolument. L’un après l’ autre mais pas les deux en même temps. C’est comme si on faisait un régime et qu’en même temps on bouffait. C’est totalement contradictoire.

Vous avez écrit pour le cinéma et pour le théâtre. Quelles sont les différences ?
Au théâtre c’est l’auteur qui parle de A à Z à travers ses personnages. Il existe un ton, un style et tous les personnages parlent à la façon de l’auteur. Au cinéma c’est le contraire. Ce sont les personnages qui parlent, pas l’auteur. Et c’est difficile d’écrire un scénario de cinéma sans connaître les acteurs qui vont interpréter les rôles. La réussite des grands auteurs c’est de penser déja aux acteurs qui vont interpréter leur texte.

C’est ce que vous aviez fait pour On a volé Charlie Spencer ?
Non mais c’est ce que j’ai fait pour le suivant. C’est ce que j’ai appris avec mon premier film.

Propos recueillis par Agnès Figueras-Lenattier 

Mise en ligne : Novembre 2008













Des livres


Sacha le magnifique !
Séguier, 2006





Gustav Mahler
Somogy, 2006





J'adore la vie
Séguier, 2001




Mes levers de rideau
Ramsay, 1995







Des films