Vénus
Khoury-Ghata


Propos recueillis par Cécile Oumhani




Vénus Khoury-Ghata est une très grande dame de la littérature francophone. Auteur d'une œuvre romanesque et poétique impressionnante, elle fait preuve d'une parfaite maîtrise dans tous les différents registres de l'écriture qu'elle aborde avec virtuosité. La rencontrer est un moment de grâce, l'occasion de comprendre que l'écriture ne peut être vécue sans un total don de soi, sans accepter qu'elle investisse chaque instant de la vie, qu'elle soit diurne ou nocturne, qu'elle soit présent ou réminiscence de ce passé où se font les êtres. Vénus Khoury-Ghata vit en écriture, à l'écoute des autres et du monde qui l'entoure, toute à la sensibilité avec laquelle elle les accueille. Elle nous a reçue avec chaleur et générosité, autour d'un thé, nous introduisant dans son univers quotidien, qui est lui-même poésie, avec ses deux chats, témoins muets de la naissance de ses œuvres et ce jardin qui l'inspire. Ne dit-elle pas dans cet entretien qu'elle ne sépare pas cuisine, écriture et jardinage ?

Une maison au bord des larmes est un livre dont le destin a été assez particulier.
Les livres ont leur vie comme les être humains. J'ai donné Une maison au bord des larmes il y a sept ans à un ami très talentueux qui commençait une collection chez Balland. Ce livre n'a pas eu de papier dans la presse, alors que beaucoup de gens me disaient que c'était un de mes meilleurs livres. Et je me demandais pourquoi il n'avait pas la même destinée que mes autres livres qui ont été traduits en sept, huit, onze langues. En même temps ce livre autobiographique, qui raconte une enfance terrible, avait presque suscité un scandale dans ma famille au moment de sa sortie. J'ai alors pensé qu'il valait peut-être mieux qu'il ne soit pas connu. Et brusquement un éditeur italien, qui avait signé un contrat pour La maestra, décide de publier d'abord Une maison au bord des larmes. Puis c'est mon éditeur suédois et mon éditeur américain… Il ne faut jamais pousser les livres. Ils ont leur vie d'eux-mêmes. Ils savent ce qu'ils vont devenir.

Cela a dû être très douloureux pour ce livre dans lequel vous aviez mis tant de vous-même ?
Ma famille ne voulait pas qu'on raconte ce qui s'était passé il y a quarante, cinquante ans. Pour moi, dire cette histoire qui a tant pesé sur mon enfance et sur mon cœur était une forme de thérapie. Si je suis devenue écrivain, c'est parce que mon frère, lui-même écrivain et poète, a été envoyé dans un asile de fous par mon père. Il aurait dû le faire soigner par une cure de désintoxication, comme on le fait pour toutes les personnes qui touchent aux drogues. Le fait qu'il n'ait pu écrire m'a poussée à le faire. J'ai donc écrit à sa place sur le cahier de brouillon qu'il avait à la maison. Cette histoire a écrasé ma famille. L'écrire noir sur blanc a beaucoup gêné mes sœurs, surtout ma sœur May Menassa, qui est journaliste à En-Nahar. Elle a aussi raconté cette histoire dans un livre, mais autrement, de manière plus douce. Elle a fait de mon père un homme déçu par son fils. Dans les villes méditerranéennes, on se regarde, on s'observe beaucoup. On a honte d'avoir été modeste, d'avoir eu une enfance pauvre. Il faut avoir connu l'Occident pour n'avoir honte que de ce qui est honteux.

On retrouve cette histoire dans Quelle est la nuit parmi les nuits.
Je n'en suis pas encore guérie. Orties, les trente premières pages de ce recueil, c'est de la poésie autobiographique. Et la suite sera publiée par Actes Sud en novembre prochain. Plus je vieillis, plus j'ai envie de raconter mon enfance, alors que je l'ai oubliée pendant trente ans. J'étais occupée à vivre, à chercher ma voie parmi des gens aisés et à oublier la modestie de mon départ. Je me trouvais dans un milieu intellectuel très éloigné de celui dans lequel j'ai vécu, qui était parfois un peu une cour des miracles et aussi assez rudimentaire. Il y avait chez moi un déni de tout cela. Et brusquement, avec l'âge, on devient modeste à l'approche de cette troisième boucle de la vie. On devient plus simple et on porte un regard plus clairvoyant sur ce qu'on a vécu, qui a fait de nous ce que nous sommes. C'est pourquoi, dans Orties, je renoue avec mon enfance dans un village au Nord du Liban, où le végétal était primordial, comme l'herbe des prairies, la vallée, le torrent glacial, les chèvres… C'est sans doute pourquoi j'ai déménagé d'un quartier résidentiel en plein Paris ici en bordure du Bois de Boulogne, où j'ai un petit jardin. Jardiner me ramène à mon village. Lorsqu'elles devaient cuisiner, les femmes de mon village n'allaient pas à la superette acheter des légumes congelés. Elles attrapaient une poule par le cou. Elles la plumaient. Et elles descendaient à leur verger, à un quart d'heure ou même une demi-heure de marche, pour y grappiller quelques légumes et ensuite revenir les faire cuire sur trois pierres posées devant leur maison dans une marmite couverte de suie.
J'ai les mêmes gestes pour cuisiner et pour écrire, pour jardiner et pour écrire. Ma machine à écrire se trouve habituellement sur cette table. Je regarde mon jardin et quand j'élague un texte que j'ai écrit en vitesse, je l'élague comme un rosier, en le dégageant de ses branches cassées, de ses branches mortes. Quand je fais la guerre aux adjectifs et que je les qualifie d'adipeux, je pense aux vers qui mangent mes fleurs et mes feuillages. Jardiner, cuisiner ou écrire, c'est le même geste pour moi. Les mots sont les ingrédients de l'écriture, comme il y en a d'autres pour la cuisine. Vous mettez tant de sumac, de curcuma ou de thym… Il faut qu'il y ait beaucoup de senteurs dans l'écriture.

Comment êtes-vous ainsi repassée du roman à la poésie ?
C'est la première fois que je ressens le besoin d'écrire une prose poétique, comme Orties. Je replonge dans le vécu de mon village avec cet instituteur, avec la mère qui l'épouse, qui traverse son jardin d'orties pour y arracher les herbes qu'elle n'a pas pu arracher de son vivant. Je me rappelle ma mère, tous les soirs épuisée de fatigue. Elle faisait tout, et la cuisine et le ménage et le pain et la lessive et même la couture. Elle s'asseyait le soir sur le seuil et regardait ces orties, qui frémissaient dans le noir. Et elle disait : « Demain je leur ferai un sort. » Elle n'a jamais eu le temps de le faire. Il y a eu la guerre civile qui a complètement rasé sa maison. Et puis elle a été dans un asile de vieillards. Morte, elle revient dans son quartier pour arracher ces orties. Je pose le pied dans le réel, le vécu pour aller dans le fantasmagorique, le fantastique, le surréalisme…

C'est une écriture de la souffrance, cet éclatement du réel.
Il y avait une grande douleur dans mon enfance. Où que je me trouve, je continue de voir les voisins alignés derrière nos fenêtres, parce qu'ils sont venus éteindre l'incendie chez nous. Mon père voulait enterrer son fils vivant tous les soirs, parce qu'il n'avait pas de bonnes notes. Une fois, la lampe s'est brisée. Il n'y avait pas l'électricité à l'époque et un incendie a alors couru le long de la salle de séjour. Les voisins sont alors arrivés avec leurs seaux d'eau. Mes sœurs n'en ont gardé aucun souvenir, alors que moi, jusqu'à l'âge de trente, quarante ans, je me suis sentie couverte de honte quand j'y repensais. Cette scène, je n'arrive pas à la sortir de ma tête.

Cela vous a poursuivie ?
Écrire m'en a guérie. Après la mort de mon mari, un ami psychanalyste me voyait très mal, basculant vers la folie. Mon frère est mort fou, parce que mon père l'y a poussé en l'envoyant chez les fous, au lieu de lui payer une cure de désintoxication. Les électrochocs qu'il a subis là-bas l'ont coupé de la lumière. Je me suis dit que j'allais leur prouver que je ne devenais pas folle. Au lieu de faire une psychanalyse chez cet ami qui me poussait à le faire, j'ai décidé que j'allais écrire. Cela a commencé par Mortemaison. On m'avait dit qu'en racontant les vingt-trois jours d'agonie de mon mari, puis les obsèques, je m'en guérirais.

L'inconscient est toujours très présent dans vos écrits.
Je pars toujours du vécu, ne serait-ce que les deux premières pages et après, la fiction vient se greffer dessus. Dans Le moine, l'Ottoman et la femme du grand argentier, une chrétienne tombe amoureuse d'un musulman, le porte-parole du sultan Sélim II, venu rencontrer Napoléon Bonaparte à Jaffa. Elle crée un scandale en partant avec lui. Le livre terminé, je me suis rendu compte que cette femme c'était moi, chrétienne mariée à un chrétien très important au Liban, quand j'ai rencontré mon mari Ghata, d'origine turque, médecin et suis partie avec lui. Mes personnages sont donc un peu de moi-même comme dans Privilège des morts, où une femme retourne au pays après la mort de son ex-mari. Elle est accueillie par la gouvernante qu'elle avait de son vivant. Cette femme est morte, elle aussi, et elle lui explique que l'île est tellement pauvre qu'on a donné aux morts le privilège de revenir accueillir les vivants qui reviennent et de les ramener chez eux. Et j'ai compris qu'il s'agissait de mon retour au Liban après quinze années de guerre. Je voyais des gens que je croyais morts. Je téléphonais à des gens que je croyais vivants et ils étaient morts. On mélangeait les uns et les autres.

Sur le coup, quand vous écrivez, vous n'y pensez pas ?
Pas du tout. J'écris comme les voyantes. Il y a un côté visionnaire dans l'écriture. Les poètes sont souvent médiums. J'ai été poète avant d'être romancière. Le thème de mes romans apparaît d'abord dans mes recueils de poèmes. Fables pour un peuple d'argile, ce sont des statuettes en terre cuite représentant des hommes de l'époque maya, que l'on trouve au Mexique. J'ai ensuite écrit La maestra, un roman qui se passe au Mexique. Les ombres et leurs cris, c'est la guerre du Liban. Ce recueil a été suivi par deux romans Vacarme pour une lune morte et La maîtresse du notable. J'ai besoin d'apprivoiser un sujet par le biais de la poésie. Une fois que je le connais, je passe à cette autre écriture, celle du roman, qui va dans tous les recoins, qui se permet de tout raconter.

Quels sont les poètes qui vous ont nourrie ?
Je viens du village de Khalil Gibran, qui est construit sur un ravin. Toutes les maisons ont leur façade tournée vers la colline boisée où il est enterré. Il est mort à Boston en 1932 et il avait demandé que son corps soit rapatrié et inhumé dans ce bois, dans l'excavation d'un rocher. Il n'y avait chez moi ni Bibliothèque rose ni Bibliothèque verte, juste les livres scolaires. Et je retrouvais les œuvres de Khalil Gibran l'été, quand j'allais chez ma tante dans le village où elle était institutrice. Je suis passée par la suite à des lectures plus modernes. J'ai dû aimer d'autres écrivains pour arriver à dépasser ces très beaux textes, qui étaient en même temps trop épiques, trop lyriques.

Et le choix de la langue ?
J'ai lu Gibran en arabe. Ma sœur est journaliste en arabe. J'ai moi-même fait du journalisme en arabe. J'ai fait des études de lettres en français, et je suis venue vivre en France et j'ai donc écrit en français.

Vous avez été poète et vous êtes venue à la prose.
C'est devenu pour moi un véritable double langage. Je ne peux pas écrire un recueil de poèmes sans le faire suivre d'un roman. Et je ne peux pas écrire un roman sans écrire de poésie. La poésie est un langage rétréci, une sorte de senteur du langage, d'esprit du langage, de larme du langage. Et il y a un moment où je me sens à l'étroit et j'éprouve le besoin de passer à la prose.

Il y a aussi une veine historique dans plusieurs de vos romans.
J'ai dû beaucoup me documenter pour certains d'entre eux. Les fiancées du Cap-Ténès m'a été imposé par mon éditeur de l'époque. J'ai commencé à l'écrire dans une sorte de geste vengeur, me disant que j'allais prouver que j'étais capable d'écrire de la littérature grand public. C'est un défi que j'ai relevé. J'avais la correspondance entre le dey d'Alger et Napoléon Bonaparte qui demandait la libération de cent otages qui étaient captifs après le naufrage de leur bateau. Il n'a jamais demandé les cinq femmes qui étaient retenues et c'est leur histoire que j'ai racontée. J'ai découvert que l'une d'elles était une religieuse qui est devenue Yema Bnat, en se convertissant à l'islam. Elle a été un des sages de la communauté. Une autre avait perdu son mari dans le naufrage et est devenue la première institutrice en français de l'époque. Il y avait une jeune orpheline ainsi qu'une blanchisseuse, qui s'en est très bien sortie, en devenant espionne pour le compte des Français. Ce roman a été tiré à des dizaines de milliers d'exemplaires et traduit en plusieurs langues, le bulgare, l'ukrainien, le grec…

Vos romans concernent toujours le monde arabe ?
Je ne saurais pas écrire un roman qui se passe en France, où des Français discutent ensemble. Et pourtant je vis en France depuis trente-deux ans. La seule exception c'est La maestra, qui se passe au Mexique. Je me trouvais au Mexique pour quinze jours. Je suis arrivée dans la maison d'un ami, une très belle maison sur les hauteurs de Mexico. J'ai alors vu partout sur les tables des photos de sa femme morte six mois auparavant. Une de ces photos m'a beaucoup impressionnée : elle était allongée sur une chaise longue, un livre sur la poitrine. Elle était canadienne et souffrait d'une leucémie. Elle savait qu'elle allait mourir. Je me suis dit que cette femme qui attendait la mort dans cette maison était prisonnière. En me promenant, j'ai ensuite vu des Indiens allongés sur le parvis de la cathédrale. Ils étaient en train de manifester, parce qu'ils voulaient une route, une école, une institutrice, de l'eau courante. Et j'ai tout de suite imaginé cette femme en train d'attendre la mort dans sa maison qui aperçoit soudain le portail ouvert. Elle s'y engouffre, se met à marcher et rejoint ces Indiens, les suit avec l'impression qu'elle est en train de fuir la mort. Elle arrive dans leur village où ils l'accueillent dans le seul bâtiment en dur. Les Indiens lui disent que la mort est trop vieille pour arriver jusqu'à leur village et elle les croit. Elle est sauvée. Les photos de cette femme mourante, la vue des Indiens sur le parvis de l'église m'ont frappée en plein cœur. Le soir même j'y pensais et j'ai construit le livre en une nuit. Je l'ai écrit en trois mois. Ce roman doit être adapté en film.


Cet entretien a paru en juin 2005 dans le quotidien tunisien La Presse


Retour
au sommaire
des rencontres