Nathalie
Prokhoris


met en scène et joue

Colette



Vous avez écrit un spectacle autour de Colette. Pourquoi Colette ?
Rien n'a été prémédité dans cette aventure, je veux dire par là que l'idée de faire un spectacle sur Colette s'est imposée à moi au fil de ma découverte de son œuvre. Colette a déboulé dans ma vie, assez tardivement d'ailleurs, et depuis cette rencontre (à l'image d'une rencontre amoureuse ou d'une nouvelle amitié), elle m'accompagne. Plus j'avançais dans mes lectures, plus l'envie de faire partager à d'autres mes bonheurs de lectrice devenait pressante, et plus je réalisais aussi que Colette, au fond, n'était pas connue à sa juste mesure ni à sa juste valeur. Les préjugés et les clichés ont la vie très dure, je m'en suis très vite aperçue s'agissant de Colette, et j'ai eu une sensation de totale injustice. C'est étrange sans doute, mais le besoin de réparer quelque part cette image, une image tellement tronquée, tellement réductrice, tellement loin de ce que je découvrais et qui m'enchantait, a été un moteur au fur et à mesure que j'avançais.

En quoi une écrivaine comme Colette est-elle toujours contemporaine ?
Il y a quelque chose chez Colette qui n'appartient qu'à elle et qui lui donne en effet un statut je dirais…perpétuellement «contemporain ». Cela tient je crois à son écriture, tellement vivante, à son regard sur les êtres, sur toute forme de vie, sur les choses. Par une alchimie que je trouve fascinante, Colette réussit ce que réussit la musique et la peinture : créer des « sensations ». Je pense à une étrange expérience que j'ai vécue en me retrouvant face aux toiles du peintre Mark Rothko, et que je ne suis pas prête d'oublier, où j'ai été envahie tour à tour par toute une gamme de sensations, autant physiques — comme le froid ou le chaud par exemple — qu'émotionnelles. Eh bien quand on plonge dans l'écriture de Colette, c'est exactement la même chose, tous les sens sont sollicités. Elle touche à ce qu'il y a en nous de très profond, de très intime et de très vivant, à savoir les émotions, je pourrais dire aussi les « mouvements de l'âme », et cela fluctue, cela se transforme, cela se colore. A chaque fois que je reprends un livre de Colette, c'est une redécouverte, et je sais qu'il en sera toujours ainsi. C'est très roboratif aussi ! C'est pour moi le signe d'une écriture vivante, j'insiste là-dessus, qui épouse les mouvements de la vie. Celle du lecteur bien entendu…
Il me semble que la contemporanéité de Colette tient également au fait que dans son projet d'écrivain elle va puiser sans cesse aux « sources », que les thèmes récurrents sont ceux de l'enfance, des amours, du lien au monde sensible. Quoi de plus universel, n'est-ce pas ? A mon sens aussi, ce qui circule en filigrane sous sa plume, et qui en fonde même le terreau je dirais, c'est, me semble-t-il, la question de la transmission, de l'héritage, motif humain entre tous, et c'est en cela que l'écriture de Colette nous parle tant et se tient hors, au-delà du temps… « J'épelle en moi, écrit-elle, ce qui est l'apport maternel, ce qui est la part maternelle. » Sido, le Capitaine : deux pôles entre lesquels et à partir desquels Colette la femme, Colette l'écrivain, a tissé sa trajectoire de vie.

Comment avez-vous choisi les extraits de textes ?
J'ai procédé de manière assez vagabonde au début, en me laissant porter par les textes que je lisais, guidée seulement par le plaisir de l'exploration et j'ai traversé ainsi toute l'œuvre de Colette (y compris la correspondance, les écrits journalistiques, etc.) avec pour consigne d'être à l'écoute des textes et de l'effet qu'ils produisaient sur moi, sans me restreindre, sans aucune idée de ce qui allait en sortir. La seule chose en revanche dont j'étais sûre c'est que je ne voulais pas faire une « biographie » de Colette : raconter sa vie, cela ne m'intéressait pas, j'estimais que mon propos se situait ailleurs.
En naviguant ainsi au gré du hasard parmi ses nombreux écrits, je recueillais, tel un petit Poucet, sensations, impressions, émotions ; puis se dessinèrent des leitmotivs, qui constituent les fils conducteurs du spectacle.
A partir de ces fils que je tirais, le tissage des textes a suivi une logique interne, que j'ai suivie, laquelle m'a conduite à montrer de Colette un visage un peu « méconnu », ou du moins inhabituel. Un visage d'ailleurs dont on ne peut jamais fixer les contours, qui se dérobe. « Imagine-t-on à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c'est seulement mon modèle. » Un peu à la manière d'un kaléidoscope où les fragments mobiles qui se reflètent sur un jeu de miroirs composent des images en perpétuelle mutation, en devenir.

Comment se réalise la mise en scène de textes qui au départ ne sont pas écrits pour le théâtre ?
Je crois que tout texte, au fond, peut être mis « debout » sur une scène de théâtre. Et s'agissant de Colette, si on a affaire à une langue très « écrite » parfois, très travaillée toujours, il y a une fluidité, une vivacité qui se prêtent tout à fait à la scène. Et puis certains de ses textes, comme le « Presbytère » ou le « Manteau de spahi », que j'ai insérés dans le spectacle, sont de véritables petits scénarios dialogués. Il ne faut pas oublier que Colette a tâté de la scène, elle a été mime et comédienne et sa plume d'écrivain s'en souvient ! Elle a un sens aiguisé de l'effet, du suspens, de la suspension, du raccourci aussi, et du dialogue.
Par ailleurs, le montage des textes est déjà une étape vers la mise en scène, induit certains choix ultérieurs. C'est là peut-être où réside la différence d'avec un texte écrit directement pour le théâtre, et là où en même temps cela se rejoint puisqu'il s'agit de donner à la structure d'ensemble une forme dramaturgique. Par exemple j'ai pris la liberté de tricoter avec les textes de Colette, c'est-à-dire de créer des ruptures dramatiques, en faisant des coupures, des inserts, puis en revenant au texte initial, de manière à donner un rythme, et à construire une « histoire ».

Avez-vous découvert une musicalité et une respiration particulières dans les écrits de Colette ?
Indéniablement, la langue de Colette est musicale. Cela transparaît déjà dans le « boudoir » de la lecture silencieuse, mais dès qu'elle est mise en voix, c'est étonnant de constater la manière dont le « nuancier » je dirais, se déploie, comme un éventail. C'est un vrai bonheur vous savez, de dire les textes de Colette, les mots sont comme des friandises. Vous devriez essayer : à haute voix, on en a plein la bouche, c'est très goûteux !
Colette avait un lien très personnel aux mots — dans leur sonorité aussi bien que dans leur graphisme — comme source de sensation et d'émotion. Ses mots ont une façon incomparable de tinter dans la phrase et de se nicher là où ils auront la meilleure résonance. Colette était très bonne musicienne il ne faut pas l'oublier, et là encore, sa plume s'en souvient.
J'aimerais vous raconter une petite anecdote. En cours de travail, au moment de mes rêveries autour du spectacle, l'image d'une balançoire a soudainement pointé son nez. Cela m'a amusée, je n'ai finalement pas retenu l'idée (il n'y a pas de balançoire sur scène !) mais j'ai compris un jour ce qui l'avait suscitée. Je travaillais alors sur un texte pivot du spectacle (« Le Passé », dans « Paysages et Portraits ») et — ne me demandez pas pourquoi, je serais bien en peine de répondre — je me suis livrée à un petit exercice qui consistait à recopier ce texte en passant à la ligne à chaque ponctuation. C'était gratuit, ludique, et en regardant le résultat sur le papier, j'ai vu le dessin exact que tracerait un scientifique pour montrer les mouvements d'oscillation d'une balançoire : des mouvements de petite amplitude au départ puis de plus en plus grande, puis un retour progressif à l'amplitude initiale, et ainsi de suite. A n'en pas douter, c'est la langue de Colette qui m'avait soufflé cette balançoire !
Puisque vous m'interrogez sur la musicalité de la langue de Colette, j'ajouterai que c'est une des raisons pour lesquelles j'ai eu envie de donner à cette musicalité intrinsèque un pendant extérieur sous la forme d'une partition, écrite spécialement pour le spectacle. C'est le compositeur Jean-Marie Machado, que beaucoup connaissent en tant que jazzman, qui a écrit pour la circonstance.
En réalité, en avançant dans le travail de montage, et au vu des leitmotivs qui se dégageaient de ces textes à la première personne, où une femme, donc, vient parler, raconter, se livrer, j'ai pensé que cette parole-là aurait un relief et une portée tout autres en se « confrontant » à un autre langage, celui de la musique. Je voulais aussi me laisser surprendre, et c'est ainsi que j'ai confié à Jean-Marie le texte du spectacle, en lui donnant carte blanche. Nous nous sommes simplement mis d'accord sur les instruments pour lesquels il écrirait (violoncelle et alto). La surprise était au rendez-vous, une belle surprise, car son écriture se marie avec subtilité aux mots de Colette. La musique vient ici parfois se mêler aux mots, se faire tantôt écho ou rappel d'un motif sous-jacent, tantôt respiration, tantôt anticipation d'une pensée intérieure au bord de se manifester…
Je terminerai en m'éloignant en peu de la question initiale, mais sans m'éloigner cependant de la question du rythme et de la respiration. En effet, si la musicalité de la langue de Colette trouve à se déployer grâce à l'espace de la scène, c'est aussi parce que la scène utilise d'autres langages, autant d'écrins pour mettre en valeur le texte et en extraire le suc. Je veux parler notamment de la lumière, qui, avec son vocabulaire à elle, impulse un rythme, crée une ambiance, un univers. Jean-Gabriel Valot, qui a fait la création lumière, s'est attaché, tout comme Jean-Marie Machado pour la musique, à laisser le texte agir sur lui, à lui suggérer telle ou telle ambiance pour mieux dire, pour mieux donner à entendre…

La rencontre avec des écrivains comme Régine Detambel qui a écrit un essai sur Colette est-elle intervenue dans votre travail ?
Lorsque j'ai rencontré Régine Detambel, c'était à l'occasion d'une soirée autour de Colette à la Maison des Ecrivains qui m'en avait confié l'organisation et à laquelle participait également Sonia Rykiel (qui a écrit « Colette et la mode ») J'étais à quelques mois de la création de mon spectacle, et donc en état d'immersion totale dans l'univers de Colette. Je dois dire que la démarche de Régine Detambel (« Colette, comme une Flore, comme un Zoo ») m'a énormément séduite, dans ce qu'elle avait de tout à fait singulier et personnel. Je me sentais dans une optique un peu semblable, à savoir où la relation d'intimité avec Colette se révèle être tout à fait partageable, sans nuire à la relation privilégiée et unique qui lie le lecteur à l'auteur, sans empiéter dessus. Régine nous ouvre les portes de son « jardin d'acclimatation intime », nous livre « sa » Colette, de la même manière que je livre « ma » Colette dans « Manteau couleur du temps… », et aucune ne s'exclut, ces Colette-là sont les facettes colorées et variées d'une même Colette, que je compare souvent d'ailleurs, je l'ai dit plus haut, à un kaléidoscope.

Vous avez travaillé sur les écrits de Malika Mokeddem, écrivaine contemporaine d'origine algérienne. Comment pénétrez-vous dans l'univers d'un écrivain ? Comment situez-vous votre travail par rapport aux écrits littéraires ?
C'est toujours une histoire d'amour, avec un écrivain, enfin quand je choisis de travailler sur ses écrits évidemment. Pour Malika Mokeddem, cela a été choc émotionnel très fort, à la lecture de « La Transe des insoumis », et j'ai lu dans la foulée tous ses livres, dans un état d'urgence et de fébrilité. Au fond je ne peux pas dire que j'entre ou que je pénètre dans l'univers d'un écrivain, je suis happée littéralement (et littérairement !) par lui.
S'agissant de situer mon travail par rapport aux écrits littéraires, je dirais que je me vois comme une « passeuse ». Mon rôle, puisque je choisis l'espace de la scène pour cela, c'est de donner à entendre, à toucher, à sentir un texte, de transmettre son goût, son odeur, de contribuer à le faire vivre, en donnant envie aux spectateurs de tenter l'expérience d'être emportés par des écrits, d'être transformés aussi. Personnellement, je considère qu'il y a dans ma vie un avant et un après Colette : cette rencontre aura transformé la femme que je suis. Ce qui me réjouit, même si je reste fidèle à certains auteurs — et Colette en fait partie évidemment — c'est de savoir que d'autres écrivains croiseront ma route, et m'enflammeront. En littérature, je me sens fidèle et polygame à la fois !

Avez-vous d'autres projets de spectacles ?
Un projet autour d'une poétesse grecque, qui sera encore une fois sur des textes non « théâtraux » (ses poèmes, son journal, ses lettres) et qui demandera du temps, car elle est très peu ou pas traduite en français, et aussi un travail d'écriture personnelle. Autant dans le spectacle sur Colette il n'y a aucun mot de moi, autant dans ce projet-ci — la fréquentation de Colette et de son écriture si généreuse n'est pas étrangère à cela — je m'autoriserai à y mettre un peu de ma griffe !
Sinon, au sein de la Compagnie Trois…six…neuf, nous développons des formes « Lectures », et j'ai en commande une Lecture sur Jules Verne et la Grèce, pour la rentrée, et ai mis en chantier un projet plus vaste, toujours sous la forme « Lecture » autour de la Correspondance.

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet


Pour tous renseignements : Compagnie Trois...six...neuf