Franck
Thilliez






Moi qui n'avais goûté au serial killer de fiction qu'à travers ce qu'en propose Thomas Harris - soit le célébrissime Dr Lecter - et qui ne fréquente que très occasionnellement les thrillers d'épouvante, lassée en général par l'inanité de l'écriture et la surenchère facile d'effets tonitruants dès les premières pages, je recevais un choc en découvrant La Chambre des morts voici deux ans. Une intrigue retorse, terrifiante, sordide, une femme flic à la psyché peut-être aussi torturée que les cinglés qu'elle traque et, surtout, surtout... un style vraiment littéraire, avec des phrases rythmées, où les mots prennent sens et son, où les descriptions ont souvent l'acuité d'un croquis rapide à main levée, où de surprenantes métaphores surgissent comme des stèles à l'orée d'un bois obscur... Une écriture, un art d'écrivain, enfin, et plus seulement du simple savoir-faire de bidouilleur d'horreurs ! Cela est si rare dans le champ pourtant luxuriant des "polars à psychopathes" - aujourd'hui un genre à part entière...
L'an passé, à l'approche du sacro-saint "septembroctobre" éditorial, je jubilais à l'idée d'ouvrir le Franck Thilliez de la rentrée, La Forêt des ombres. Là, ce fut la déception... certes l'écriture me paraissait toujours aussi séduisante, et l'efficacité narrative était indéniable. Mais que de clichés, que de facilités horrifiques...
Ce n'est pas si fréquent d'éprouver des sentiments si contrastés envers deux romans d'un même auteur. J'attendais donc impatiemment d'en lire un troisième - pour voir... J'aurais certes pu me lancer dans la lecture d'un des deux livres qui ont précédé La Chambre des morts, mais en apprenant que cet automne Franck Thilliez allait publier un roman qui rappelait sur la scène des opérations Lucie Henebelle, la femme flic de La Chambre des morts, je jetai mon dévolu sur cette Mémoire fantôme. Pour mon plus grand bonheur ! De plus en plus désireuse d'en apprendre davantage sur cet écrivain à l'univers envoûtant - et dérangeant... - j'échangeai quelques courriels avec lui par le biais de son site, échange qui déboucha sur l' « e-terview » en bonne et due forme qui suit...



Je vous ai découvert avec La Chambre des morts, aussi me pardonnerez-vous de ne pas évoquer Train d'enfer pour ange rouge, Deuils de miel, ou Conscience animale dont j'ai cependant pu avoir une idée grâce à votre site. Ces trois romans foctionnent avec un personnage récurrent, le commissaire Sharko, tandis que La Chambre des morts et La Mémoire fantôme ont Lucie Henebelle pour figure récurrente. Envisagez-vous de développer en parallèle deux séries policières traditionnelles, avec pour chacune un même flic confronté à diverses affaires au fil des romans, ou bien allez-vous, pour Lucie, vous en tenir au diptyque, estimant qu'au-delà vous n'avez plus rien d'original et de passionnant à livrer aux lecteurs à son sujet puisque l'armoire secrète est enfin ouverte ?
Franck Thilliez :
A l’origine, que ce soit par rapport à Sharko ou à Lucie Henebelle, je n’avais pas réellement en tête d’écrire des séries. L’idée des suites est venue au fur et à mesure que j'écrivais le premier roman de chaque série, quand je me rendais compte que mes personnages étaient trop complexes pour que je puisse les cerner en un seul roman. Pour La Chambre des morts par exemple, je me suis beaucoup plus focalisé sur l’histoire et le déroulement de l’action que sur le personnage de Lucie ; je m'en suis emparé tel quel, à un instant T de son existence. Disons que le lecteur a vécu une tranche de sa vie, mais sans accéder en profondeur à son passé, ses traumatismes, ses secrets. C'était en réserve pour La Mémoire fantôme où, cette fois, j’ai jugé nécessaire de disséquer sa personnalité. Dans ce roman, je révèle en effet le secret de Lucie, ce qu’elle cache dans sa petite armoire et qui explique ce qui est à l’origine de ses obsessions et souffrances. Mais Lucie commet un acte très important pour son futur, sa carrière. Tant sur le plan moral que professionnel. Alors une suite, pourquoi pas ? Les idées ne manquent pas. Mais je ne m’attache pas à écrire uniquement des séries ; La Forêt des ombres était à part, tout comme mon prochain roman, dont la sortie est prévue pour 2008.

Sur votre site, l'un des participants au forum évoque Conscience animale et une certaine popension à user de métaphores. Cet art de la métaphore m'avait frappée dans La Chambre des morts, mais dans Mémoire fantôme, cette figure de style a quasiment disparu - votre écriture semble privilégier la pure efficacité narrative et une "signifiance" directe. Si ma lecture n'est pas erronée, s'agit-il d'une mutation profonde dans votre style ou bien un simple choix "de circonstance", dicté par la nature du récit que vous avez composé ?
Cela correspond à une réelle mutation de mon style. Je ne parle jamais de Conscience animale (aujourd’hui introuvable, d’ailleurs) : ce roman représente le moment où je me suis jeté dans le bain de l’écriture, sans trop savoir comment m'y prendre ; c’était vraiment un coup d’essai. En fait, je me suis contenté de raconter une histoire, et il y a donc des erreurs de style propres aux débutants. Au début, l’on ne se rend pas compte de ses défauts, des lourdeurs narratives, des métaphores inutiles ou des clichés. On a tellement envie de bien faire, avec des phrases à la Zola en tête ! Puis, avec le temps, tous ces défauts deviennent perceptibles, jusqu’à sauter aux yeux presque immédiatement. Un peu comme la solution d’un problème mathématique surgit d'un coup alors qu'elle paraissait d’abord introuvable ! Aujourd'hui, effectivement, je me concentre davantage sur l’efficacité narrative, en essayant tout de même de garder un style agréable. Je pense que les deux sont nécessaires pour que le roman soit bon. Mais il y a là, derrière le résultat final, hormis ma propre plume, tout le travail de mon éditeur, remarquable.

Quelle a été la genèse de La Mémoire fantôme ? Le récit était-il déjà en gestation quand vous avez achevé La Chambre des morts - je pense à cet effet d'attente généré par l'armoire de Lucie qui semblait laisser supposer qu'une "suite" allait bientôt venir ?
A la fin de La Chambre des morts, je connaissais le traumatisme de Lucie, je savais quelle était l’origine de sa souffrance, de son esprit si particulier. Mais je n’avais pas encore en tête l’histoire qui allait me permettre d'évoquer tout cela en détail. Je n'ai en général qu'une seule histoire d'avance en stock, et en finissant La Chambre des morts, c'est à La Forêt des ombres que je pensais.
La genèse de La Mémoire fantôme ? Difficile à expliquer. Je voulais aborder l’amnésie, mais pas de manière courante. On parle toujours, dans les romans, d’amnésie rétrograde, celle du "Voyageur sans bagages". Moi, c'était l’amnésie antérograde et, plus précisément, l'amnésie hippocampique qui m'intéressait ; cette maladie frappe des zones du cerveau appelées hippocampes et empêche la mémoire à court terme d’acheminer les informations vers la mémoire à long terme. Cela signifie, concrètement, que vous oubliez avoir consommé de la nourriture cinq minutes après avoir terminé de manger ! Si vous ne notez nulle part que vous avez pris votre repas, vous remangez aussitôt - sauf si, bien sûr, vous êtes rassasié ! C’est une pathologie extrêmement complexe et impressionnante, très peu traitée en littérature (si vous connaissez des récits qui en parlent, faites- m'en part, je suis preneur !).
Créer un personnage atteint de ce type d'amnésie était très motivant parce que cela posait des problèmes considérables : comment faire pour que les gestes, les réactions de ce personnage, dont la mémoire, à première vue, s’apparente à celle des poissons rouges, ne soient pas redondants ? Comment lui éviter la platitude ? Le faire évoluer, le rendre pleinement acteur d'une histoire en progression ? Plus difficile encore : comment l'amener à révéler des événements dont il ne peut se rappeler ? Mais en contrepartie, les potentialités narratives ouvertes par un tel personnage, si facilement offert aux manipulations, aux mensonges, aux trahisons… et les situations auxquelles je peux le confronter sont proprement incroyables...
A ce dérèglement du cerveau, défiant l’entendement, j'ai voulu associer, en opposition, les mathématiques, l’une des sciences les plus rigoureuses. De la sorte, mes personnages évoluaient dans un univers "réel", "physique", mais parcouru de "bugs", de dysfonctionnements.

Etes-vous un familier des mathématiques de haut niveau ou bien vous êtes-vous documenté tout exprès pour ce roman ?
J’ai côtoyé les mathématiques pendant cinq ans après avoir obtenu mon bac scientifique, à raison d'une quinzaine d'heures par semaine. Mais aujourd'hui, il ne m'en reste plus que de grosses bribes - suffisantes, cependant, pour que j'aie pu bâtir ce roman. Heureusement parce que se documenter sur les maths est loin d'être évident - c'est un peu comme se documenter sur l'Histoire en général... Par où commencer ? La vraie difficulté a été de rendre le cheminement mathématique de l'intrigue intelligible pour chaque lecteur, il fallait fournir des explications suffisamment claires pour tout le monde, mais sans trop en dire. Il fallait, en définitive, rendre l'ensemble presque ludique.

J'imagine que ce roman a exigé une documentation très importante. Qu'est-ce qui vous a demandé le plus de temps ? Les recherches ou bien l'écriture romanesque ?
C'est difficile à évaluer... Comme l'histoire est très alambiquée, avec de nombreux tiroirs qu’il a fallu refermer, la seule élaboration de la trame romanesque m'a demandé beaucoup de temps - et, avant cela, il m'a aussi fallu pas mal de temps pour trouver l'idée directrice. De plus, Manon, du fait de sa maladie, a une façon de penser, de ressentir, de se déplacer... radicalement différente de la nôtre - elle était donc un personnage à construire de A à Z. Ce travail proprement romanesque a dû me pendre presque autant de temps que les recherches documentaires. La documentation la plus conséquente a bien sûr concerné la neurologie, la mémoire, le comportement des amnésiques antérogrades, les programmes existant pour les aider... Mais il y avait aussi des recherches à mener pour les aspects strictement policiers de l’intrigue.
Ce qui m’a donné le plus de fil à retordre a été de comprendre comment la mémoire, ou plutôt les mémoires, fonctionnaient, et comment les amnésiques antérogrades (AA) réussissaient à vivre. Pour pouvoir construire Manon, il me fallait répondre à des questions toutes simples : comment les AA se déplacent-ils d’un point A à un point B, puisqu’ils oublient où ils vont ? Sont-ils capables de conduire, de rouler à vélo ? Reconnaissent-ils leurs proches ? Sont-ils capables d’apprendre ? Que se passe-t-il, à chaque fois qu’ils se réveillent, le matin ? Ecrire ce roman a été un véritable casse-tête, un… problème mathématique ! Mais j’adore les maths !!

Le patronyme de votre pyrotechnicien, Romain Ardère, est vraiment transparent sur le plan signifiant - le prénom Romain accolé à un infinitif latin (mais je suis peut-être en pleine surinterprétation ??)... Pourquoi vos personnages n'ont-ils pas tous des noms "à clef" ?
Bien vu pour Romain Ardere ; je dévoile quasiment à travers ces références latines qui il est, ce qu’il est. Cela faisait partie des codes que je voulais dissimuler dans le roman. Il est vrai que je n’en ai pas créé pour tous les personnages, car il ne faut pas en abuser, le lecteur peut mettre le nez dessus et ainsi deviner la fin du roman avant même de la lire ! Et puis, je me suis tellement cassé la tête avec les différentes énigmes du roman ! Comme cette anagramme un peu modifiée de eadem mutata resurgo, ou encore, ces histoires de spirales, de nombre Pi… A titre d'anecdote, j'ai poussé la rigueur jusqu'à passer presque une journée à chercher un numéro de sécurité sociale dans Pi... Comme je voulais que mon cadavre soit près du Lac bleu de Roeux - car il fallait aussi former le triangle équilatéral ! - cela posait beaucoup de contraintes... j'ai quand même fini par trouver une suite de chiffres qui convenait : il correspondait à une femme de 79 ans. Après, il m'a fallu inventer l'histoire qui allait avec...

Justement, à propos de Pi... le nombre de décimales qui servent de titre courant à votre roman correspond-il au nombre de décimales effectivement calculées au moment où le texte a été envoyé à la composition ?
Pas du tout... ils ne représentent que les quelques dizaines de milliers de premières décimales de Pi ! Leur nombre est infini ; aujourd'hui, on en connaît plusieurs milliards... Et ça progresse chaque jour. Certaines personnes, des Japonais notamment, connaissent par cœur plusieurs milliers de décimales de Pi. L'un d'entre eux est capable de les mémoriser jusqu'à la cent millième, soit une "liste" trois fois plus longue que cette succession qui va du début à la fin du roman !!

Une petite visite sur votre site, et la lecture de vos trois derniers romans, me laisse penser que les tueurs en série vous inspirent beaucoup, ainsi que les pathologies mentales - folie, perversion ou, dans votre dernier roman, les troubles mnésiques. Comment vous est venu cet intérêt ? A-t-il précédé votre engagement dans l'écriture ou bien est-ce le travail d'écriture qui vous a conduit à vous intéresser à tout ça ?
J’ai toujours été passionné par la science. Plus jeune, j’étais abonné à Science et vie, à La recherche et à Jeux et stratégies. Ce sont les sciences exactes qui dominent, dans ces revues ; je trouvais cela fascinant. Plus tard, à l’école, je me suis davantage intéressé à ce qui touche à l'esprit, avec un attrait tout particulier pour Freud et son Interprétation des rêves, ses théories psychiques, sa conception des fantasmes. Je me suis alors rendu compte des richesses du cerveau, de son incroyable complexité. J’ai aussi compris que tout ne pouvait pas s’expliquer par les sciences exactes. Aussi loin que la science pourra aller, expliquera-t-elle jamais la manière dont le cerveau est capable de rappeler un détail de l’enfance, que l’on croyait perdu ? Quelle est la partie du cerveau qui génère les folies, les perversions, la schizophrénie ? Et pourquoi ces dérèglements ? Est-ce génétique ou pas ? Bref, il y a tant à fouiller, tant de domaines à aborder, tant d’inconnues à brasser… L’écriture a été la voie que j'ai empruntée pour explorer tout cela, et m’y plonger plus encore.

Dans La Mémoire fantôme, il y a une allusion directe aux Experts. Le rôle des mathématiques invite à penser à la série Numbers, et on peut aussi, côté long métrage, songer à Seven à cause de la pluie permanente et à Memento, pour la pathologie dont est atteinte Manon. Quelles sont vos références littéraires, cinématographiques ?
Les sources que vous citez (sauf Numbers, série à laquelle je n’ai pas accroché) font en effet partie de ma culture, de mes influences. A cause de Memento, qui est quand même l’oeuvre par excellence traitant de l'amnésie antérograde, j’ai beaucoup hésité à écrire La mémoire fantôme. Mais je me suis dit : "Même s'il existe un film dont le héros souffre de ce type d'amnésie, ne puis-je pas, moi, écrire un livre qui aurait le même sujet mais l'aborderait de manière différente ?" Si, bien sûr, sans quoi les possibilités d’écrire des livres seraient bien limitées. Doit-on cesser de prendre la schizophrénie comme thème parce que Un homme d’exception existe ? N'est-il pas envisageable d'écrire des scènes se déroulant dans des sous-sols sans qu'aussitôt il soit fait allusion au Silence des agneaux ? Au contraire : avoir eu des prédécesseurs pousse au challenge ; en ce qui me concerne, j’avais le défi Memento à relever. J'avais tout à inventer pour que mon histoire soit complètement différente. Et elle l’est, me semble-t-il. Quant à la pluie omniprésente et au rapport à l’excellent Seven… Peut-être une influence inconsciente ?
En dehors de ces oeuvres-là, les références qui me nourrissent sont nombreuses - surtout dans le domaine cinématographique. Ces grands thrillers des années 80/90, un régal ! (Seven et Le Silence des agneaux, donc, mais aussi L’Exorciste, Massacre à la tronçonneuse... etc). Pour la période actuelle, je dois convenir que le cinéma français tient la barre haute. 36, Quai des Orfèvres, Ne le dis à personne, Le Serpent... et bientôt, La chambre des morts, que j’ai eu la chance de voir, déjà : c'est un film absolument merveilleux ! (c'est un compliment sincère ! je ne dis pas cela simplement parce qu'il s'agit de l’adaptation de mon roman...).
En matière de séries télévisées, je suis fou de Lost et de Prison Break. J’aime aussi beaucoup Heroes, Esprits criminels et The Shield. Mais je ne suis pas accro aux Experts... Et côté livres, je cite en permanence Jean-Christophe Grangé, je suis un fan de la première heure ! Avant lui, c’était surtout King et Cornwell qui avaient mes faveurs. Et il y en a beaucoup d'autres !

On dit souvent qu'un flic doit être mentalement proche du criminel qu'il traque pour le comprendre, anticiper ses comportements et ainsi, mieux le vaincre. Une telle proximité n'est-elle pas de mise pour un écrivain ?
Cette proximité avec les personnages ou le thème traité est bien réelle. Par exemple, quand mes enquêteurs sont sur une scène de crime, j'y suis aussi, j’essaie d’en capter les odeurs, les couleurs, les images. Mes cinq sens sont en éveil, car il ne faut rien oublier, ne passer à côté d’aucun indice ! En plus de ce côté "sensoriel", il faut aussi, bien évidemment, restituer ce qui se passe dans la tête de ses personnages. Pour rester juste, il faut tenir compte des différences : un flic qui assiste à sa première autopsie n’aura pas la même réaction qu'un ancien ; face à une situation identique, une femme ne réagira pas forcément comme un homme... etc. Pendant tout le temps que dure l'écriture d'un livre, je deviens donc l’accompagnateur privilégié de mes personnages.

Parvenez-vous à avoir un regard distancié sur votre processus créateur ? Si oui, êtes-vous en mesure d'analyser comment naissent vos histoires, vos personnages ?
J‘arrive en effet à poser un regard distancié sur mon travail, mais uniquement au début, au moment où je crée mon histoire et où, même pour moi, le créateur, elle est nouvelle. C’est de ce moment qu’il faut profiter pour être objectif, se demander ce que le lecteur attend, comment il va réagir à tel ou tel passage... Une fois lancé dans l’écriture, il m'est impossible de me détacher de ce que je suis en train de faire et je deviens beaucoup trop subjectif ; je ne peux plus avoir de regard réellement extérieur. Alfred Lot, le réalisateur de l’adaptation cinématographique de La chambre des morts, me disait que c’était pareil pour lui. Une fois le film "dans la boîte", quand il ne reste plus qu'à le monter, il n’arrive plus à "bien voir clair", car l’histoire l’imprègne trop. Il est donc toujours intéressant, à ce moment, que d'autres personnes posent sur le film, ou le roman, un regard neuf, un regard extérieur…

Avez-vous le sentiment de poursuivre une interrogation métaphysique personnelle, de traquer une hantise à travers ces fictions retorses et épouvantables que vous imaginez ?
Il est clair que l'écriture me permet d’extérioriser un tas d’images qui trottent dans ma tête. Ces images proviennent principalement des films que je regarde ou des livres que je lis, de mes propres recherches, mais les processus inconscients ont aussi leur part dans l'existence de ces images et dans le fait que parfois elles demandent à sortir, de quelque façon que ce soit. Ces images sont présentes chez tout le monde, avec plus ou moins de force. Certains vont les retenir en eux, les garder enfouies - d'où les phobies, les dépressions, certaines déviances mentales... D’autres vont les extérioriser par le sport, les loisirs... mon exutoire à moi, c’est l’écriture.

Vos récits sont extrêmement poignants. Vous faut-il du temps pour quitter un roman une fois que vous avez posé le point final ? Comment vivez-vous avec vos personnages le temps de l'écriture ? Vous poursuivent-ils une fois leur histoire achevée ?
Quitter un roman est assez aisé pour moi. Une fois les corrections terminées, je passe à autre chose, sans que les personnages me pourchassent. Par contre, je suis incapable de m’extraire du roman en cours avant que la dernière virgule soit corrigée. Certains auteurs réussissent à faire évoluer une histoire dans leur tête pendant qu'ils sont en train d'en écrire une autre. Pas moi ; quand je suis en phase d’écriture, mes personnages sont trop puissants, ils m’appellent sans cesse et je préfère me concentrer uniquement sur le roman en cours, être à 100% plongé dedans hors de toute perturbation extérieure.
Après avoir achevé un roman, j’essaie de prendre une "pause cérébrale", pendant un ou deux mois. Mais je me rends compte que c’est impossible. Mon cerveau travaille toujours à chercher de nouvelles histoires !

Etes-vous tenté par d'autres formes littéraires que le roman - nouvelles, théâtre, scénarii..?
J’ai écrit une grosse nouvelle pour Pocket (une centaine de pages), qui sortira courant 2008. L’histoire que j’avais en tête ne permettait pas d'alimenter un roman mais correspondait parfaitement à ce qu’exige la nouvelle. Ce fut un plaisir de l’écrire. Quant aux scénarii, j'y pense aussi. C’est une autre voie d’exploration très intéressante, qui permet de mettre des images sur des mots - une démarche qui, en définitive, me correspond aussi très bien.

Comment organisez-vous votre travail d'écrivain, le temps que vous y consacrez ?
J'ai écrit La mémoire fantôme et tous les livres précédents en ayant une activité salariée. J’écrivais donc le soir, le week-end, parfois même pendant la pause de midi, sur mon portable, dès que j’avais un peu de temps ! Mais cela devenait intenable... Ecrire le soir après une journée de travail, puis partir le week-end pour les salons et les signatures, c'était vraiment éprouvant. Je me suis décidé à prendre une année sabbatique en voyant se profiler à l’horizon septembre/octobre 2007, avec la sortie de La Mémoire fin août et celle de l'adaptation de La Chambre des morts fin octobre. Là, ça va beaucoup mieux, j’ai enfin des journées "normales" pour un écrivain : je peux enfin me consacrer à 100% à l’écriture. Tout en essayant de conserver une organisation quotidienne de mon temps proche de celle d'une journée de bureau.

La Chambre des morts a reçu deux prix. Outre l'encouragement que cela prodigue, est-ce que la vie d'un écrivain est profondément changée par ce type de récompense ?
Oui, surtout lorsqu’on débute ! Le seul fait de savoir que son livre est sélectionné pour un prix est bouleversant ; on se dit : "wouah, je fais partie de ces gens-là ! Mon roman rivalise avec les plus grands !" Train d’enfer comptait parmi les dix nominés au prix polar SNCF, et cela m'avait encouragé en me montrant que j'étais capable d'écrire des histoires qui plaisent ! Un auteur débutant vend en général peu de livres ; comment savoir si ce qu'il écrit plaît ? Si les gens l’apprécient ? Figurer dans les sélections des prix fournit de bonnes indications. Recevoir un prix ne change pas la vie, mais cela reste un moment fort, inoubliable, et, surtout, l'on est poussé à faire toujours mieux.

Qu'est-ce qui vous a mené vers l'écriture ? Et qu'est-ce qui vous pousse, aujourd'hui, à continuer ?
J'ai commencé à écrire parce qu'à un moment donné de ma vie, j'avais en tête une histoire qui grossissait, grossissait... J'en distinguais les protagonistes de mieux en mieux ; ils évoluaient, traversaient des péripéties... Comment cette histoire est-elle venue là ? Sans doute parce qu'à cette époque je regardais beaucoup de films d'horreur, de thirllers, de polars et de films noirs (ce que je fais toujours aujourd'hui, d'ailleurs !)
Et je continue à écrire tout simplement parce que j’adore ça ! C’est si agréable d’être le marionnettiste des destinées de personnages qu'on a créés ! Et, aussi, de "jouer" avec le lecteur en le menant vers de fausses pistes et en le forçant à s’interroger sur lui-même.

Si cela n'est pas indiscret, planchez-vous actuellement sur un nouveau roman ?
Oui, car vous savez, entre le temps où un roman est terminé et celui où il sort, il y a au moins six mois. Et donc, depuis… mars dernier, je réfléchis à une nouvelle histoire. La trame est prête, je peaufine un peu et c’est parti pour l’écriture. C’est une double histoire très complexe, et surprenante, vous verrez. Je vais tenter quelque chose que je n’ai jamais fait, d’assez risqué, mais je préfère ne pas en dire plus pour le moment. Un auteur de romans à suspense doit aussi pouvoir garder la surprise.



Propos recueillis par courriel en août 2007 par Isabelle Roche


Vous pouvez aussi lire régulièrement des articles d'Isabelle Roche sur le site www.lelitteraire.com




Pour visiter le site
de l'auteur :
www.auteursdunord.com


Né en 1973 à Annecy, Franck Thilliez est l’auteur de six romans. La chambre des morts (Prix des lecteurs Quais du Polar et Prix SNCF du polar) a été adapté pour le cinéma, sortie du film en octobre 2007
(voir la fiche du film
sur Allociné)





Vous pouvez lire
sur notre site
un article
d'Isabelle Roche
concernant :

La mémoire fantôme






et sur le site
du Littéraire
des articles
d'Isabelle Roche
concernant :

La chambre des morts

et

La forêt des ombres