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Rencontre avec
Éliane VIENNOT


Non, le masculin
ne l’emporte pas
sur le féminin !



Votre ouvrage Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! explique en quoi l’histoire dément une règle grammaticale inadmissible. Quel rôle jouent la langue, les mots pour intégrer une idéologie ?
Je ne suis pas une théoricienne du langage, mais il est clair que c’est à travers sa structure, ses mécanismes, ses mots, ses sons, que nous appréhendons le réel, que nous imaginons, que nous pensons. Les personnes bilingues savent à quel point le monde est différent selon la langue qu’on parle. Cependant, même conscient·es de cette variété, nous  croyons généralement que notre langue s’est construite « toute seule », au gré de l’histoire de son peuple. Ce qui m’a le plus surprise, en étudiant la nôtre, c’est l’importance des changements imprimés de manière volontariste, soit pour s’adapter à des bouleversements technologiques (l’invention de l’imprimerie à la Renaissance, aujourd’hui l’Internet), soit pour des raisons politiques (comme lorsque Guizot a imposé la réforme orthographique des années 1830, parce que l’État allait prendre en charge l’instruction primaire [des garçons !], soit encore pour des raisons idéologiques (comme l’ont fait les « puristes » du XVIIe siècle, qui étaient aussi de sacré machistes). 

Comment lutter contre le sexisme de la langue française ?
Il faut d’abord convaincre les locuteurs et les locutrices de changer leurs manières de parler et d’écrire. Car ce n’est pas la langue qui est sexiste – et en tout cas pas le français. Ce sont les gens qui parlent cette langue. Par exemple lorsqu’ils se satisfont du masculin pour parler de groupes mixtes (« Les écrivains redoutent les prix littéraires »). Ou lorsqu’ils utilisent des termes masculins pour parler de femmes (auteur, écrivain, ministre, directeur…). Dans ce dernier cas, il s’agit d’une véritable violence imposée au français, qui du reste se défend comme un beau diable en faisant dérailler les énoncés (on se souvient de « Le capitaine Prieur est enceinte »). À moins qu’on traite les femmes, purement et simplement, comme des hommes, à l’image de la nécrologie publiée par les académiciens français lorsqu’ils rapportèrent « la disparition de leur confrère Assia Djebar, chevalier de la Légion d'honneur, commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres, décédé le 6 février 2015. » Ce dernier mot a été corrigé cet été, suite au tollé soulevé par la nécrologie de Simone Veil, également bien masculine, mais au prix de l’introduction… d’une faute de grammaire (« leur confrère … décédée »). De fait, comme toutes les langues romanes, le français est bien outillé pour exprimer l’égalité des sexes. Ambassadrice, autrice, chercheuse, écrivaine, professeuse, ont des siècles d’existence, ils ont été employés par les meilleurs auteurs, de même que les meilleurs auteurs (et autrices !) ont utilisé très tardivement l’accord de proximité. Dès qu’on montre cela, on dissout la plupart des oppositions, qui ne reposaient que sur de l’ignorance.
 
Vous êtes historienne, comment vont intervenir les connaissances historiques pour lutter contre cette masculinisation progressive de la langue ?
Les connaissances historiques sont essentielles pour convaincre. Elles permettent de montrer comment fonctionnait la langue avant que les « puristes » s’y attaquent. Elles permettent de voir l’ampleur de leurs interventions. Car ils ne se sont pas contentés de condamner les féminins en -esse, prétendument ridicules, ou ceux qui désignaient les activités prestigieuses. Ils ont proscrit l’ancien accord de proximité (« les garçons et les filles sont intelligentes » / « les filles et les garçons sont intelligents ») pour imposer l’accord selon « le genre le plus noble ». Ils ont œuvré pour rendre invariables des formes qui s’accordaient en genre et en nombre, en les bloquant sur le masculin singulier (les participes présents, les participes passés antéposés, certains adjectifs). Ils ont critiqué les femmes lorsqu’elles disaient « Fidèle, je la suis et je la resterai », au prétexte que le pronom attribut désignait ici « non pas la personne mais la chose », et que donc ce devait être le, pour les deux sexes. Ce faisant, ils ont travaillé à faire passer le masculin pour du neutre. Ils ont combattu les élisions devant les substantifs féminins commençant par une voyelle (on a dû dire « mon amie », là où on disait « m’amie » – sachant que mon est un masculin), etc. L’approche historique est encore essentielle en ceci qu’elle permet de voir que beaucoup de gens n’étaient pas d’accord avec ces réformes. Par exemple, quand on expliquait à Mme de Sévigné qu’elle devait dire le et non la en parlant d’elle, elle rétorquait : « J’aurais l’impression d’avoir de la barbe au menton ! » Cela montre que les protestations ne datent pas d’hier, et qu’elles sont loin d’être seulement le fait de féministes. La plupart des gens s’élèvent contre les diktats des « Messieurs » de l’Académie, au nom des logiques de leur langue et des usages (dont ils se disent « les gardiens » !).

Votre ouvrage démontre que le rapport au pouvoir est sous-jacent à cette masculinisation de la langue. L’actualité prouve aussi cette idée que le rapport au pouvoir peut intervenir de façon négative dans les relations des hommes avec les femmes dans tout ce que subissent ces dernières. La langue est-elle donc toujours le reflet du fonctionnement des sociétés ?
Effectivement, la masculinisation délibérée de la langue qu’on observe à partir du XVIIe siècle n’avait pas d’autre fondement que le désir de renforcer le pouvoir des hommes. Les intellectuels qui conduisent cette entreprise n’avancent pas d’arguments d’ordre linguistique. D’ailleurs, le plus souvent, ils ne fournissent pas de justifications, ils se contentent d’énoncer des règles ou des interdictions (« On ne dit pas ceci, on dit cela »). Mais quand leurs contemporains ou leurs contemporaines les poussent dans leurs retranchements, ils montrent qu’ils n’ont rien d’autre en magasin que de l’idéologie sexiste. Par exemple, Beauzée explique, en pleine époque des Lumières, que « le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». On a presque envie de les embrasser ! Bescherelle aussi est formidable : sa Grammaire nationale (années 1830-40) présente un chapitre intitulé Noms qui expriment des états, des qualités qu’on regarde, en général, comme ne convenant qu’à des hommes. Et il donne une liste de mots qui ne doivent pas s’employer au féminin, parce qu’ils désignent des professions faites pour les hommes seulement !

Comment se définit votre combat actuel ?
J’essaie de faire ce que j’ai toujours fait depuis que j’ai embrassé une carrière de chercheuse : fournir à mes contemporain·es des connaissances pour mener les luttes d’aujourd’hui. Je suis une militante féministe. Mais je suis d’abord – je crois – une très bonne chercheuse ! Et il n’y a aucune contradiction entre les deux. On n’aide pas les gens de son temps en leur donnant des informations tronquées ou biaisées, en leur vendant du rêve, en essayant de faire dire au passé ce qu’on voudrait qu’il dise. C’est au contraire en comprenant le mieux possible ce qui s’est joué, fait, pensé dans les époques précédentes, qu’on a le plus de chance de savoir exactement où on en est aujourd’hui, qui sont nos ennemis, où sont les obstacles. Ce qu’il reste à faire.


Propos recueillis par Brigitte Aubonnet
(Novembre 2017)
























Bio-bibliographie
sur le site
d'Éliane Viennot :
www.elianeviennot.fr



















Éditions iXe

128 pages - 14 €


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