Comment, sur scène, faire revivre les évènements de la place
Tienanmen ? Cet éphémère rêve de liberté qui
s'est allumé à Pékin un certain mois de mai 1989 et s'est
éteint dans le bain de sang du mois suivant. C'est ce que nous propose
l'auteure québécoise Carole Fréchette à l'intérieur
de l'appartement en désordre où Madeleine vient d'emménager.
Des objets à ranger traînent au sol ici et là
En fond
de scène, un écran géant où Google, curseur clignotant
au garde-à-vous, attend qu'on l'interroge.
Nous sommes à Québec, en 2006, au cur de l'hiver.
Madeleine (interprétée par Marianne Basler) vient de lire dans
un journal que l'étudiant chinois Yu Dongyne qui, avec deux de ses camarades,
avait jeté des ufs emplis de peinture sur le portrait de Mao venait
d'être libéré après dix-sept ans de prison.
Qu'ai-je fait moi, pendant ces dix-sept ans, se demande Madeleine ? Rien ou
presque. Juste une vie qui passe.
On sonne à l'interphone. Voilà Lin, jeune immigrée chinoise
(interprétée par Yilin Yang) à qui Madeleine donne des
leçons de français. Lin ne comprend rien à la conjugaison
du futur antérieur.
Un voisin cogne à la porte de l'appartement. C'est Jérémy
(interprété par Antoine Caubet), un paumé, hésitant,
qui apporte à Madeleine un poster de Mao.
Et voilà trois solitudes en conversation sur le sens du geste subversif
de Yu et de ses camarades.
Madeleine est obnubilée par le destin brisé de l'ex-étudiant
chinois. Indignée, elle s'enflamme d'une alacrité généreusement
égoïste. "Ah, ce printemps de Pékin, si elle y avait
été !"
Lin avait cinq ans au moment de l'évènement. Trop jeune, elle
n'a en mémoire que les peurs de sa mère et de sa grand-mère
générées par le tyran Mao. Quant à Jérémie,
il avait tellement de problèmes à élever, seul, son fils
handicapé, que ça lui est passé complètement à
côté.
Quelle audacieuse mise en scène de Jean-Claude Berutti ! Subtile, bien
articulée, tournée vers l'expérimentation d'un théâtre
abstrait, et comme il le signale très bien : la construction de la
pièce évoque un labyrinthe mental dans lequel le "je"
peut devenir le "vous" tellement il est adressé implicitement
au spectateur.
Et ça fonctionne.
A mesure que le spectacle avance, on se prend à s'interroger sur le sens
de la réalité de cet évènement du siècle
dernier parvenu à travers le prisme déformant du petit écran.
C'est loin la Chine, et c'est pourtant si près aussi !
Voilà un théâtre précieux. Tout à fait en
résonance avec notre complexe actualité. Des images sont là.
Fortement contemporaines.
Le grand écran de Google, réel et symbolique, joue un rôle
essentiel. Il patiente en fond de scène, dominateur ou à nos ordres.
Il nous livre sur "la toile" des photos ou autres vidéos de
la place Tienanmen en 1989. Comme on veut. A l'instant même.
La pièce écrite par Carole Fléchette nous interpelle sous
un autre angle : la liberté de l'individu est fragile ; Yu et ses camarades
ont payé cher d'en avoir éprouvé ne serait-ce que la soif.
Et si l'on pousse davantage la pensée, les démocraties sont des
barrières vulnérables à protéger.
Pour nous faire partager ce théâtre réflexif, il fallait
également une performance de comédiens.
C'était le cas. Marianne Basler, Antoine Caubet et Yilin Yang étaient
au rendez-vous.
Une très belle pièce.
Patrick Ottaviani
(23/05/13)