Güllen, une petite ville d'Europe centrale.
Les habitants sont aux abois. Y règnent la famine et le chômage.
Les trains ne s'arrêtent plus sur le quai de gare où les plus éminents
représentants de la ville – le maire, le proviseur, le commissaire, le
pasteur et Alfred Ill l'épicier – attendent l'express de la milliardaire
Claire Zachanassian, de retour après 45 ans d'absence en sa ville natale.
Elle vient y fêter ses noces.
D'ailleurs la voilà, affublée de Moby (son septième mari),
de ses deux eunuques Koby et Loby, de ses deux gardes du corps, de son valet
de chambre Boby, de sa panthère noire et d'un cercueil.
Güllen acclame la vieille dame. Le maire rend hommage à l'enfant
merveilleuse qu'elle était. Alfred Ill l'épicier lui remémore
les petits noms qu'ils s'octroyaient à l'époque "mon petit
chat sauvage", "ma petite sorcière".
Passé le cérémonial d'accueil, Claire Zachanassian prend
la parole et annonce qu'elle offre un milliard (500 millions pour la ville,
500 millions pour les habitants) contre la vie d'Alfred Ill, son ex-fiancé
qui l'engrossa, il y a 45 ans, et l'abandonna sans reconnaissance de paternité.
Outrés, sont les notables. Non mais, pour qui on les prend ! Et la morale,
alors ?
L'argent achèterait-il tout ?
La vie reprend son cours.
Etrangement, au fil des jours, Alfred Ill note des changements d'attitude chez
ses concitoyens. Ils sont gais. Joyeux. Optimistes sur l'avenir. Ils n'hésitent
pas à investir. A s'endetter même. Ne se chaussent-ils pas à
l'unisson, d'extraordinaires chaussures jaunes ! Le curé n'achète-t-il
pas une cloche toute neuve pour son église ! La femme d'Alfred ne se
fend-elle pas d'un manteau de fourrure luxuriant !
De son côté, la vieille dame déjeune tranquillement avec
son huitième et nouveau mari. Le temps va faire son travail et bientôt,
l'adulte Claire Zachanassian aura vengé la jeune fille Clairette Wäscher
humiliée il y a 45 ans et chassée de la ville telle une catin.
Metteur en scène exigeant, Christophe Lidon, comme un coryphée,
a parfaitement réussi son orchestration. Sur le plateau, les comédiens
(14 femmes et hommes) par une alchimie mystérieuse, font ressurgir la
mémoire collective de Güllen.
Et tout s'enchaîne.
La dignité, la bonne morale, tous ces bons principes, fondent comme neige
au soleil. Une à une, les braves âmes humaines se laissent retourner
comme des crêpes.
Les premiers symptômes de la cupidité voient le jour (les habits
des notables ne sont-ils pas rongés de croûtes de peinture lépreuse
!) et Güllen se transforme graduellement en place de Grève avec
un dernier cynisme : l'interview par un journaliste du vieil épicier
Ill au pied de l'échafaud.
C'est avec beaucoup d'ironie et de distance, que Friedrich Dürrenmatt,
l'auteur de la pièce, revisite l'humanité. Il l'ausculte. La dissèque.
Nous donne à voir un miroir aux constantes mises en scène de nos
propres existences.
Formidable outil de communication que le théâtre.
Décors en adéquation pour un final sous une pluie rédemptrice
(?).
Un grand moment d'intelligence.
Patrick Ottaviani
(08/03/14)