Pas mal de commencer la nouvelle saison par une pièce d’Harold Pinter jamais jouée à la comédie française. Une pièce emblématique de la période où le grand dramaturge anglais explore – et avec quelle minutie ! – les relations de couple.
Nous sommes en 1977.
Sur le plateau, deux personnages. Ils sont assis côte à côte dans un bar : Emma (interprétée par Léonie Simaga ) et Jerry (interprété par Laurent Stocker). Emma a téléphoné à Jerry pour qu’il vienne la retrouver. Elle est mariée à Robert (interprété par Denis Podalydès), éditeur, ami de longue date de Jerry ; Jerry est marié à Judith, médecin.
Emma et son mari viennent de se parler toute la nuit.
Va s’ensuivre la singulière exploration d’une intrigue amoureuse. En remontant le temps, les époques vont se succéder.
Il y a deux ans, dans un studio, usé par les années de passage, devenu un lieu « où l’on baise en oubliant de s’aimer », Emma et Jerry mettent un terme à leur relation adultérine à bout de souffle.
Un an plus tôt, Robert et Jerry, deux hommes à l’amitié indéfectible, jouent tranquillement au squash. Quelques années avant, il y a cette scène épique où Emma et Robert, en voyage à Venise, lisent en silence dans une chambre d’hôtel. Un silence interminable, jusqu’à l’aveu d’Emma : elle et Jerry sont amants.
Désormais les trois savent et chacun va se taire ! Complices du non-dit, ils vont d’un côté (Emma et Jerry) entretenir la flamme amoureuse, lutter contre son étiolement. D’un autre côté (Robert et Jerry), protéger leur amitié.
Ne pas trahir, tout en trahissant !
Cela demande un travail à plein temps. Il faut que l’adultère soit parfaitement réglé. La "maintenance" amoureuse exige le mensonge. Il faut être à l’affût du moindre dérapage langagier. Il y a malgré tout quelques heurts qui interférent et pourraient tout faire basculer. Comme celui où Emma annonce à Jerry qu’elle est enceinte de Robert, son mari. Et pourquoi ne serait-elle pas enceinte de lui Jerry, après tout ! Blessé, il encaisse.
Sept ans d’adultère, c’est long.
On retrouve avec Trahisons, une constante de la parole des personnages d’Harold Pinter : la retenue de la charge émotionnelle générée par les mots. Ici, comme en d’autres pièces, les vocables semblent tenus en laisse. Ou bien, distraits, ils bafouillent. Dégainés à contre-temps par Emma, Robert ou Jerry, ils n’assument pas leur rôle élocutif. Ou bien énervés, ils explosent. Alors la parole va de travers. Un peu comme si elle était dans la difficulté à transposer la pensée qui l’a engendrée.
À ce propos, la mise en scène à la fois tenue et fluide imaginée par Frédéric Bélier-Garcia, n’y est pas étrangère. Servie par de très bons comédiens, elle rend palpable cette nuance qui ajoute une couleur à l’atmosphère intrigante de ce trio adultérin à travers les années.
À l’unisson, les décors géométriques élaborés par l’atelier François Devineau sont d’une grande précision. De gigantesques panneaux rectangulaires qui s’agrandissent et se rétrécissent, comme s’il fallait ajouter un supplément décoratif indirect à ce zoom des consciences.
Redoutablement lucide et curieux, Harold Pinter offre à Frédéric Bélier-Garcia des situations qui renouvellent les questionnements sur la dissection de l’âme humaine quant à l’amour, la fidélité et l’amitié.
Trahisons, est une pièce intelligente qui interpelle nos logiques amoureuses.
Ne manquez pas le rendez-vous.
Patrick Ottaviani
(26/09/14)