Un peu d’histoire
Entre le Luxembourg et la Seine, il existe un théâtre de la rive gauche dont la spécificité est de jouer sans interruption, depuis le 16 février 1957, les deux premières pièces de l’univers théâtral de l’illustre dramaturge Eugène Ionesco : La Cantatrice chauve et La leçon.
Extérieurement, une banale enseigne lumineuse, repérable depuis les abords du Quartier Latin, indique son nom : Théâtre de la Huchette.
Créé en 1948 par Georges Vitaly et Marcel Pinard, ses tréteaux virent débuter une pépinière de talents. De jeunes auteurs comme Georges Schenadé, Valentin Kataïev ou encore Pierre-Artistide Bréal et Jacques Audiberti. Des comédiens débutants comme Jacqueline Maillan, Pierre Mondy, Jean-Louis Trintignant, Laurent Terzieff.
Cinq années durant, Georges Vitaly et Marcel Pinard en seront les co-directeurs. A partir de 1952, c’est Marcel Pinard qui en assumera seul la direction. En 1957, La Cantatrice chauve et La leçon seront respectivement montées par Nicolas Bataille et Marcel Cuvelier.
Alors que les républiques passent, que les présidents basculent à droite ou à gauche, les deux pièces n’ont pas quitté l’affiche depuis 57 ans.
Comme le dit Nicolas Bataille le metteur en scène, « On pensait au départ faire un mois, on en a fait deux, puis d’autres et après des années et même des décennies. »
De notoriété mondiale, le célébrissime théâtre a reçu en 2000 un Molière d’honneur pour sa fidélité à Ionesco.
33 rue de la Huchette
Il y a quelque chose d’une roulotte infinie en ce lieu où le temps semble s’être arrêté dans les années cinquante. A l’extérieur, au 33, Michelle, derrière son guichet-vitrine, délivre les billets d’entrée. Côté salle, rien n’a changé, l’espace est le même : 130 mètres carrés pour accueillir 90 spectateurs, plus quelques strapontins le long d’un mur. Idem côté scène : 4 mètres de large pour cinq de profondeur et quatre sous plafond.
Ider, le régisseur, la casquette vissé sur la tête composte votre billet, vous ouvre la porte de la salle et d’un signe de la main vous oriente.
Des débuts difficiles
Le 11 mai 1950, La Cantatrice chauve, présentée pour la première fois au Théâtre des Noctambules (fermé en juin 1956) par Nicolas Bataille, subit le mécontentement et les railleries des spectateurs. On a du mal avec ces phrases répétées et répétées, même si elles participent à l’efficacité d’un rythme pour ces personnages investis en des situations aberrantes.
Il faut se replacer dans le contexte d’époque. On écoute Mrs et Mr Smith, Mrs et Mr Martin. On les observe… il n’y a pas vraiment d’histoire et on ne comprend pas bien. S’agit-il d’une mauvaise farce ? D’un drame à l’humour novateur ? D’un canular !
C’est que doté d’un instinct du non-sens, allié à une imagination débordante, Ionesco bouleverse les habitudes. Son théâtre est assurément étrange dans ce contexte de l’après-guerre. Pas de psychologique, pas de surréalisme, pas de symbolique non plus. C’est un théâtre inclassable qui voit le jour et, dans ce présent du 11 mai 1950, quelques afficionados avant-gardistes tels Raymond Queneau, André Breton, Jean Tardieu ou autre Gérard Philipe ont conscience qu’on tient là du jamais vu en matière de dramaturgie burlesque.
57 ans plus tard, la pièce est toujours à l’affiche, inusable, presque éternelle.
Même aventure pour La leçon représentée pour la première fois au Théâtre de Poche le 20 février 1951 et mise en scène par Marcel Cuvelier. Elle reçoit le même accueil. Les mêmes interrogations. Aujourd’hui, si le théâtre de Ionesco est limpide, il a suscité de prime abord bien des malentendus. Il a fait scandale. Les spectateurs exigèrent d’être remboursés et Marcel Cuvelier fut même pris à parti.
En 1957, La leçon rejoint La Cantatrice chauve à l’affiche de La Huchette. Aujourd’hui, la reconnaissance mondiale ayant assaini les choses, une troupe de cinquante comédiens jouent en alternance les deux pièces pour notre plus grand plaisir.
19 heures, La Cantatrice chauve.
J’étais à la 17914ème représentation.
Si ce nombre dépasse l’imagination, on peut se demander, encore combien ? Et jusqu’à quand ! Ou bien, comment c’était la 787ème en 19.. ? Ont-ils fêté la 10000ème en 19.. ? Etait-ce comme d’habitude ? Qui était là ?
Il n’est donc pas simple de découvrir avec retard un spectacle mondialement salué ! Alors, après la recommandation d’éteindre son téléphone portable avant que ne démarre le spectacle – ça aussi en 19.. –, et après les trois coups frappés par le brigadier, le mieux est de se laisser faire. De profiter de ce texte libre, jeune et frais comme jamais. De jouir du spectacle de ces « vieux mariés » que sont Mme et Mr Smith, côte à côte assis et papotant sur le rien en bord de scène. De considérer leur intérieur bourgeois, période victorienne, lugubre et étriqué (décor de Jacques Noël, typique et réussi). De s’intéresser d’un peu plus près à l’étrangeté de leur parlotte ourdie de clichés qui fusent et n’ont ni queue ni tête : « Le poisson était frais », stipule Mme Smith à Mr Smith, et d’ajouter « Je m’en suis léché les babines… » Ou encore, « La tarte aux coings et aux abricots a été formidable. »
Mr Smith n’écoute pas. Débonnaire, il lit son journal tout en fumant la pipe. Il a un tic buccal et décoche des sortes de borborygmes qui font tressauter Mrs Smith occupée à sa broderie anglaise. Un carillon scande une heure qui n’est pas forcément la bonne.
Les Smith attendent leurs invités, les Martin, auxquels ils cèdent bientôt la place. Voilà un second couple, composé d’une femme et d’un homme qui « se sont déjà vus quelque part. » N’étaient-ils dans le même train en venant chez les Smith ? L’un en face de l’autre. N’habitent-ils pas dans la même ville, la même rue et le même immeuble, au même numéro, le 19. Ne partagent-ils pas la même chambre, tout au fond d’un couloir et n’ont-ils pas un enfant avec un œil blanc et l’autre rouge.
Que de coïncidences !
Ce dialogue burlesque est entrecoupé par les irruptions d’une bonne qui se prend pour Sherlock Holmes ou d’un saugrenu capitaine des pompiers qui veut absolument éteindre des feux dans le quartier.
Alors oui, le mieux est de se laisser faire, et d’apprécier ces sketches désopilants dans un univers clos, dont Nicolas Bataille a su, au fil des décades, tirer la quintessence en les aménageant avec cohérence et efficacité. Les comédiens ont le sens de la réplique, des mimiques – disposées au moment où il faut et juste comme il faut – jusqu’à métaboliser le texte en une singulière loufoquerie. Ils mélangent à merveille l’absurde et l’extravagant, l’insensé et le saugrenu. Et l’on se laisse « emballer » si l’on peut dire par ce théâtre hurluberlu.
Au fil de la pièce, le rythme s’accélère avec une atmosphère de plus en plus crispée jusqu’au comique dénouement final.
Vingt heures, La leçon.
Même salle, autre sujet, sous la houlette cette fois-ci de Marcel Cuvelier déjà sur les planches en 1951.
Une élève et son professeur.
Assise derrière une table, l’élève attend gentiment la venue de son professeur. De son cartable, elle tire un cahier et des crayons. Elle est enjouée, souriante. Survient la bonne du professeur qui appelle celui-ci : « Monsieur, descendez, s’il vous plaît. Votre élève est arrivée.»
Le professeur est là. Timide et poli, il s’efforce de justifier son retard, « je ne sais comment m’excuser de vous avoir fait attendre. »
L’élève est volontaire, ambitieuse. Elle veut faire « des études très supérieures ». Ses parents veulent qu’elle passe son doctorat total.
Quelle élève motivée ! apprécie le professeur. D’autant qu’elle connaît ses saisons. Alors on peut démarrer l’arithmétique « Combien font un et un, trois et un… » Si les additions semblent intégrées, en revanche l’élève bute sur les soustractions. Le professeur se crispe. Devient nerveux. S’exaspère. L’élève a brusquement une rage de dents. Elle se plaint. La douleur l’empêche de réfléchir. Dès lors, il y a une montée tragi-comique qui va tendre vers le drame. L’inconscient et ses abîmes, à travers ces deux personnages, pénètrent la scène, y introduisant obscure menace et indicibles doutes. Le dialogue pédagogique ne tient plus rien. Comme une digue, il s’effiloche et s’écroule sous les poussées du pathologique.
La mise en scène de Marcel Cuvelier rythme parfaitement le texte et son mouvement évolutif jusqu’à la métamorphose de l’élève. De gaie et enjouée, elle devient accablée et triste. Le professeur, quant à lui, est de plus en plus agressif jusqu’au paroxysme de la leçon de philologie. La bonne intervient, à plusieurs reprises en prodiguant ses conseils au professeur : « Faites attention, je vous recommande le calme ! » Mais le professeur comme hypnotisé par une montée de forces infernales n’est déjà plus lui-même. Il disjoncte, même si la bonne lui prodigue encore des « Monsieur, gare à la fin ! Ça commence, c’est le symptôme ! Le grand symptôme final ! »
On ne peut qu’être désarçonné ou séduit par le burlesque de ce drame comique avec des comédiens (excellents) partageant avec le public cette « leçon » et la variation des sentiments qui en ressortent. Ceux du tout en chacun : la timidité, l’assurance, le tragique, le sadisme, la fureur ou le plaisir.
Voilà un théâtre et deux pièces cultes à découvrir ou à revoir.
Patrick Ottaviani
(24/11/14)