Face au public ou assise au creux d’un canapé rouge, Bérengère Dautun, comédienne exceptionnelle, nous ouvre les portes de la vie de Sophie de Ségur, née Rostopchine.
Elégante et gracieuse dans sa robe XVIIIe, elle fait corps avec Sophie, enfant espiègle et joyeuse que sa mère – alors qu’elle n’avait que cinq ans – abandonna en forêt lors d’une promenade. Une mère tyrannique qui, pour mieux lui inculquer le sens de l’étiquette, n’est pas avare d’humiliations verbales ou de châtiments corporels.
Pour compenser l’éducation despotique, il y a l’amour du père, le comte Rostopchine, homme plutôt jovial, qui, à treize ans, fait découvrir à sa « Sopholetta » l’univers magique du bal.
Disgracié par le Tsar pour avoir brûlé Moscou à l’approche des troupes napoléoniennes, son père s’exile à Paris. Quelques années plus tard, il y fait venir sa famille.
Sophie a 17 ans. Elle rencontre Eugène de Ségur qui l’épouse. Mari volage avec lequel elle donnera vie à neuf enfants. Elle en perd un et s’effondre alors dans l’obscurité d’une longue dépression.
A 55 ans, c’est avec une vocation d’écrivain tardive qu’elle renaît en transposant avec réalisme ses mésaventures enfantines dans l’univers littéraire des Nouveaux contes de fées ou autres Malheurs de Sophie. Elle devient, à cet égard, une écrivaine mondialement reconnue.
On est vite attrapé par l’humour et la grâce du long monologue de Bérengère Dautun. Sa subtilité plutôt. On est irrésistiblement séduit par le cheminement intérieur de Sophie de Ségur de la souffrance vers la lumière avec un étonnant parfum de romans de notre enfance.
Et que d’épreuves en 74 ans d’existence !
En un ingénieux aqueduc temporel (allant du XVIIIe au XXIe siècle), la comédienne, tout en évoquant les personnages de sa vie, qui revivent sous nos yeux, n’hésite pas à faire se télescoper avec humour les époques : « Oh, oui, le XVIIIe n’était pas facile dans la communication. On n’avait pas les téléphones portables. Il fallait trois jours, une semaine, voire un mois pour recevoir les lettres, alors qu’aujourd’hui (d’un élancement gracieux et complice à l’adresse du public), vous recevez les messages à la seconde où ils ont été envoyés. » Ou encore : « Avec la dépression, la psychanalyse n’existait pas, on crevait. »
Choix d’écriture réussi de Joëlle Fossier composé avec une dramaturgie élégante, sans exagération. On se sent « en intimité », si l’on peut dire, avec la détresse de Sophie de Ségur, avec sa volonté de rebondir, la peur de se perdre, son repli mutique vers les tréfonds d’elle-même en une chorégraphie de mots gracieux. On se sent proche de ses regards muets, lourds de silences poignants.
Mue par une force vitale exceptionnelle, une grande acuité de son environnement, Sophie Rostopchine devenue comtesse de Ségur a su rebondir.
Sous un autre angle, elle y apparaît comme une femme libre entonnant, par le ballet de ses trépidations, qu’il n’est jamais trop tard !
On est sous le charme.
Une belle vision de la grande écrivaine et du grand art.
Patrick Ottaviani
(24/02/15)