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Brigitte AUBONNET, Sous le chapeau Retour à la liste des textes inédits

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Le train ronronne déjà. Le départ est proche. Christiane est ravie de n’avoir personne à côté d’elle, libre de se lever pendant le voyage, libre de s’étaler avec ses livres, son sandwich, son sac, sa veste à enfiler dès que la clim sera à fond pour tous les réfrigérer. Parfois, le wagon n’est plus qu’une glacière envahie de tousseurs, de moucheurs et de cracheurs. Un sanatorium sur roues.

Christiane commence à se réjouir, l’heure fatidique approche. Plusieurs retardataires essoufflés s’installent loin d’elle. Le wagon n’est pas au complet, elle a la chance de voyager hors période de pointe, elle paye moins cher et est plus tranquille. Il n’y a pas de pyramide instable à enjamber dans le coin bagages et les valises ne bloquent pas la porte des toilettes.

Elle réserve par internet, régulièrement, pour aller voir ses enfants et petits-enfants. Paris-Rennes, Rennes-Paris. Elle pianote sur son ordinateur et immanquablement celui-ci lui propose toujours la même place. Paresse ou habitude, elle accepte et finit par y prendre goût. Voir le paysage du même endroit, s’organiser autour de cette place comme dans son salon.

Avoir une ou un voisin fait partie du voyage, pas de problème mais y échapper est aussi un petit plaisir de liberté.

La passion de Christiane. La lecture. Une pile de livres sur la tablette est sa grande joie. C’est selon, elle picore de livre en livre ou elle se plonge dans un roman pour ne plus en sortir. Quelques sonneries ou conversations peuvent la gêner mais dans l’ensemble les voisins sont assez tranquilles. Un regard menaçant suffit souvent à les expulser hors du compartiment pour terminer ailleurs leur bruyante occupation sans intérêt pour l’entourage le train est à l’heure, je mange le sandwich que tu m’as préparé, oui il est très bon, bisous, à bientôt Christelle, je t’appelle en arrivant… Le compartiment est ravi d’apprendre que Christelle prépare de bons sandwiches !

Le plus souvent, ses voisins sont scotchés à leur portable, téléphone pour jouer, ordinateur pour travailler, ils dorment, ils lisent parfois de vrais livres et plus rarement des liseuses. Sa dernière voisine en avait une, Christiane jetait régulièrement un œil, ça avait l’air commode, moins lourd surtout. Elle, s’abime les épaules à tirer ses valises gonflées de livres et de papiers. Elle devrait y penser. Elle n’a pas osé demander conseil à cette dame qui certainement aurait accepté de lui vanter les mérites de ce nouveau support d’autant plus qu’elles se sont senties complices à la fin du voyage, après avoir lu chacune quasiment deux heures sans pause, en éclatant de rire ensemble après avoir entendu la voix masculine derrière elles qui disait au téléphone, criait presque à son interlocuteur Je ne te dérange pas. Les voyageurs eux l’ont été, ceux qui dormaient ont sursauté.   

Les livres comme les chiens peuvent servir de lien et devenir sujet de conversation. Lors d’un autre voyage, en revenant des toilettes sa voisine lui a avoué avoir regardé sa pile de livres. Elles ont discuté lecture jusqu’à la l’arrivée. Elles n’ont quand même pas échangé leurs adresses.

Une seule fois, la pile est restée inutile. A côté d’elle, un adolescent est arrivé avec sa mère énervée, tu fais chier, t’es plus en âge de pleurer. Une fontaine. Christiane n’a pas résisté, honteuse de le laisser ainsi. T’as un problème ?

– Oui, j’en ai ras le bol de faire les allers retours tous les quinze jours. Ils sont peinards eux, tranquilles pour leur week-end. Mon père habite près de Paris et quand j’arrive on a encore une heure en bagnole. Ma mère habite Combourg. Ça fait deux ans qu’ils sont séparés. La première année, j’étais super content de voyager tout seul. Là, j’en peux plus. Je dois faire mon sac, je peux pas voir mes copains du foot, je rate des tonnes de matches…

Ludovic était intarissable sur ses parents, sa vie, le collège, le sport, les copains, son ras le bol… Christiane n’a pas eu le courage de l’interrompre. Il ne pleurait plus. Il lui parlait de ses jeux vidéo ! Il lui a raconté ses bons moments dans le train. Une fois, il était seul dans le wagon, le contrôleur est passé le voir, lui a apporté à boire et à manger. Il s’est allongé et a dormi, le wagon pour lui seul. Un pacha.

Sur le quai à Paris, son jeune père est venu le chercher. Un visage de grand adolescent. On aurait pu dire, deux copains.    

Ses souvenirs de train ont fait oublier à Christiane qu’elle espérait être tranquille aujourd’hui.

Trente secondes et c’est bon.

La porte grince. L’ultime retardataire arrive à pas de loup. L’ombre du chapeau s’arrête à la hauteur de son siège. Étrange, un sentiment de malaise l’envahit d’un seul coup. Que se passe-t-il ? Pourquoi ce sentiment ? Comme une peur.

Christiane tourne la tête et elle le voit, cet homme au chapeau de cow-boy. Elle le reconnaît. Il ne la regarde pas mais murmure un vague bonjour. Elle répond en chuchotant. La peur, la déception ? C’est ridicule. Elle est ridicule. Ils ont déjà voyagé côté à côte. Elle le reconnaît avec son pull et son pantalon bordeaux. Les mêmes, toujours. Pourquoi ce trouble, cette impression désagréable ? C’est un bel homme, jeune, la trentaine. Il s’assoit près d’elle après avoir plié très soigneusement sa veste en daim qu’il a rangée dans le porte-bagages au-dessus d’elle. Rien ne dépasse. Il enlève son chapeau qu’il installe précautionneusement à côté de sa veste. Ses vêtements sont impeccables. Pas un pli. Son parfum est agréable. Un plaisir, mais la gêne persiste.

Christiane lève le nez de son roman pour l’observer. Il installe son sac à dos à ses pieds, il l’ouvre délicatement en suivant le parcours de la fermeture éclair. Des gestes très banals, rien d’extraordinaire, tout le monde fait cela en arrivant dans le train. Des signes imperceptibles, Christiane ne saurait dire lesquels, donnent l’impression qu’il est dans son monde, coupé des autres, englué dans des rituels qui ne sont pourtant que des gestes ordinaires. Il respire fort, souffle, semble se parler à lui-même. Se dit-il ce qu’il doit faire et comment le faire ?

Avec une lingette, il nettoie la tablette qu’il a ouverte devant lui. Il sort son mouchoir, le pose délicatement dessus, le déplie très lentement, se cure le nez méthodiquement, replie le tissu en mettant parfaitement les bords sur la même ligne. Le mouchoir repart dans sa poche aussi bien plié qu’au départ.

Le wagon est presque vide. Le train prend de la vitesse. Personne ne viendra plus. Christiane pourrait s’installer juste devant, les deux sièges sont libres. Elle n’ose pas bouger. L’homme est comme une barrière. Voilà pourquoi elle a senti monter une petite angoisse quand il est arrivé. Elle se sent prisonnière sur son siège, collée à la fenêtre comme la dernière fois. Si elle voulait sortir, il devrait tout déplacer précautionneusement, son sac, son sandwich, sa bouteille puis refermer sa tablette. Un cheminement d’angoisses qu’elle sent émerger de la moindre de ses actions. Le monde extérieur lui semble-t-il un danger permanent ? Un regard, un mot, un mouvement, un bruit, tout est-il comme une agression pour lui ? Christiane reste figée. Se déplacer serait le rejeter encore plus dans son monde qu’il barricade pour se protéger. Elle n’ose pas.

Elle ouvre son livre, a du mal à se concentrer. Le voyage n’est pas long. Elle ira aux toilettes en arrivant. Quelle importance, elle est bien installée, le paysage défile, il ne fait pas trop froid pour une fois, alors elle n’a plus qu’à profiter de son temps de lecture. Son voisin regarde bien devant lui. Il met un casque sur les oreilles sans le relier à son téléphone. Il est silencieux. Pour lire c’est parfait. Elle n’est jamais contente. Trop silencieux, elle se sent mal à l’aise, trop bruyant, elle est irritée.

La main de l’homme s’enfonce peu à peu dans son sac à dos et sort son arme. Un livre. Lui aussi aime lire, alors…

Pourquoi n’y a-t-elle pas pensé plus tôt ? Une étincelle tout d’un coup.

Le livre est posé sur la tablette. Je suis à l’est de Josef Schovanec. Bien sûr. Sur la jaquette, « Savant et Autiste, un témoignage unique ».

Christiane a vu ce reportage sur les autistes de haut niveau, les Asperger comme on dit. Cela l’a passionnée, elle a même acheté le livre de Josef Schovanec. Elle ne l’a pas encore lu. Ce sera le prochain sur sa liste.

Dans le reportage, une jeune femme expliquait que prendre le train était une angoisse. Avant de partir, elle vérifiait tout. Faire sa valise était une horreur, elle la vidait plusieurs fois pour tout recommencer. À la gare, la peur de se perdre, de ne pas retrouver son train sur le panneau d’affichage, la peur d’être effleurée par quelqu’un. L’idée saugrenue qu’il pourrait déchirer sa peau et que l’intérieur de son corps se viderait sur le quai. La terreur de se mettre à hurler. Elle faisait les cents pas avant de monter dans le train.

Le stress, de nouveau, dès que le contrôleur arrivait, la crainte de ne pas être à la bonne place, la hantise de réveiller les balancements de sa tête. À hurler. Une peur maladive aussi des bruits ambiants qui explique le casque non branché de son voisin.

Même dire bonjour était un apprentissage. Tout s’apprenait, rien n’était naturel. Trouver la bonne distance pour parler à quelqu’un occupait toutes ses pensées. Etre trop près générait un mouvement de recul de son interlocuteur. Etre trop loin coupait la communication.

Son voisin ouvre le livre à la première page. Il ne bouge plus, le regard fixé sur les lignes noires, les pages tournent, il ne lève pas le nez comme happé par ces pages. Une bulle dans laquelle il se retrouve, ses doigts crispés sur chaque feuille, son souffle est régulier. Que trouve-t-il dans ce témoignage ? Sa propre vie ? Ses angoisses ? Il soupire régulièrement. Un métronome.

Il lit vite, très vite. Rien ne le dérange. Christiane est fascinée.

Réserve-t-il toujours le même siège pour se rassurer ? Finalement, ne fait-elle pas la même chose ? Elle aussi se retrouve toujours à la même place. Elle est « dite » normale mais n’a pas cherché à le mettre à l’aise, à le regarder vraiment pour lui dire bonjour. N’a-t-elle pas fait comme Pierrette, la jeune femme du reportage ?

Qui est le plus handicapé des deux ? Elle a marmonné un bonjour qu’il n’a peut-être même pas entendu. Une honte. Lui est coincé dans son fonctionnement mais elle, elle pourrait faire un effort.

Et puis, elle vérifie aussi plusieurs fois que son billet est bien dans sa poche, qu’elle a bien pris sa carte d’identité, son argent. Elle contrôle sa valise pour ne rien oublier, elle s’oblige à s’arrêter de le faire. Est-elle si normale ?

Elle réservera toujours la même place pour le revoir, peut-être, pour essayer de tisser des fils avec lui. Des chemins de traverse, créer de minuscules ouvertures, des respirations.

En sera-t-elle capable ?     


© Encres Vagabondes & Brigitte Aubonnet