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Sylvie HUGUET, L’éclat des rails Retour à la liste des textes inédits

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            Si ça devient trop insupportable, je pourrai toujours me tuer, pense Renaud caché sous la couverture de sa couchette, tandis que ses parents, dans l’obscurité bleuie par la veilleuse, continuent à échanger des mots sanglants qui se détachent sur le roulement continu du train nocturne. C’est la première fois que cette idée lui vient, et le soulagement qu’elle lui procure aussitôt l’émerveille. Mourir, pour échapper aux conflits sans cesse répétés qui l’emmurent, pour délester sa poitrine du poids qui l’écrase comme un démon assis sur son estomac. Ce ne sera pas bien difficile : il prendra dans le buffet de la cuisine le grand couteau à découper la viande qu’on ne peut effleurer du doigt sans qu’il n’y laisse un fil de sang, et il le plongera dans son ventre. La lame pénétrera sans peine, l’extirpant du tunnel de suie où son enfance entravée aurait dû ramper des années encore. Il n’est pas jusqu’aux vacances qui ne soient incluses dans l’enfer privé où les adultes l’enferment : cette nuit, l’acide suintant de l’intimité haineuse qui noue l’un à l’autre ses parents a dissous le plaisir du voyage. Mais son projet mortel a surgi en lui comme un salut brutal, une lumière froide et sereine d’étoile dans un puits de ciel noir. La mort ouvre sur une eau de velours sombre où il plongera tout entier, et cette perspective l’apaise si bien qu’une torpeur heureuse détend ses muscles, émousse les éclats de la dispute qui se poursuit et l’attire bientôt au cœur du sommeil.

            Il coule sans surprise au fond d’un rêve familier qu’il poursuit d’une nuit à l’autre, un rêve feuillu comme un arbre primordial, vivant comme la forêt qui s’y enracine et dont il parcourt les layons étroits comme une bête trace son chemin entre buissons et fougères. Il cueille des baies juteuses et sucrées, croise des sangliers qui trouent les fourrés comme des boulets noirs et des chevreuils dont les bonds survolent les broussailles. Il parvient ainsi à une clairière où l’attendent les deux gardiens du songe, un grand cerf branchu aux yeux noyés de lumière et un loup géant au pelage d’un blanc pur. Au-delà, s’étire une large allée droite entre des chênes élancés comme des colonnes, dont les troncs se ramifient et s’épanouissent sous le bruissement limpide de leur feuillage d’or luisant dans la pénombre. Les sentinelles du songe en interdisent l’accès, et Renaud n’a jamais pénétré dans ce territoire défendu qui l’attire autant qu’il lui fait peur. Mais aujourd’hui, le loup et le cerf se sont effacés pour lui laisser passage. Ton temps est venu, disent-ils, tu peux aller trouver ce qui t’attend là-bas.

            Les parents se sont tus et endormis à leur tour. La locomotive file dans la nuit sur les rails lisses, tirant son train de wagons avec une rectitude irrésistible qui creuse son chemin dans les ténèbres.

            Sous le bruissement doré des feuillages, Renaud suit le fil de la longue allée qui le conduit vers le cœur inconnu de son rêve. Il ne marche pas, il glisse à quelques centimètres du sol comme s’il avait des ailes aux chevilles, et plus il progresse, plus son cœur s’allège. Toute crainte dissipée dans la lumière argentée du songe, il n’est plus qu’attente de la merveille à venir. Devant lui, assez loin, il distingue un miroitement pareil à celui d’une lame caressée par la lune. Il approche, et la vision se précise : deux rails coupent l’allée à angle droit, une voie ferrée qui, en pleine forêt, s’enfonce de part et d’autre sous le tunnel des frondaisons qu’agitent des frémissements d’ailes. Où conduit ce chemin de métal dont l’éclat soyeux et cruel le fascine comme celui d’une arme ? Vers quel ailleurs sans parents, sans larmes et sans cris ? Un grand souffle de vent passe sur les feuillages comme un appel impérieux, puissant comme un grondement d’orage. La beauté polie de l’acier qui fuit sous son regard exerce sur lui une attraction si forte qu’il s’agenouille et se couche au sol pour coller l’oreille sur un rail. Il perçoit une vibration lointaine, comme un bourdonnement de guêpes dans un verger autour de fruits mûris au soleil.

            L’express s’est arrêté brusquement, tirant les voyageurs du sommeil. On grommelle, on s’interroge, on entend des pas précipités, des éclats de voix en tête de train. Le père, maussade, se lève et va aux nouvelles.
            « Il y avait un corps sur la voie, probablement un suicide, dit-il à son retour.
– Renaud n’est pas avec toi ? Sa couchette est vide, » répond la mère.
Mais Renaud n’est pas avec son père, ni aux toilettes où on le cherchera en vain. Il n’entendra pas hurler son nom, il n’entendra plus hurler personne. Impérieux comme un grondement d’orage, le bourdonnement des guêpes autour de fruits mûrs a empli ses oreilles à jamais.


© Encres Vagabondes & Sylvie Huguet