Lecture critique
Cesare Pavese et la complexité des sentiments
Le narrateur turinois de « La Plage » est invité par son vieil ami génois Doro à séjourner dans la villa qu’il partage avec sa compagne sur la Riviera ligure. Il observe le couple et plus précisément Clelia qu’il ne connaît pas. La plage de la station balnéaire devient ainsi son pôle d’attraction où il guette les faits et gestes d’une population restreinte (augmentée des seuls Nina, Guido, Berti, Mara et Ginetta) qui paraît mourir d’ennui et de futilité. Peu de choses sont dites car les motivations de chacun sont cachées. Dans l’atmosphère de sable, de soleil et de mer, tous dissimulent une immense solitude, épouvantable neurasthénie qui les tenaille comme un remords. Fin psychologue, Cesare Pavese (1908-1950) inventorie tous les non-dits de ses personnages à la manière d’un ethnologue qui fait son « terrain » de la complexité des sentiments, ceux-là mêmes qui lient ou délient les usagers de la plage entre eux. L’écrivain piémontais explore l’incapacité des protagonistes à communiquer : il s’attache à débusquer ce qu’il y a derrière les mots, le bruit, les vacances, les apparences. Il le dit sans mépris, certes, mais avec une ironie grinçante qui n’épargne ni les uns ni les autres des protagonistes. Dense et acérée, son écriture est élégante, nerveuse et efficiente. Elle lui a valu de remporter le prestigieux prix Strega (associé à une liqueur à base de plantes) pour « Le Bel Été » (1949). Le lauréat accueille la distinction avec la dérision qu’on lui connaît : « Le prix, c’est comme toujours ces choses-là - un prix remis parmi les gens qui s’en fichent. » Peu après, il met fin à ses jours dans une chambre d’hôtel turinoise en ingérant des somnifères, laissant à côté de son corps un message griffonné : « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde je demande pardon. Ça va ? Ne faites pas trop de commérages. »
- La Plage, par Cesare Pavese, traduit de l’italien par Michel Arnaud et révisé par Muriel Gallot, éditions Gallimard, collection Folio n° 6945, 128 pages, 2021.
Lectures complémentaires (du même auteur, chez Gallimard) :
- Œuvres, édition de Martin Rueff, traductions de Michel Arnaud, Nino Frank, Mario Fusco, Pierre Laroche, Gilbert Moget et Gilles de Van et révision de Mario Fusco, Muriel Gallot, Claude Romano et Martin Rueff, collection Quarto, 1820 pages, 2008 ;
- Histoire secrète et autres nouvelles, traduction de Pierre Laroche, coll. Folio, n° 5016, 112 pages, 2014 ;
- Le Bel Été - Trois romans, traduction de Michel Arnaud, révisée par Claude Romano, coll. L’imaginaire, n° 662, 490 pages, 2021 ;
- Le Métier de vivre, traduction de Michel Arnaud, nouvelles traductions, révision, préface et notes de Martin Rueff, coll. Folio, n° 5652, 592 pages, 2019 ;
- Salut Massino, traduction de Nino Frank, coll. L’imaginaire, n° 670, 240 pages, 2015.
Portrait
Paul Chemetov entre exemplarité et polémique
Paul Chemetov (Sousse, Tunisie, 12 octobre 1928) espère que la postérité et ses pairs retiendront de son œuvre l’exemplarité et la polémique. « J’hésite entre deux mots, confie l’architecte au journaliste Frédéric Lenne dans l’ouvrage condensant les conversations entre les deux hommes, mais le premier résume les deux. Je choisirais "exemplaire", dans son sens le plus entier parce que j’ai toujours un souci de démonstration dans mes bâtiments. L’autre mot est "polémique" mais je garde "exemplaire" parce qu’"exemplaire", c’est aussi "polémique". Mes bâtiments le sont souvent. Tout au moins, je l’espère. » Nous connaissons de cet homme, grand prix national d’architecture en 1980, les grands projets internationaux qu’il a signés : la place Carrée du Forum des Halles à Paris, la galerie de l’évolution du Muséum d’histoire naturelle, le ministère de l’économie et des finances, l’ambassade de France à New Delhi. En France, il a également réalisé le pôle universitaire de Bobigny, la maison Sterckeman, à Avelin (Nord), inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, deux groupes de logements à Vigneux et Bagnolet ainsi que des HLM rurales (Habitations à loyer modéré) dont celles de Saint-Benoît-du-Sault (Indre). Paul Chemetov est resté attaché à cette cité médiévale où sa famille, immigrée apatride russe, s’était réfugiée sous l’Occupation nazie. On connaît moins ses réalisations plus modestes, certaines restées à l’état de projet, pour des particuliers, au nombre de seize, conçues entre 1962 et 2011.
La ruralité m’a beaucoup marqué…
« J’ai commencé par la ruralité qui m’a beaucoup marqué, indique-t-il à son interlocuteur, d’abord à Châteauroux pendant la guerre, où j’étais en présence d’énormes portes de grange, leurs linteaux faits d’anciens rails de chemin de fer ou de pièces de charpente récupérés. La ruralité m’a poursuivi après la guerre, quand j’ai travaillé à la Reconstruction de la Moselle et que je lisais des ouvrages tels que "L’Architecture rurale et bourgeoise en France", qui m’ont beaucoup appris, en dépit du caractère un peu pétainiste de cet opus. À cela s’ajoutaient les croquis de Laprade [Albert, 1883-1978, architecte du palais de la Porte dorée, ancien musée des Colonies] et les relevés du musée des arts et traditions populaires faits pendant la guerre à l’initiative de Georges Henri Rivière. » Il se plaît à insister sur l’importance de l’architecture domestique en rappelant les vertus formatrices du « laboratoire de la maison ». Il répète que « Chacun sa maison », un album de Guite Deffontaines et Paul Faucher du Père Castor, illustré par son père, artiste peintre dans les années 1930 - il signait Chem – « s’il demeure un souvenir d’enfance, est sans doute la raison profonde, longtemps enfouie, mais aujourd’hui exhumée du choix de mon métier et de ma façon de l’exercer ».
Philippe Soupault
était le plus sympathique…
Paul Chemetov a également la passion et le talent de l’écriture. Ses auteurs favoris ? Diderot, Proust et Stendhal, Modiano (dont le beau-père est l’architecte Bernard Zehrfuss) et Le Clézio, Apollinaire, Robert Desnos et les surréalistes qui continuent de l’influencer. Un des fondateurs du mouvement, Philippe Soupault, se trouve être le père de sa femme Christine. « Des trois personnages, Aragon, Breton et Soupault que j’ai connus, rapporte-t-il, le seul vraiment sympathique était Soupault qui avait eu une attitude très courageuse pendant la Seconde Guerre et ne s’en prévalait pas. André Breton était insupportable par son arrogance ; Aragon était certainement le plus capable de passer du roman aux essais provocateurs, mais humainement cassant. »
Il avoue avoir adhéré aux Jeunesses communistes à Châteauroux en 1944 ; il est resté militant jusqu’aux années 1960 : « Le courant de pensée marxien, plutôt que marxiste, constitue mon fonds culturel. On y trouve aussi bien Walter Benjamin, Ernst Bloch qu’Antonio Gramsci ; et même, d’une certaine façon, Pierre Francastel ou Georges Duby, toute l’école postmarxiste sur le plan esthétique et philosophique ».
Nouvel est fâché contre moi…
L’exercice d’admiration ne le rebute pas. Parmi ses confrères, il dit apprécier l’Italien Vittorio Gregotti (décédé en 2020) et les Britanniques Richard Rogers et Norman Foster. Au nombre des quelque cent architectes français dont les œuvres l’émeuvent, il applaudit aux performances de Rudy Ricciotti, Yves Ballot et Nathalie Franck, Marc Mimram, Bernard Vaudeville et Gilles Perraudin. « J’admire l’inventivité des deux Pritzker Prize français Christian de Portzamparc et Jean Nouvel, reconnaît-il en outre. J’ai soutenu Nouvel dès ses premiers bâtiments, notamment la clinique de Bezons qui était revêtue de tôle de wagons de chemin de fer. Il est fâché contre moi parce que j’ai dit que je n’aimais pas son bâtiment récent de la Philharmonie de Paris. Je continue de ne pas l’aimer. Bluffé par Gehry à la Fondation Louis Vuitton, il voulait faire mieux… »
À vrai dire, la postérité l’indiffère : il loue le village de Saint-Jouin-Bruneval d’avoir baptisé un simple sentier sente Paul Chemetov. Conseillant la mairie sur la refonte de son schéma d’urbanisme, il s’était contenté de relier les logements à l’école sans passer par les routes en traçant simplement un chemin dans un pré communal ! « La postérité est une valeur toute relative, observe-t-il, fataliste. En dehors du Parthénon et de quelques bâtiments exceptionnels, comme le Pavillon de Mies van der Rohe à Barcelone - sans conteste le parangon des temps modernes - aucun bâtiment qui a un site et un programme réels ne peut prétendre à la perfection. Si certains bâtiments de l’Art nouveau y sont parvenus, c’est parce que ce furent des œuvres d’artisanat total. Dans le processus actuel de construction non artisanal, il est plus difficile d’aboutir à un chef-d’œuvre. »
Frédéric Lenne (à gauche) au côté de Paul Chemetov
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- Paul Chemetov - Être architecte, par Frédéric Lenne, Sept conversations, éditions Arléa, 128 pages, 2019
Varia : de l’humour anglais…
« Le 27 juillet 2012, la reine Elizabeth II, vêtue d’un coquet ensemble rose, emboîtait sans hésiter le pas de James Bond pour rejoindre, harnachée dans un parachute siglé de l’Union Jack, le stade de Stratford et inaugurer, de façon spectaculaire et "décalée", la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres (*). En lieu et place de longs discours, et de chefs d’État compassés, la reine avait donc choisi de dire, contrairement à son aïeule Victoria : I’m amused (je m’amuse). S’il en était encore besoin, c’était là, aux yeux du monde, la démonstration éclatante que l’Angleterre est bien le pays de l’humour.
« Souvent présenté comme une "institution", bien digne d’être partie intégrante du patrimoine national, enseigné, parfois, dans des manuels de langue, l’humour anglais ne se laisse pourtant pas facilement circonscrire. Quoi de commun en effet entre l’ironie de Lawrence Sterne, le nonsense de Lewis Carroll, le comique métaphysique de G. K. Chesterton, la folie du Goon Show, les grivoiseries de Benny Hill, la vision satirique de Blackadder et les provocations de Sacha Baron Cohen ? […]
« Que l’humour anglais ait à voir avec la société anglaise est indubitable. William Boyd définit par exemple l’humour anglais comme un humour "amer, cynique, très noir", qui exprime une distance envers les autres. […] Que l’humour anglais ait un lien avec l’histoire de l’Angleterre est également un fait d’évidence. Martin Page raconte l’histoire violente de l’Angleterre (invasions celtes et danoises, luttes entre catholiques et anglicans, peste) et y voit les raisons de la naissance de l’humour. […]
« L’humour anglais, état d’esprit et regard sur le monde, ne serait pas le seul fait des Anglais. Sinon, que deviendrait André Maurois et son Bramble, ou encore Edgar P. Jacobs et sa série de B.D. Blake et Mortimer, toutes tentatives (réussies) d’acclimater en français l’humour anglais ? Il faudrait provincialiser l’humour anglais, à la manière de la postcoloniale Dipesh Chakrabarty : ne plus le mettre au centre du monde, mais le relativiser. Il faudrait aussi le créoliser, et admettre que l’humour anglais dépasse les seules bornes de la Perfide Albion. Eddie Izzard, grand comique anglais, mais d’origine française, n’a-t-il pas présenté en français son spectacle Stripped, avec pour ambition de le dire également en russe et en arabe, langues qu’il ne maîtrise pas ?
« So what ? Et pourquoi pas ? »
(*) La reine était évidemment doublée dans sa cascade, l’humour anglais n’allant pas jusqu’à stupidement bouleverser l’ordre royal des choses (et avancer la succession au trône de Charles). La cérémonie avait été orchestrée par Danny Boyle (réalisateur et acteur anglais d’origine irlandaise).
Extraits de « Every man in his humour : sur la piste de l’humour "anglais" », un propos de Corinne François-Denève (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), issu du dossier « Humour anglais », dirigé par C. François-Denève, dans la revue « Humoresques », n° 36, automne 2012, 180 pages.
Carnet : exercice de lucidité
« Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre métier ? », me demande-t-on souvent lors de réunions amicales. Et je ne peux m’empêcher de déplorer la constante dégradation de l’information qui livre, trop fréquemment aujourd’hui, à nos contemporains des vérités labiles, des chiffres aléatoires, des conclusions hâtives, des jugements prématurés, des perspectives fragmentaires et contradictoires. Le journalisme, tout au moins son exercice le plus authentique, demeure rétif à l’immédiateté et à l’approximation ; la discipline impose du recul, d’inlassables vérifications, une solide interprétation et une puissante mémoire.
Prodige septicolore
« L’arc-en-ciel n’est qu’une architecture incomparable, planté d’un pied dans une prairie, l’autre pied solidement fiché, de ses sept métaux immatériels, au milieu de la petite rivière. Le reste de l’arc manque, une brèche d’azur laisse passer les oiseaux et les nuages. Puis le prodige septicolore se reconstruit, et face au couchant, enjambe sommets et vallées. La pluie, qui l’a créé, l’efface. » (Colette, Journal à rebours, éditions Fayard, 1941).
Un livre formateur
« Il existe quelques livres formateurs qui jouent comme points cardinaux. Le Maître de Ballantrae [1889, de Robert Louis Stevenson], pour moi, en fait partie. L’exemplaire que je possède encore aujourd’hui, provenant de la bibliothèque de mes parents, m’est tombé entre les mains dans mon adolescence. » (Jean Echenoz)
À l’aquarelle ou au burin
Un de mes amis ne cesse de portraiturer à l’aquarelle nos contemporains comme il souhaiterait qu’ils soient ; un autre les croque au burin tels qu’ils sont vraiment.
(Mardi 7 décembre 2021)
Art primitif ?
Si justement rendus à leur pays d’origine, les statues totems, masques anthropomorphes, sceptres royaux, armes de cérémonie et reliquaires tribaux apparaissent encore trop souvent sous l’appellation d’art primitif. L’expression n’est pas complètement pertinente d’autant qu’il est malaisé de l’expliciter. N’oublions pas qu’elle n’est apparue que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, lorsque l’histoire, la philologie et les théories évolutionnistes ont rendu possible les premiers regards sur la diversité culturelle. Les premières analyses du syntagme dans les domaines de la création artistique et de la critique d’art ne sont d’ailleurs pas plus anciennes.
(Jeudi 9 décembre 2021)
Lecture critique
Paris Capitale selon Jonathan Siksou
Certes, il ne faut pas être prisonnier de l’histoire, mais si on ne s’efforce pas de mieux la connaître, on ne saura pas où on est, où on va, bref, on ne saura pas qui on est vraiment. Qu’il s’agisse de la ville capitale, la nécessité tourne à l’injonction. C’est une ville si singulière avec ses 100 km2 de superficie et ses 20 000 habitants au km2 qu’on n’a pas fini de la raconter ! Cette ville a tout vu, tout entendu, tout subi à travers les siècles, et les livres qui retracent son histoire multiple se comptent par milliers. Les auteurs se sont emparés de Paris dès le XVIe siècle : Gilles Corrozet, en 1555, avec « Les Antiquitez, et singularitez excellentes de la ville, cité et université de Paris, capitale du royaume de France », suivi deux siècles après de l’abbé Annibale Antonini dont le « Mémorial de Paris et de ses environs à l’usage des voyageurs », en 1734, est probablement le premier guide de la Ville lumière, avant que Maxime du Camp, le compagnon de route de Flaubert, ne décrypte non sans extravagance « Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie » (1868). Ouvrages documentaires et savants, ils laissent cependant la vedette aux poètes et romanciers, tels Apollinaire, Balzac, Baudelaire, Benjamin, Breton, Dabit, Fargue, Hemingway, Hugo, Prévert, Romains, sans oublier Louis Aragon, Robert Brasillach, Louis Ferdinand Céline, Paul Claudel, Léon Daudet, Roland Dorgeles, Alexandre Dumas, Albert Fournier, Max Jacob, Jean Lacoste, Pierre Mac-Orlan et Gérard de Nerval. Auteur d’un inattendu et mirobolant « Capitale », Jonathan Siksou (Paris, 1981) leur adjoint incontinent Henri Calet, James Fenimore Cooper, Lucien Descaves, Jean Giraudoux, Curzio Malaparte, Marivaux et Jules Vallès.
Un portrait à plusieurs faces
Dans l’ouvrage, le journaliste et essayiste ne propose pas une simple flânerie initiatique qui recenserait les lieux parisiens où d’illustres penseurs ont un temps élu domicile tandis que de simples quidams y ont défrayé les chroniques, il passe la capitale au peigne fin, débusque les historiettes oubliées le long de la Seine, dévoile l’envers des noms de rues et places, autopsie les hauts lieux des révoltes et des tragédies, exhume les secrets de la Révolution et de la Commune. Rien d’idyllique dans ce portrait à plusieurs faces, rien de scabreux non plus. Mais une exceptionnelle moisson d’anecdotes qui nous font recouvrer le Paname de Francis Carco ou la nouvelle Lutèce de Louis-Sébastien Mercier. Des Halles aux catacombes, du moulin de la Galette aux tours de Notre-Dame, de la porte de Châtillon à Saint-Germain-des-Prés, on se prend à croire qu’on vient de croiser les allumeurs de réverbères et qu’on a bien entendu le coup de trompette de l’omnibus bringuebalant sur les pavés des Gardes à Sèvres…
Du rendez-vous amoureux de Chateaubriand…
Jonathan Siksou se plaît à rappeler les noms ridicules ou obscènes qui ont été attribués à des rues ravagées par la malpropreté et la misère : rues Merderet, de la Fosse-aux-Chiens et de la Grande-Truanderie. Il évoque le maçon Pierre-François Palloy qui démantela la première pierre de la Bastille avant de lancer un énorme commerce de statuettes sculptées dans la pierre et à l’effigie du monument. « C’est rue d’Écosse, raconte-t-il, qu’habitait Jacques Simon. En 1845, Privat d’Anglemont croqua le portrait de cet homme qui s’était rendu célèbre dans le quartier en exerçant le métier de "berger en chambre". Dans ses mansardes du cinquième étage, il élevait une cinquantaine de chèvres. » Autre historiette tout aussi savoureuse : « Voisin et amant de Mme Récamier, Chateaubriand se rendait chez elle chaque jour à la même heure avec une telle exactitude, que les passants de la rue de Sèvres remontaient leurs montres en le voyant franchir le porche de l’Abbaye-au-Bois où habitait l’éternelle odalisque. »
… au credo de Chris Marker
Une autre, également cocasse : « Dans son "Journal", le marquis de Dangeau nous apprend que les questions de mode sont quasiment traitées, à Versailles, comme des affaires d’État. Le 24 juillet 1715 : "On parle fort d’un changement d’habit et de coiffure pour les dames et l’on doit s’assembler demain, après dîner, chez madame la duchesse de Berry pour cela, où l’on fait venir les habiles tailleurs et les fameuses couturières, et Bérain, le dessinateur de l’Opéra". » Enfin, l’ouvrage pointe avec bonheur le credo d’un des amoureux de la capitale, le cinéaste et écrivain français Chris Marker dont le documentaire « Le Joli Mai » (1962) assemble délicatement une succession de vues de Paris tournées au petit matin. « En voix off, Yves Montand : "Est-ce la plus belle ville du monde ? On voudrait la découvrir à l’aube, sans la connaître, sans la doubler d’habitudes et de souvenirs, on voudrait la deviner par les seuls moyens des détectives de roman : la longue-vue et le microphone. Paris est cette ville où l’on voudrait arriver sans mémoire. Où l’on aimerait revenir après un très long temps pour savoir si les serrures s’ouvrent toujours aux mêmes clefs. S’il y a toujours ici le même dosage entre la lumière et la brume, entre l’aridité et la tendresse ; s’il y a toujours une chouette qui chante au crépuscule, un chat qui vit dans une île ; et si l’on nomme encore par leur nom d’allégorie le Val-de-Grâce, la Porte-Dorée, le Point-du-Jour". » Superbe déclaration, non ?
Jonathan Siksou © Photo X. Droits réservés
- Capitale, par Jonathan Siksou, éditions du Cerf, 296 pages, 2021.
Portrait
Henry David Thoreau, avocat de la nature
Dédaigné de son vivant, Henry David Thoreau (Concord, 12 juillet 1817-6 mai 1862) apparaît de façon intermittente comme le modèle d’une certaine jeunesse qui ne s’intéresse qu’aux vraies richesses de la vie. « Un homme est riche en proportion du nombre de choses dont il sait se passer », assurait-il lui qui déplorait chez ses contemporains le goût effréné pour les affaires, l’argent, les occupations inutiles. Rien d’étonnant à ce que cet intellectuel engagé et théoricien de la nature soit resté si longtemps un des maîtres à penser et à vivre des hippies - et de leurs successeurs. Peu lu de son vivant, il n’a publié que deux livres « A Week on the Concord and the Merrimack Rivers » (Une semaine sur les fleuves Concord et Merrimac, 1849) et « Walden » (Walden ou la vie dans les bois, 1854). Le deuxième opus lui vaut un certain succès, mais l’auteur ne devient célèbre qu’un demi-siècle après sa disparition : « Ce n’est qu’en 1906 que ses idées percent vraiment aux États-Unis, évaluent Marie Berthoumieu et Laura El Makki […]. À partir des années 1920, Thoreau acquiert une authentique reconnaissance littéraire auprès de la critique comme du grand public. »
Un Yankee d’origine française…
Henry David Thoreau est né dans l’un des États les plus typiques de la Nouvelle-Angleterre, le Massachusetts, à quelques kilomètres à l’ouest de Boston. D’origine écossaise par sa mère et normande par son père (entrepreneur, il dirige une fabrique de crayons), il aspire un temps à renouer avec ses origines lorsqu’il déambule sur les marchés de Montréal ou de Québec et qu’il converse avec les commerçants français, non sans difficultés langagières d’ailleurs. « Bien qu’il revendique son appartenance à ce peuple, conviennent ses biographes, il demeure un parfait étranger. Il ne comprend pas ces hommes qui, en le croisant, lui adressent un "bonjour" tout en portant la main à leur couvre-chef : "Ce doit être sacrément ennuyeux de devoir se toucher le chapeau plusieurs fois par jour, hasarde-t-il un tantinet moqueur. Un Yankee n’a pas de temps à perdre pour ça". » Il nourrit la plus vive admiration pour un de ses aïeux sans l’avoir connu : fils d’un couple originaire du Poitou, John Thoreau quitte son île natale de Jersey pour se mesurer à l’aventure océanique. Au printemps 1775, le corsaire qui se double d’un ardent patriote rejoint à Concord les miliciens des Treize Colonies de la côte Est qui entendent se libérer de la tutelle britannique. C’est dans la petite ville de Concord ainsi qu’à Lexington, sa puissante voisine, que prend racine la future indépendance des États-Unis.
Emerson, un mentor, un ami…
De petite stature, les yeux bleus grands ouverts, la chevelure brune et fournie, le collier de la barbe coincé dans un haut col de chemise, les épaules tombantes, les traits découpés à coups de serpe : le jeune homme de dix-sept ans est admis à l’université de Harvard, fondée deux siècles plus tôt à Cambridge, non loin de Boston : il y séjourne de 1833 à 1837. Si elle n’a pas encore la réputation qu’on lui reconnaît aujourd’hui, la faculté lui permet de rencontrer Edward Tyrel Channing, un de ses professeurs qui l’encourage à écrire. Les deux hommes restent indirectement liés par la suite puisque le neveu du professeur de rhétorique, le poète William Ellery Channing (1780-1842), deviendra un des meilleurs camarades de l’écrivain. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de l’essayiste, philosophe et poète américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882) qui anime à Concord un mouvement de pensée, littéraire et philosophique inspiré du romantisme allemand, bientôt qualifié de « transcendantalisme ». Henry D. Thoreau publie ses premiers écrits dans Dial, la revue du groupe qui rassemble nombre d’esprits originaux parmi lesquels le philosophe Amos Bronson Alcott, père de l’écrivaine Louisa May Alcott (Les Quatre Filles du docteur March dont l’intrigue se déroule en grande partie à Concord), le journaliste George Ripley, disciple du philosophe Charles Fourier, l’écrivain Nathaniel Hawthorne, ainsi que la journaliste et féministe Margaret Fuller, considérée comme la « George Sand américaine ».
La vie dans les bois
H. D. Thoreau professe très peu de temps. En juin 1838, dans le bâtiment de la Concord Academy, il ouvre une école privée avec son frère aîné John (1814-1842). Il enseigne les langues anciennes, la physique et l’histoire naturelle, son frère est chargé des mathématiques et de l’anglais. L’expérience prend fin cependant en 1841 en raison de la santé déclinante de John. Très vite, l’appel de la nature le ramène dans les bois. En mars 1845, il commence à édifier une cabane de pin à Concord près de l’étang de Walden (une légende associe le lieu à une Indienne qui survécut à un séisme) où il va vivre pendant deux années en système autarcique. Il raconte son expérience dans « Walden ou la vie dans les bois ». Une vie rude, simple, austère ; une existence sereine où il vit au rythme de la nature. Au jour le jour, il note ses observations, ses découvertes, ses expérimentations, ses impressions, ses rencontres et ses peurs. Il arpente monts et forêts d’un pas alerte et vigoureux, grimpe aux arbres, plonge dans les torrents, pique-nique à la dure et sommeille à la belle étoile. Le naturaliste veille à identifier et à décrire les oyats, le chardon blanc, la camarine noire ou l’aster doré, toutes ces plantes de mer qui poussent dans le sable et qu’il se plaît à désigner de leur nom latin. L’observation est méthodique, le regard est acéré. L’écoute des sons le stimule tout autant : « C’est une volupté de musarder près d’un mur, écrit le diariste, dans le soleil d’un après-midi de septembre - de se tapir près d’une pierre grise, et de prêter l’oreille au chant de sirènes du grillon ». Il ne se lasse pas d’entendre les renards aboyer comme des chiens de forêt quand ils rôdent sur les sentiers enneigés, par les nuits de lune, en quête d’une gelinotte. Près de sa cabane, il adore jardiner, et s’obstine à planter, sarcler, récolter, trier et vendre… des haricots !
Avocat et précurseur
Sa meilleure compagne reste la solitude et son idéal la justice. Aussi le rebelle refuse-t-il de payer six ans d’arriérés d’impôts à un État qui tolère l’esclavage et continue de guerroyer au Mexique. On l’emprisonne. Il justifie son attitude en ces termes : « La seule obligation qui m’incombe est de faire en tout temps ce que j’estime juste. » On lira à bon escient son essai sur « La Désobéissance civile » (1849) qui inspira Martin Luther King et, avant lui, le mahatma Gandhi dans l’élaboration de sa doctrine et de sa lutte pour l’indépendance. Miné par la tuberculose, H. D. Thoreau mourut à 44 ans, le 6 mai 1862, sans avoir achevé un livre sur les Indiens qu’il projetait d’écrire depuis longtemps. Des personnalités aussi diverses que le théologien Martin Buber, les écrivains André Gide, Ernest Hemingway, le président John F. Kennedy, Henry Miller, Marcel Proust, le naturaliste Jean Rostand, Léon Tolstoï, Kenneth White et le poète William Butler Yeats ont éprouvé pour cet avocat de la nature et précurseur de l’écologie « une admiration sans limite ». Attentif à toutes les mystiques, d’Orient et d’Occident, il aura cherché toute sa vie à réconcilier le divin et le quotidien, en communion étroite avec l’esprit des lieux et l’âme des choses de la nature.
- Histoire de moi-même, de Henry David Thoreau, traduit, présenté et annoté par Thierry Gillybœuf, Le Passeur Éditeur, 224 pages, 2017 ;
- Henry David Thoreau, par Marie Berthoumieu et Laura El Makki, éditions Gallimard, Folio biographies n° 115, 192 pages, 2014 ;
- Walden ou la vie dans les bois, par H. D. Thoreau, traduit de l’anglais (États-Unis) par Louis Fabulet, éd. Gallimard, coll. L’imaginaire n° 239, 384 pages, 1990 ;
- La Désobéissance civile, de H. D. Thoreau, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicole Mallet, préface et notes de Michel Granger, éditions Le Mot et le reste, 96 pages, 2018 ;
- Un monde plus large, de H. D. Thoreau, essais inédits traduits et présentés par Thierry Gillybœuf, Le Passeur Éditeur, 336 pages, 2021.
Varia : les reliques du pèlerin
« Les reliques étaient l’essentiel pour le pèlerin. Il était venu pour les voir, les toucher et, si ses moyens le lui permettaient et si cela était possible, les acheter. […] Dès lors que l’on pouvait acheter des reliques, un commerce se développa. L’Église de Rome et les croisés, les pèlerins et les seigneurs, tout le monde était concerné par les reliques. Il fallait en trouver et en rapporter dans son village ou sa ville, dans son monastère ou son église. Tous les moyens étaient bons. Des reliques "secondaires" furent proposées à la ferveur des chrétiens. On vendit des objets familiers ou en rapport avec la vie de Jésus et de sa mère. Couronnes d’épines, clous de la Croix, fragments de voiles ou de vêtements de la Vierge, tous ces objets bénits et répertoriés par les miracles qu’ils avaient suscités furent placés dans des reliquaires, des châsses, des autels. Au moindre danger, on les emportait parce qu’ils étaient, aux yeux de tous, les objets les plus précieux d’une communauté.
« Il faut souligner que le trafic des reliques suscita des convoitises étonnantes, d’une part, parce que les fidèles éprouvaient une dévotion sans limite pour le contenu des châsses et, d’autre part, parce que les malfaiteurs cherchaient par tous les moyens à s’emparer de ces coffrets d’or et d’argent enrichis de pierres précieuses.
« Cela dit, à côté de ces reliques nobles, il existait des reliques plus humbles et émouvantes. Le pèlerin grattait la pierre du tombeau et mêlait de l’eau à cette poudre. Il avait la certitude d’avoir ainsi une relique surnaturelle. De la même manière, des tissus ou les huiles des cierges brûlés avaient la même valeur dans l’esprit des pèlerins qui, souvent, partaient rechercher des reliques très précises. Car, de toute façon, nul n’aurait compris que l’on revînt d’un pèlerinage les mains vides.
« Rappelons que Baudoin II, roi de Jérusalem, pour payer ses dettes aux Vénitiens, vendit la couronne d’épines à Saint Louis qui, pour accueillir cette relique, fit élever la Sainte-Chapelle à Paris. »
Extraits de « Les Pèlerinages en France - Un guide d’histoire et de spiritualité », par Régis Hanrion (sémiologue et sociologue), éditions Oxus, 256 pages, 2007
In memoriam : le peintre Pierre Pinoncelli s’en est allé
Le mardi 24 août 1993, échappant à la surveillance des cerbères du Carré d’Art à Nîmes, Pierre Pinoncelli répandait le contenu de sa vessie dans le calice de la modernité et il ébréchait le ready-made duchampien à coups de marteau rendant à l’élément sanitaire exposé tête-bêche sa fonction primitive. Il récidivait le mercredi 4 janvier 2006 au centre national d’art et de culture Georges-Pompidou à Paris en inscrivant le vocable « Dada » sur le chef-d’œuvre de céramique avant de le marteler de nouveau… Le peintre iconoclaste est mort le samedi 9 octobre dernier à Saint-Rémy-de-Provence où il résidait avec sa femme Marie-Claire.
« Ce n’était pas du tout contre l’urinoir ou contre Duchamp, se défend-il, mais contre l’institution qui a consacré ledit ustensile en veau d’or et son auteur en Toutankhamon de l’art moderne. J’ai cassé l’urinoir au centre des mécanismes de sacralisation et des rituels du pouvoir. »
Le fakir Burma et le Viandox…
À Saint-Étienne où il est né le 15 avril 1929, il est précoce à affirmer ses penchants provocateurs. Au gré de ses humanités, « Le fakir Burma », « Le Viandox », « La Marquise » et une pléthore d’autres gags chahuteurs se heurtent pareils à des tonneaux dans la cale d’un navire ; ils précèdent de mémorables expulsions d’établissements d’enseignement secondaire (sept pensionnats de jésuites et de maristes !) où on ne goûte pas beaucoup les sarabandes du potache ès performances. Au collège de Saint-Chamond, il se venge de l’humiliation de ses profs en brisant de trois billes d’acier un gigantesque vitrail que vient d’offrir à l’institution religieuse son père, industriel stéphanois (Félix Pinoncély est apparenté aux Guichard qui ont fondé Casino dans le chef-lieu du département de la Loire). « Au deuxième lancer, raconte-t-il goguenard, le vitrail vola en morceaux dans un éclaboussement fantastique de rouge derviche, bleu chlorure, jaune bissextile, vert bourreau, orangé cuprifère et indigo dingo… On aurait dit une omelette de papillons tombant dans la lumière d’hiver ! »
Partie liée avec la Mésoamérique
Dès l’adolescence, il est tenaillé par les filiations de ses ascendants. De souche bas-alpine, sa parentèle, longtemps établie à Larche, dans la vallée de l’Ubaye (Alpes de Haute Provence), opte au XIXe siècle pour deux destinées géographiques : la Loire pour la branche paternelle tandis que le rameau maternel émigre au Mexique.
Descendant de cette double et singulière lignée, l’arrière-petit-fils d’Eugène, notaire à Barcelonnette, avait fatalement partie liée avec la Mésoamérique. En 1954, il a vingt-cinq ans et il séjourne au Mexique afin de rencontrer, dans les plaines de l’état de Chihuahua, au nord du pays, les indiens Tarahumaras qui ont initié Antonin Artaud à l’utilisation du peyotl, un cactus sans épine dont les « boutons » sont hallucinogènes. Mais, à Mexico, dans la somptuosité du Palais des Beaux-Arts, il est frappé d’éblouissement, tel Saül sur le chemin de Damas, en contemplant les fresques murales de José Clemente Orozco, Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros. La peinture l’appelle ainsi que la foi exhorte le missionnaire. Rentré à Saint-Étienne où il rejoint l’entreprise familiale de bonneterie (il dirigera peu après une société nationale de graines et semences), l’obsession de la peinture est devenue son étoile polaire. Il s’initie à la pratique picturale dans l’atelier de la Stéphanoise Lell Boehm. Ses premières expositions se situent en 1956. Six ans plus tard, l’historien d’art Michel Ragon est bouleversé par ses « 40 Morts », empreintes corporelles peintes à chaux et à sable, aux teintes de boue séchée et de lave chaude, montrées à la galerie Lacloche, place Vendôme, à Paris. Après un abandon de dix années dévolues aux seuls happenings, il reprend la palette en 1976 à travers « 40 Personnages » sculptés, mannequins de bois, de lin, de polyester, de plâtre et de peinture laquée qui portent son propre visage avec crâne chauve et moustaches gasconnes.
Homme-Cercueil et Christ parachutiste
Les performances ou happenings - on en dénombre un peu plus de soixante-dix - constituent - ce sont ses termes - une vertigineuse « Diagonale du fou » ; elles alimentent un geyser inventif incroyable. La première intervention dénommée « Abattoir », en octobre 1963, à la faveur de la 3e Biennale de Paris, le transfigure en « Homme-Cercueil », en « Cadavre de la liberté ». « C’était un grand cube sombre qui ressemblait à la mosquée de La Mecque, se remémore-t-il, un grand cube noir dont Gérard Zlotykamien avait peint les murs à la bombe de squelettes blancs. Dans le sanctuaire, Jorge Camacho avait consacré ses accessoires de messe noire et de torture sous la férule des ‘4 Dictateurs’ d’Eduardo Arroyo, maître de cérémonie ; mes six cercueils exhibaient leurs morts en papier mâché et, au milieu du cube, se dressait une énorme sculpture en bois de Mark Brusse, représentant le garrot, la machine à briser le cou des prisonniers politiques en usage dans les prisons de Franco. On entendait témoigner contre les dictateurs, les tortures et les goulags de l’époque. »
Inventaire pinoncellien
Entre deux provocations, ce borgne buriné - au coquard de l’école de Nice - ressemble à un moine zen, né de la mouvance hippie. Récapitulant ses prouesses, il donne l’impression de grimper sur ses propres épaules pour voir sa vie de plus haut et mieux éclairée sous la flamme de la rétrospection. Tout va si vite dans ce destin qu’il faut se résigner au survol. En 1964, notre ours mal léché se prend pour l’homme de Cro-magnon au château de Monbaly (Rhône). Il apparaît quatre mois plus tard en Christ parachutiste dans le ciel de Nantes. Il se travestit en « Femme aux araignées » pour la baronne Alix de Rothschild à Paris (1966). Il se réincarne en « Homme-Bleu IKB », à la rétrospective Yves Klein, au Jewish Museum de New York (1967). Devant les galeries Lafayette, à Nice, le 24 décembre 1967, il revêt la houppelande du père Noël et se met à casser tous les jouets de sa hotte dans un acte de démence. Il campe un commandeur en habit d’arlequin à la 34e Biennale de Venise (1968). Il manie le couteau du tueur rituel aux abattoirs de Saint-Paul-en-Jarez (Loire) en égorgeant cinq cents cochons afin de réhabiliter le porc maudit par la magicienne Circé (1969). Il est anobli comte de Monte-Cristo et jeté à la Méditerranée pieds et mains liés dans un sac lesté de pierres tombales (1975). Il s’identifie au philosophe grec Diogène, à Lyon, nu comme un ver dans un tonneau, pour soutenir les sans domicile fixe (1994). Il se baptise Rrose Sélamore, sœur jumelle de Rrose Sélavy, double féminin de Marcel Duchamp, à Rouen, sur la tombe du « grand perturbateur » (1999) et il va jusqu’à se faire inhumer au Premier Cimetière mondial de l’art, à Nolléval, en 2002, pour ressusciter aussitôt en brandissant le portrait d’Ingrid Betancourt, enlevée par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). D’ailleurs, le dimanche 9 juin 2002, invité du 5e festival international de Cali, il se sectionne publiquement à la hache une phalange de l’auriculaire gauche et asperge de son sang un mur du musée La Tertulia pour protester contre la séquestration de la sénatrice colombienne d’origine française par les marxistes du Farc. Dans le fief des narcotrafiquants, il est devenu un héros et le premier musée colombien conserve en pieux reliquaire le doigt coupé dans un bocal de formol. Le 4 février 1969, le ministre de la Culture inaugure le mémorial Chagall sur la colline de l’Olivetto, dans le quartier de Cimiez, à Nice. Aspergé de l’écarlate de la guerre d’Espagne, André Malraux s’amuse à désarmer son agresseur et lui barbouille à son tour la figure sous les regards médusés des personnalités dont Marc Chagall, les mécènes Aimé et Adrien Maeght et Jacques Médecin, le maire de la ville. Dans une thématique de 2004, « Dis, maman, y a la mer à Auschwitz ? », il conteste aux censeurs l’oblitération de l’humour dans l’évocation des camps d’extermination nazis.
Une boule en verre argenté…
Il étonne toujours, le vieux corsaire au crâne lisse, à tomber au niveau du graffiti de vespasienne puis à monter à l’échelle la plus altière de son credo dans les prolifiques « Images sans domicile fixe » (250 huiles et dessins traités sur papier Canson, 1993-2006). Tout ce qu’il fait tomber de sa plume est buriné par les massacres de la sincérité, les distorsions de la raillerie et les jubilations d’une verve où poésie et subversion « précipitent », au sens chimique du verbe.
À quelques jours de la Noël 2006, une boule en verre argenté du sapin enguirlandé lui tend un miroir inattendu : un orbe englobe la salle de séjour de son mas saint-rémois comme une boîte sans couvercle avec la table devenue trapèze, les fenêtres arrondies en arceaux, les chaises en apesanteur et sa face déchiquetée par l’anamorphose.
« Regardez, m’incite-t-il, vous ne voyez pas ? Regardez mieux et vous discernerez les dessins, les peintures, les sculptures, les poèmes et les performances tout entiers contenus dans la minuscule sphère. »
Pierre Pinoncelli et l’un des urinoirs duchampiens © Photo X. Droits réservés
Pierre Pinoncelli à Saint-Rémy de Provence © Photos Maurice Rovellotti
- Les Trois Fous de Saint-Rémy, monographies croisées de Jan van Naeltwijck, Pierre Pinoncelli et Jean Verame, de Claude Darras, avec les photographies de Maurice Rovellotti, à paraître. L’évocation qui précède comprend des extraits de l’ouvrage, réalisé consécutivement à des entretiens réalisés entre 2003 et 2005 à Saint-Rémy-de-Provence.
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