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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Automne 2023

Carnet : la pudeur
La pudeur, c’est peut-être de ne pas parler de ce qu’on ignore. De ce qui nous dépasse.
(Georges Perros, « Carnet 1977 », Œuvres, Quarto Gallimard, 2017)

Pensée matinale
Le large rasoir sonnait comme du cristal et il ne le rangeait jamais sans en avoir frappé son pantalon de velours.

  • La poussière, ça sèche bien l’acier, disait-t-il.

(Jules Mougin, « Usines, récits de jeunesse », éditions Plein Chant, 53 pages, 1975)

Du discernement en art
Depuis que Marcel Duchamp a fait entrer un urinoir ready-made au musée, une question fondamentale reste posée : comment distinguer l’art des autres productions humaines ? Une infinité de penseurs, de théoriciens et de critiques s’aventurent ainsi à y répondre avec une sagacité déconcertante. Or, les réponses ne sont jamais satisfaisantes.

Du vertige de l’âme
« Ne dites jamais que vous savez le fin mot d’un cœur humain. » Henry James (1843-1916) sait de quoi il parle. L’écrivain américain sait trop comme les tréfonds de l’âme humaine sont vertigineux, insondables, et tous les retournements sont possibles.
(Mardi 4 juillet 2023)

Le fléau de la balance
La balance elle-même n’a pu éviter son fléau.
(Georges Clement, Les Sommets de l’âme, éditions Debresse)

Le jugement du critique
Il n’est peut-être pas bon de juger favorablement les livres où l’on retrouve des parentés avec ses propres conceptions. Des décennies de critique littéraire m’ont enseigné la défiance à cet égard.

De l’authenticité du témoignage
Chacun de nous voit le monde, les gens et les choses avec ses yeux, et les yeux voient ce qu’ils veulent, les yeux ajoutent à la diversité du monde et fomentent des merveilles, même si elles ne sont qu’illusion.
(Mercredi 5 juillet 2023)



Billet d’humeur

Rembrandt pris en défaut

Les spécialistes de malacologie et de conchyliologie sont formels : presque toujours, les mollusques à coquille sont droitiers avec une spirale qui s’enroule dans le sens des aiguilles d’une montre. On dit que ces coquilles sont dextres. L’existence d’individus gauchers à spirale senestre relève d’une extrême rareté. C’est pourquoi les collectionneurs se les arrachent à prix d’or. Quelques individus patibulaires comme la physe des fontaines font exception avec une croissance spiralée senestre. Dans ce cas, ce sont les droitiers qui sont rarissimes. Une coquille, c’est 89 à 99 % de carbonate de calcium (puisé dans la mer ou l’océan) suivant l’identité du mollusque et le moment où le calcaire est sécrété.
La perfection de la spirale des coquillages et la beauté de leurs couleurs fascinait Rembrandt (1606-1669). Le peintre et graveur néerlandais s’est intéressé à la famille des conidés (mollusques marins venimeux) dont il a retenu le Conus marmoreus ou cône marbré pour ses études. En fait, il possédait dans son propre cabinet de curiosités, à Amsterdam, un exemplaire de la coquille fossile du mollusque, vraisemblablement importé en Europe depuis l’océan Indien. Un délicat clair-obscur immerge les trois états d’une pointe sèche et d’une gravure de 1650, sous le titre Het schelpje ou « Petite Coquille », œuvres conservées au Rijksmuseum d’Amsterdam. Coquille noire pavée de taches triangulaires blanches et arrondies, l’habitacle de l’escargot de mer présente pourtant une anomalie sur l’estampe. Sur la plaque de cuivre, l’artiste aurait dû graver les spires du cône marbré en accroissements gauches ; en faisant l’inverse, il a engendré une forme, senestre, du gastéropode marin qui n’existe pas. « Le Conus marmoreus de Rembrandt est un gauchiste, alors que tous les escargots coniques ne le sont pas : on n’a jamais trouvé de droitiers dans cette espèce », se sont écriés quelques rares observateurs, férus de confronter la conchyliologie à la technique de l’estampe et de prendre en défaut le maître du baroque, ineffable auteur de « La Ronde de nuit » (1642).



Lecture critique

Vivre à la campagne, le rêve des Français ?

Disons-le d’emblée, il n’est pas toujours salutaire d’écouter les économistes et les hauts fonctionnaires lorsqu’il s’agit de promouvoir les meilleures façons d’envisager le futur de nos contemporains. Ainsi, en 2010, aux termes d’un rapport sollicité par le gouvernement, Jacques Attali (Alger, 1943) préconisait de fusionner les petites communes pour en faire des entités à taille urbaine en matière de population. « Quelle absurdité ! », s’est exclamé l’animateur de radio et de télévision Pierre Bonte (Pérenchies, 1932) dont on connaît l’attachement à la ruralité française. Le rapporteur Attali proposait de ramener le nombre des communes de 36 000 à 6 000. L’idée avait été reprise en 2014 par l’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy qui suggérait que cette réforme soit soumise à l’épreuve du référendum « dans la foulée de la prochaine élection présidentielle ». Si « les dieux n’ont pas voulu que François Fillon (Le Mans, 1954) puisse mettre son projet à exécution », selon la sentence de P. Bonte, la France rurale est restée pour de nombreux technocrates un espace archaïque à la disparition nécessaire et inéluctable. Au 1er mars 2019, le pays comptait encore trente-quatre mille neuf cent soixante-sept (34 967) communes, 5 % de moins qu’en 2010. Dans leur ouvrage « Ces villages qu’on assassine », Pierre Bonte et la journaliste Céline Blampain (Cousoire, 1988) déplorent l’inquiétante disparition des petits agriculteurs : trois millions d’entre eux ont cessé leur activité depuis cinquante ans emportant avec eux un certain art de vivre et un peu de l’âme du village. Ce qu’il reste des « territoires » ruraux est soumis, depuis une vingtaine d’années, à une concentration des services et à leur déménagement vers les zones les plus denses. « Entre 1980 et 2013, selon l’INSEE, le nombre des bureaux de poste a baissé de 36 %, celui des perceptions de 31 % ; moins 41 % pour les maternités, moins 28 % pour les gares, moins 13 % pour les gendarmeries.  » La corporation des médecins est atteinte d’une pareille désaffection et nombre de paroisses n’ont plus de curés. De plus, tempêtent les auteurs, de nombreux villages ruraux ne sont pas encore reliés aux réseaux Internet, à l’exemple de leurs ascendants qui avaient attendu trente ans avant de remiser lampes à huile ou à pétrole au profit de la fée électricité qui illuminait les appartements des grandes villes dès les années 1920 ! Au moment où 81 % des Français estiment idéal de vivre à la campagne, 95 % des ruraux affichent leur volonté de demeurer dans leurs villages. L’espoir d’un futur moins sombre que celui des économistes conclut « Ces villages qu’on assassine » : « Nous pensons que les aléas de la mondialisation, la menace du réchauffement climatique et le risque d’épuisement des ressources de la planète, vont nous contraindre à des changements profonds, et que les territoires ruraux ont un rôle majeur à jouer dans cette révolution sociale, économique et culturelle. »

Céline Blampain et Pierre Bonte
© Photo X, droits réservés

  • Ces villages qu’on assassine, par Pierre Bonte et Céline Blampain, éditions Le Passeur, 200 pages, 2021.

Lire aussi :

  • Pierre Bonte, le petit rapporteur des provinces rurales, portrait de Claude Darras dans les Papiers collés de l’automne 2019, revue Encres vagabondes, en relation avec « La Belle France - À la rencontre de nos villages », par Pierre Bonte, Le Passeur éditeur, 264 pages, 2019.


Portrait

Mer au milieu des terres, Mare Nostrum, Mer Blanche, Grande Mer…
David Abulafia raconte l’histoire de la Méditerranée

Très tôt, les travaux des historiens, auxquels Fernand Braudel (1902-1985) a donné un éclat tout particulier, ont mis en évidence le rôle tout à fait particulier de la Méditerranée qui, loin de séparer, a le plus souvent uni les peuples et les cultures qui occupaient ses rivages. Depuis l’Antiquité, la Grande Mer a attiré les navigateurs, curieux d’en explorer l’étendue et de découvrir les terres qui l’entourent. Professeur émérite d’histoire méditerranéenne à l’université de Cambridge, David Abulafia (Twickenham, 1949) s’attache - avec quel brio ! - à raconter l’histoire des peuples qui l’ont traversée et ont habité ses rivages, ses ports et ses îles. Son ouvrage, « La Grande Mer - Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens » explique au gré de quels événements la Méditerranée en est venue à constituer un ensemble économique, politique, culturel et linguistique unique et remarquable, plus spécialement dans le parcours des civilisations, la richesse de son passé et les incertitudes de son devenir.

L’accès aux ressources provoque des conflits
Espace de mythes et de légendes, la Méditerranée a été le berceau des récits fondateurs de nombreuses civilisations, soit qu’elles échangent ou s’engendrent mutuellement, soit qu’elles entrent en conflit. Les légendes minoennes, l’errance d’Ulysse, la course d’Énée s’y nourrissent tour à tour. Les grandes religions, polythéistes puis monothéistes avec la Bible, naissent sur ses bords. Troie et Carthage y périssent, Athènes y succombe, Israël s’y disperse et Rome, seul empire à l’avoir intégralement conquise, y triomphe avant de se dissoudre vaincue par sa politique d’extension. Nombreux sont les peuples qui s’y succèdent : Phéniciens, Grecs, Perses, Étrusques, puis, au Moyen Âge, Génois, Vénitiens et Catalans, et, avant 1800, Néerlandais, Anglais et Russes. Les conflits entre musulmans et chrétiens sont légion. L’historien anglais insiste sur le rôle important des marchands juifs, surtout au Moyen Âge, des négociants qui permirent notamment l’exécution de portulans et de mappemondes de grande qualité. Dès l’Antiquité, l’accès aux ressources multiples de l’espace méditerranéen entraîne de violents conflits. Les navires marchands sont incessamment pillés par des pirates qui se manifestent dès le XVe siècle ajoutant à leurs forfaits la réduction en esclavage : leurs razzias en quête de captifs se prolongeront jusqu’au XIXe s. Ces corsaires d’un nouveau genre sont d’origine variée, calabraise, albanaise, juive, génoise et même hongroise. Ils comptent Alger, Tripoli et Tunis, entre autres, comme ports de refuge.

L’intelligente gouvernance des Romains
L’Empire romain a duré cinq siècles et la Méditerranée en était vraiment la Mare nostrum. Avec beaucoup d’intelligence, les Romains ont pris en compte toute la diversité culturelle des peuples conquis et ils se sont approprié l’essentiel de la culture grecque, instaurant au sein de leurs territoires l’égalité juridique, la pleine souveraineté, la liberté de circulation, le respect de la diversité culturelle, la paix - toute relative - en plus d’un commerce florissant. Fils adoptif de Jules César, Caius Octavius (63 av. J.-C- 14 apr. J.-C.) dit Octave avait compris, selon David Abulafia, que le plus grand trésor de l’Égypte ne se trouvait pas dans l’émeraude ou le porphyre, mais dans… les épis de blé nilotiques. Il souligne à cet égard : « La traque de la piraterie, l’acquisition de vastes étendues de terre en Méditerranée orientale et les guerres civiles romaines engendrèrent des conséquences politiques et économiques spectaculaires pour la Méditerranée. Les Romains garantissaient désormais la sécurité des mers, depuis le détroit de Gibraltar jusqu’aux côtes de l’Égypte, de la Syrie et de l’Asie Mineure. La transformation de la Méditerranée en un lac romain était totale. Le processus avait duré cent seize ans. » Bientôt (527-565), l’Empire byzantin (dit Empire romain d’Orient jusqu’au XIVe s.) prendra le contrôle d’une grande partie de la Méditerranée orientale, avant l’intrusion des cavaliers arabes (632-732) qui investissent les rives est et sud de la Grande Mer afin d’y répandre l’islam.

Héritière de Téthys…

La mer Méditerranée, qui s’allonge sur 3 860 km d’ouest en est, est un accident géologique singulier à la surface du globe, où elle n’a en vérité guère d’équivalent. « Héritée d’un océan primitif, la Téthys, formée il y a deux cents millions d’années (- 200 ma), la Méditerranée est insérée entre les deux masses continentales européenne et africaine. Aussi quatre-vingts pour cent des ressources en hydrocarbures du globe sont-elles situées sur les marges de ce paléo-océan équatorial (André Monaco, revue Perspectives). Sculptée des millions d’années avant que l’humanité n’atteigne ses côtes, la Méditerranée ne devint une « mer au milieu des terres », reliant des rivages opposés, que lorsque des populations commencèrent à la traverser à la recherche d’un toit, de nourriture ou d’autres ressources vitales. À en juger par les vestiges d’un camp de chasseurs découverts non loin de la Rome actuelle, de premiers types humains habitèrent les terres qui bordent la Méditerranée il y a environ quatre cent trente-cinq mille ans. D’autres construisirent à Terra Amata, près de Nice, une simple hutte de branches équipée d’un foyer central. Leur régime alimentaire comprenait de la viande de rhinocéros, d’éléphant, de cerf, de lièvre et de sanglier. En revanche on ne sait avec certitude quand d’anciens hommes se lancèrent pour la première fois à l’assaut de la Méditerranée (David Abulafia, La Grande Mer - Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens).

Répandre la foi…
Aux IXe et Xe s., les navigateurs musulmans tiennent presque entièrement la Méditerranée. Des liaisons maritimes entre la chrétienté latine et les mondes byzantin et musulman sont toutefois assurées par les flottes de Venise et d’Amalfi. Au XIe s., des raids de Normands détruisent les ultimes vestiges des positions byzantines en Italie méridionale et arrachent la Sicile aux Arabes. De 1095 à 1291, l’Église organise neuf croisades avec le soutien de souverains européens pour reprendre la Terre sainte aux musulmans. Les ordres hospitaliers et militaires (Saint-Étienne, Saint-Jean, Saint-Lazare, les Templiers) étendent leur influence dans une Méditerranée où prospèrent Gênes, Constantinople, Smyrne et Venise. « Au cours du premier quart du XVIe s., la Méditerranée orientale devint un lac turc, enseigne D. Abulafia. Une explication évidente à l’expansion ottomane tenait au désir des sultans de Constantinople de répandre la foi. Ceux-ci n’avaient pas oublié les combats conduits par leurs ancêtres contre les Byzantins en tant que "ghazis", ou guerriers saints, de l’islam. Et cependant, dans les Balkans, ils préféraient laisser la plupart de leurs sujets pratiquer leur religion, chrétienne ou juive, estimant, à l’instar des califes arabes du début du Moyen Âge, que les peuples du Livre constituaient une précieuse manne fiscale. » La bataille de Lépante, en 1571, annonce-t-elle le déclin de l’Empire ottoman ? Elle ne fait que consolider la position acquise par deux forces navales selon l’auteur : « à l’Est, les Turcs, qui détenaient toutes les côtes et îles qui comptaient, à l’exception de la Crète vénitienne ; à l’Ouest, les Espagnols, avec le soutien des flottes maltaise et italienne ».

Triomphe de la Grande-Bretagne et riposte des Américains
Quelques décennies avant les tentatives de la Russie d’étendre son influence vers la Méditerranée par la mer d’Azov, les Anglais, avec les Hollandais, ont entrepris d’y pénétrer afin de disputer aux Français et aux Vénitiens le très lucratif commerce avec le Levant. Au XVIIe s., « les flottes royales commencèrent à intervenir, et les Anglais, devenus Britanniques après s’être unis à l’Écosse, en 1707, se lancèrent à la recherche de bases permanentes en Méditerranée occidentale, d’abord à Tanger, puis à Gibraltar, à Minorque et enfin, en 1800, à Malte ». C’est sans conteste la Grande-Bretagne qui parvint, de Gibraltar à Suez, à accomplir la plus belle expansion impériale : la paix et la sécurité n’avaient jamais paru mieux préservées depuis l’apogée de l’Empire romain. Les États-Unis dont la jeune flotte commerçait dans les eaux méditerranéennes menèrent des opérations militaires de 1801 à 1805 contre les pirates barbaresques qui s’attaquaient aux navires de tous pavillons, volant les cargaisons, s’emparant des équipages et des passagers pour les libérer contre rançon ou les vendre comme esclaves. Troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson (1743-1826) fut l’artisan de la riposte en Tripolitaine qui causa de très lourdes pertes aux flottes des pirates, soutenus par les pachas riverains… Dix ans plus tard (en 1816), un coup d’arrêt quasi définitif était donné à la piraterie barbaresque par une escadre anglo-hollandaise.

La déferlante touristique
En 1869, l’inauguration du canal de Suez (projet porté par le Français Ferdinand de Lesseps) a complètement transformé la carte des routes maritimes mondiales en redonnant de l’importance à la Méditerranée et à ses 21 pays riverains. Moins d’un siècle plus tard, la Grande Mer a cessé, semble-t-il, d’entretenir une quelconque volonté de puissance commerciale ou navale, mais elle s’est trouvé une vocation inédite, le tourisme de masse. C’est en effet en Méditerranée que le tourisme - inventé par les Britanniques ! - a pris son envol. Il attire aujourd’hui chaque année plus de deux cent trente millions de visiteurs. L’ouvrage rapporte la genèse de cet envahissement touristique : « La Méditerranée fut rendue plus accessible une fois que le chemin de fer put traverser la France et que, à la fin du XIXe siècle, la reine Victoria Ire fit de Menton et de Hyères les vedettes des stations balnéaires hivernales. Des hôtels gigantesques furent construits le long de la promenade des Anglais, à Nice, et de la Croisette, à Cannes, tandis qu’une petite portion du rivage méditerranéen, la Côte d’Azur, devint le terrain d’action des riches, été comme hiver. La montée en puissance de Monte Carlo prit plus de temps et suivit la création par le prince de Monaco de la Société des bains de mer, qui s’occupait bien davantage de jeux de hasard que de bains, pourtant si prisés des Britanniques pour leurs propriétés curatives. » « Si le tourisme apporta la prospérité à des provinces appauvries et peu productives, déplore plus loin le narrateur, son coût écologique se révéla très élevé. La pression sur les ressources en eau, mais aussi les émissions de CO2 liées à la climatisation, sans parler des impacts du transport aérien et de la pollution marine à proximité des stations touristiques, contribuèrent fortement à la dégradation de l’environnement méditerranéen. »

David Abulafia © Photo X, droits réservés

  • La Grande Mer - Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens, par David Abulafia, traduit de l’anglais par Olivier Salvatori, éditions Les Belles Lettres, 744 pages, 2022.

Lectures complémentaires :

  • La Méditerranée - Un avenir en question, dans la revue « Questions internationales », n° 36, mars-avril 2009, 128 pages, éditions La Documentation française ;
  • Vers une gestion durable de la Méditerranée, texte d’André Monaco, directeur de recherches au CNRS, issu de la revue « Perspectives », n° 1, 2001, 136 pages, Conférences et débats de l’université de Perpignan, Presses universitaires de Perpignan.


Varia : de la fonction du conte et des chansons de villages

« La fonction du conte, c’est dans un premier temps de divertir, comme le football divertit, comme le cinéma divertit… Mais, derrière cette fonction de divertissement, il y a des modèles sociaux, des modèles culturels, des valeurs. Les gens en général ne commentaient pas les contes, il n’y avait pas de morale explicite, contrairement aux contes de Perrault ou à la façon dont l’institution scolaire s’est un temps emparée des contes, en imaginant qu’ils portaient une morale explicite. Mais s’il n’y a pas de morale, il y a des modèles de comportements, et sans qu’on en tire une leçon claire au moment de la transmission, ces modèles fonctionnent comme modèles, avec leur feuilletage de sens, et travaillent les représentations. On dit que ça aide les enfants à grandir, notamment les contes merveilleux, ce qui est une réalité (bien qu’ils étaient aussi autrefois des contes d’adultes), mais ça aide surtout toute la structure sociale à se reconnaître ou à ne pas se reconnaître dans des récits référents, comme l’ont fait par la suite la littérature, le cinéma, l’école… qui au fond, ont remplacé le conte. Les contes qu’on transmet en Cévennes, en Provence ou en Bretagne aux XIXe-XXe siècles, à l’époque où œuvrent les collecteurs, sont des contes qu’on trouve déjà au XVIIIe, au XVIIe, et même au Moyen Âge. Cela interroge l’histoire des mentalités sur la longue durée.
Une image contenant texte, Police, capture d’écran, Impression  Description générée automatiquement« […] Ce qui m’a un peu différencié de certains collecteurs, c’est que si je me suis intéressé à une culture qui certes disparaissait - le conte et la chanson populaires -, j’ai considéré d’emblée ces objets comme évolutifs, malgré qu’ils aient une évolution lente, alors que les anciens folkloristes voyaient en eux des objets fixes, ce qui était relativement vrai, mais aussi relativement faux. J’ai vu en eux des objets historiques. Et dans le même temps, j’ai interrogé la façon dont ces objets ouvraient sur des représentations de l’histoire.
« Si l’on prend les corpus de contes ou de chansons en Cévennes, on peut voir en eux une historicité. Quoique traditionnels, c’est-à-dire transmis selon un mode de mémorisation strictement oral ou peu s’en faut, ils sont modelés par l’histoire. Et en même temps, comme récits référents, ils modèlent les représentations de l’histoire, et donc in fine l’histoire. On pourrait prendre des exemples. L’avènement, à partir des années 1880 dans les Cévennes, de ce qu’on appelle les "chansons de villages", chansons d’identité villageoise, est contemporain d’une mise en question des territoires anciens, de la façon dont les gens se projetaient sur ces territoires. Avant le XIXe siècle, il n’y a pas d’imaginaire ou de revendication de l’identité cévenole en tant que telle : l’identité cévenole commence à apparaître au moment où le pays ancien se défait devant l’émergence de l’industrie et des moyens de communication comme le train, le télégraphe… Face à cette remise en cause de l’identité territoriale comme pratique, d’autres espaces référentiels se construisent, qui sont des espaces de résistances, de recompositions. Les chansons de villages y participent. Face à l’ouverture traumatisante du territoire, l’identité de village sert de refuge. Les chansons de villages sont créées dans ce contexte historique et participent aux représentations de l’histoire en créant contre celle-ci un havre presque immobile. L’histoire peut advenir puisque le village, typifié dans les chansons, persiste. »
Dans « Histoire et récits », entretien de Jean-Noël Pelen, ethnologue, avec Maryline Crivello, professeur d’histoire moderne, et Isabelle Luciani, maître de conférences, toutes deux à l’université d’Aix-Marseille, publié dans la revue « Rives méditerranéennes », n° 48, 2014, UMR TELEMME, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Aix-en-Provence.


Carnet : crise de la démocratie
Plus d’un penseur l’assure, la démocratie est en crise aujourd’hui, non pas dans ses valeurs - elles tiennent bon ou presque - mais dans son exercice, dans ses pratiques, dans son éthique.

La chanson confisquée
« Un savetier chantait du matin jusqu’au soir » ; jusqu’au jour où on lui offrit un poste de radio.
(Gilbert Cesbron, « Journal sans date », tome 2, éditions Robert Laffont, 1967)

Voyage, voyage !
L’exotisme, on le sait bien, est un leurre. N’en restent que les tapis et les diseurs de bonne aventure. En revanche, le voyage connaît ses lois et sa philosophie qu’on assimile plus par la plante des pieds que par un exercice de méditation. Je répète à l’envi la citation de Montaigne voyageant à l’étranger : frotter et limer notre cervelle à celle d’autrui.
(Vendredi 21 juillet 2023)

Le dico de Calepino
Savant et religieux (augustin) italien, Ambrogio Calepio, dit Calepino (1436-1511) - nous lui devons le mot « calepin » - est l’auteur d’un dictionnaire qui a été réédité plus de deux cents fois (!) à partir de l’an 1502 jusqu’en 1789, en Italie, en France, en Suisse et aux Pays-Bas. Retenu parmi les premiers travaux lexicographiques du XVIe siècle naissant, l’Ambrosii Calepini Bergomatis Dictionarum a été traduit en latin (langue originelle) puis en italien, en grec et en hébreu.

Regret du critique
De plus en plus, la critique littéraire disparaît au profit de l’actualité littéraire.

Biographie sans masque
L’éditeur Robert Laffont a tenu la gageure de portraiturer Alain, Robert Brasillach, Paul Claudel, Graham Greene, Marcel Proust, Jules Romains, entre autres littérateurs, à l’enseigne d’une collection intitulée « Biographie sans masque ». Bigre ! mais qui donc parviendra à retrouver le visage de tel ou tel écrivain, chez qui tout est masque, jeux de rôles, parodie, arlequinade ?

Persévérance du poète
Quelle grandiloquence dans la prose, quelle emphase dans le récit : cette sexagénaire ne cesse de m’assiéger avec sa production livresque. Que lui dire ? J’imagine qu’elle déclame ses impromptus tout en s’observant dans un miroir, juchée sur ses tirades touchantes et maladroites comme une gamine sur ses premiers talons hauts.
(Jeudi 27 juillet 2023)



Billet d’humeur

La dînette au sandwich

Un soir de 1762, parce qu’il ne veut pas interrompre, pour dîner, une partie de cartes des plus passionnées qu’il joue avec des amis, Lord Montagu se fait servir par un domestique deux tranches de pain garnies de bœuf salé, de rondelles de concombre et de fromage. Il arrivait souvent, au XVIIIe siècle, que les hommes d’affaires, afin d’éviter la longue coupure du déjeuner ou du dîner, se restaurent rapidement d’aliments froids à leur bureau. Née en France, l’« assiette anglaise » qui est qualifiée - allez savoir pourquoi ? -  de « suédoise » en Allemagne, tire son origine de ce repas rapide. Quatrième comte de Sandwich, diplomate et amiral britannique de la flotte de George III, John Montagu (1718-1792) est ainsi directement lié à l’histoire du sandwich qui est arrivé en France vers 1850 et qui a bénéficié d’une grande popularité au début des années 1930. Premier Lord de l’Amirauté, l’explorateur James Cook (1728-1779) a rendu hommage à John Montagu en baptisant de son nom deux archipels : les îles Sandwich (l’archipel d’Hawaï) et les îles Sandwich du Sud (onze îles volcaniques inhabitées et situées entre la Terre de Feu et l’Argentine). Aujourd’hui, le sandwich n’est plus ce qu’il était à l’origine. De multiples communautés le déclinent de différentes manières, par exemples en : pastrami (avec de la viande saumurée et fumée et, parfois, un aïoli au zaatar), lobster roll ou sandwich à pinces (pain brioché toasté, homard, mayonnaise et citron vert), burger béarnais (pain brioché fourré de steak haché et de pommes de terre croustillantes à la sauce béarnaise), bagel and lox (petit pain au saumon mariné, agrémenté de citron et de ciboulette ou bien d’oignon rouge et de câpres) et hot dog (saucisse de Francfort dans un pain viennois avec choucroute et moutarde). Comme on aurait pu le croire, le hot dog n’a pas été conçu par les Américains mais par un boucher bavarois de Coburg, Johann Georghehner, au XVIe siècle. Dans les années 1800, des immigrés allemands auraient importé outre-Atlantique leurs fameuses saucisses et leurs teckels, chiens longs et courts sur pattes, surnommés « Sausage Dog » (chien-saucisse) par les Américains. Appeler ce sandwich hot dog était ainsi une façon d’ironiser sur la provenance de la viande (de porc ou de bœuf) dont on fourrait l’intérieur du pain de mie.



Lecture critique

Secrets et blessures d’enfance avec Sarah Perret

Privés de leurs parents dès l’enfance, Jean et Ophélie, sa cadette, sont accueillis par leurs grands-parents, Jules Rey et sa femme Euphroisine née Besson, parents de leur mère Édith Rey. Plusieurs générations partagent la rudesse d’un quotidien rythmé par les travaux agricoles d’altitude dans un village du massif savoyard de la Chartreuse. L’aînée de la parentèle, Adèle Besson, y est entourée de la tendresse de deux de ses filles, Euphroisine et Séraphie, car la troisième, Florentine, a voulu rejoindre le carmel du Reposoir au début des années 1940. Malgré la bonne volonté et l’affection de leurs hôtes, les deux orphelins vivent plus ou moins bien leur intégration dans le nouveau foyer qui reçoit au hasard des saisons une flopée de cousins avec lesquels Jean partage les loisirs ludiques dont celui de découvrir le trésor du chevalier Rollet d’Entremont... Outre la légende de la confrérie des Sept, Entremont-le-Vieux porte les ruines du château de la Roche-Fendue et une station de ski, tandis qu’Épernay est célèbre pour sa ganterie : tous deux sont les sites les plus proches de la maison familiale, construite en 1839 par les grands-parents d’Adèle, Louis et Jeanne Rigaud. Constamment morigénée par son frère qu’elle chérit éperdument, Ophélie confie à sa poupée ses pensées et ses rêves dont la certitude que ses parents viendraient la rechercher. La fillette a nommé sa confidente de porcelaine du prénom de sa mère, Édith, morte en couches à 37 ans moins d’un an après son jumeau, Daniel, décédé en novembre 1978. Même s’il poursuit une scolarité studieuse dans un collège où il fustige les seules habitudes carcérales du pensionnat, Jean n’est pas moins perturbé, obsédé par la latence de questions qui minent les arrière-pensées de la parentèle. Les siens parlent à mots couverts de la conversion de Florentine et de l’agression de sa nièce, Édith, par Francis, le fils de Julienne et Marcel Perrier, leurs voisins…
Professeur agrégé de lettres modernes, Sarah Perret (Chambéry, 1976) dévide la succession des événements à son fatal fuseau avec beaucoup de délicatesse et de talent. Elle prête parfois à ses personnages le vocabulaire francoprovençal en usage au bord du Guiers et du Cozon. Elle anime leurs faits et gestes dans un cadre qu’elle connaît bien, la Savoie de sa propre enfance, attentive aux paysages, aux topographies et à l’intimité des intérieurs, à ce qu’on peut appeler « l’esprit des lieux ».

Sarah Perret © Photo X, droits réservés

  • La Petite, par Sarah Perret, Prix Jean Anglade 2022 du premier roman, Les Presses de la Cité, collection Terres de France, 256 pages, 2022.

 



Portrait

René Magritte, le Fantômas du surréalisme

Un jour de l’été 1909, dans le cimetière de Soignies (une cité wallonne où il passe régulièrement ses vacances auprès de sa tante Flora), René Magritte et une camarade de jeu aussi délurée que lui se livrent aux jeux interdits par la morale des grandes personnes. « Nous visitions les caveaux souterrains, racontera-t-il en 1938 lors d’une conférence, des caveaux dont nous pouvions pousser les lourdes portes de fer et nous remontions à la lumière où un artiste peintre peignait dans une allée. » De son enfance blessée par le suicide de sa mère qui se jette dans la Sambre en février 1912, René-François-Ghislain Magritte (Lessines, 21 novembre 1898-Schaerbeek, 15 août 1967) ne retient rien d’autre que cette vision enchantée - l’artiste œuvrant sur le motif à un paysage de ruines mythiques : « l’art de peindre me paraissait alors vaguement magique et le peintre doué de pouvoirs supérieurs ».

Homme de gauche et surréaliste
Ses études dans un athénée de Charleroi sont si médiocres qu’il doit les interrompre au niveau de la troisième, avant l’installation à Bruxelles des Magritte. Ses parents ne désavouent pas son inclination pour les arts plastiques et ils encouragent son entrée à l’Académie royale des beaux-arts (1916-1918), court passage au terme duquel il partage un atelier avec le peintre et poète Pierre-Louis Flouquet, élève de la même académie (comme André Delvaux). Léopold Magritte, son père, est tailleur et farouche anticlérical, sa mère, Régina Bertinchamps, modiste et fervente catholique ; deux garçons élargiront le cercle familial, Raymond (1900-1970) et Paul (1902-1975). Pour gagner sa vie, René recourt plusieurs années à des travaux publicitaires en qualité de graphiste et d’affichiste. Jeune adulte, il s’est encarté à trois reprises au Parti communiste, mais à chaque fois, il a rendu sa carte, réfractaire à toute autorité. Homme de gauche, il appelle de ses vœux la révolution prolétarienne et dénonce « l’idolâtrie pour l’art » qui gangrène son époque. Il adhère en 1926 au mouvement surréaliste belge dont le groupe Correspondance est animé par le poète marxiste Paul Nougé (1895-1967) et il se lie à Marcel Mariën (1920-1993), écrivain et poète, E.L.T. Mesens (1903-1971), musicien, écrivain et plasticien, et Louis Scutenaire (Ollignies, 29 juin 1905-Bruxelles, 15 août 1987), écrivain et poète. D’autres artistes et intellectuels ont déjà rejoint ou rejoindront ses intimes, à l’exemple de Rachel Baes, Achille Chavée, Paul Colinet, Camille Goemans, Irène Hamoir (femme de L. Scutenaire), Paul Hooreman, André Souris, Raoul Ubac et Jacques Wergifosse. En 1927, il rejoint Paris avec Georgette Berger, sa femme, une amie d’enfance retrouvée par hasard au jardin botanique de Bruxelles ! En fait, il s’est installé dans le Val de Marne, au Perreux-sur-Marne, afin de se rapprocher des surréalistes français, en particulier André Breton et Paul Eluard qu’il admire. Sa première exposition personnelle est présentée la même année à l’enseigne de ce mouvement. Dans les années trente et les années quarante, il prend part à toutes les grandes expositions du Surréalisme. En 1946, il est à l’initiative du manifeste le Surréalisme en plein soleil, qui marque la scission entre les surréalistes belges et leurs collègues français. Ledit manifeste s’avère une virulente déclaration où, en parlant d’André Breton et de ses proches, il fustige les « …ancêtres [qui] tiennent à leur confortable renommée ou bien se sont résignés à abandonner la lutte. Cependant, l’expérience continue en plein soleil ».

La révélation de Giorgio De Chirico
Impressionniste à 15 ans, futuriste à 20 ans et cubiste à 24 ans, René Magritte trouve sa voie cardinale à l’âge de 26 ans, ou tout au moins il conforte ses inclinations lorsque le poète Marcel Lecomte (1900-1966) lui révèle la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico (1888-1978), peintre italien d’origine grecque, au travers d’une photographie du Chant d’amour : des gants de chirurgien près d’une tête de statue antique. « Ici, une poésie triomphante a remplacé l’effet stéréotypé de la peinture traditionnelle, dira-t-il à cet égard. C’est la rupture totale avec les habitudes mentales propres aux artistes prisonniers de leur talent, de leur virtuosité. Avec De Chirico, il s’agissait d’une vision nouvelle où le spectateur retrouvait son isolement et entendait le silence du monde ». En 1925, il prend la décision de ne peindre sur le papier ou la toile que des objets représentés avec le plus parfait académisme. Depuis longtemps, en effet, il s’intéresse au rapport entre l’image des choses et les vocables qui les désignent. Dès lors, une iconographie singulière se développe à bonne cadence dans ses travaux, montrant des objets (pions, grelots, pipe, cercueil, trombone), des fruits (pommes), des arbres, des oiseaux, des personnages (des hommes en noir coiffés d’un chapeau melon, des femmes nues ou des êtres voilés), des ciels, du feu et de l’eau. Il met en scène ces éléments selon un ordre nouveau et bouleversant, autrement dit là on nous ne les rencontrons jamais. Il joue sur le mystère, l’absurde, la contradiction, le paradoxe, l’insolite, le sens des mots, émettant des commentaires déroutants du style : « Ceci n’est pas une pipe », « J’aime la bière et les roses trémières » ou encore « Le Néant est la seule grande merveille du monde ». « Magritte s’empare de la réalité, remarque le poète Marc Alyn, et la retourne comme un gant, ou une peau de lapin » (Aujourd’hui Poème, n° 79, mars 2007).

Le grand œuvre d’un érudit
Le tableau intitulé La Trahison des images (1928-1929) se réfère à une réflexion de Michel Foucault (1926-1984) sur son essai Les Mots et les Choses (1966). Il entretient précocement des relations épistolaires avec le philosophe et ses confrères dont Alphonse de Waelhens, spécialiste belge de Martin Heidegger. Aussi toute son œuvre peut-elle être regardée à la lumière philosophique. Plus d’un titre de ses tableaux s’y rapportent : Éloge de la dialectique, la Condition humaine, le Principe d’incertitude, l’Aimable Vérité, la Lumière des coïncidences. Lecteur boulimique de Michel Foucault, Martin Heidegger, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Maurice Merleau-Ponty, Edgar Allan Poe, Robert Louis Stevenson, il publie en 1924, à vingt-six ans, des aphorismes rassemblés dans un ouvrage intitulé 391 qui souligne une fréquentation assidue du dadaïsme… qu’il condamne l’année suivante. En parallèle à son œuvre peint, il confectionne des assemblages d’objets (Ceci est un morceau de fromage, 1936) et des sculptures surréalistes (Bouteilles peintes, 1937-1950-1963, les Travaux d’Alexandre, 1967). Et à partir de 1956, il réalise des courts métrages surréalistes (le Dessert des Antilles, 1957 ; les Cartes changées). René Magritte ne disposait d’aucun atelier dans sa petite maison de la rue des Mimosas à Bruxelles. En pyjama ou en costume trois-pièces, il exécutait huiles, gouaches et dessins dans la salle à manger au milieu de meubles encaustiqués, de services d’argenterie bien astiqués et de bibelots en porcelaine. « Son matériel est très modeste, rapporte son ami Louis Scutenaire dans "Avec Magritte" : un chevalet, une boîte à couleurs, une palette, douze pinceaux, une ou deux feuilles de papier blanc dans un carton, une gomme, une estompe, une paire de ciseaux de couturière, un fragment de fusain et un vieux crayon noir ». L. Scutenaire l’a côtoyé durant dix-sept années. Il l’avait surnommé « le Fantômas du surréalisme » en référence à leur passion commune des héros de feuilletons et de bandes dessinées de leur adolescence où le maître du crime coudoyait le chef de gang Zigomar à la cagoule carminée et les Pieds nickelés. Le banlieusard du Hainaut laisse à la postérité une œuvre protéiforme, plus d’un millier de toiles à son actif, sans compter les gouaches et les dessins, innombrables, ainsi que les deux importantes décorations murales réalisées au casino de Knokke-le-Zoute (Le Domaine enchanté, 1953) et au palais des Beaux-Arts de Charleroi (La Fée ignorante, 1957).

René Magritte © Photo X, droits réservés

  • Avec Magritte, par Louis Scutenaire, éditions L’Atelier contemporain, collection Studiolo, 192 pages, 2021.

Lectures complémentaires :

  • Petit Dictionnaire des artistes modernes, par Pascale Le Thorel-Daviot, éditions Larousse, 336 pages, 1999.




Varia : ronces des bois et mûriers sauvages

« Regroupées botaniquement sous le nom scientifique de Rubus fruticosus, les ronces des bois présentent une infinie diversité. Plus de 100 sous-espèces et plus de 1 000 variétés hybrides ont été recensées en Europe. De cette hétérogénéité est née une discipline spécifique entièrement dédiée à l’étude des mûriers sauvages : la batologie, du grec batos, la ronce. Les fleurs des mûres sont fécondées par des pollinisateurs, mais de nombreux Rubus ont aussi la capacité de se reproduire de manière asexuée. On parle alors d’apomixie : les graines sont de simples clones génétiquement identiques à la plante mère.
« Les pressés qui n’auraient pas la patience d’attendre la fructification peuvent goûter la fleur du murier, tout à fait comestible : elle décore joliment apéros et plats de crudités. Blancs à rose pâle, ses cinq pétales sont disposés autour d’une couronne d’étamines jaunes, comme chez l’églantier, le cerisier ou le fraisier. Sa forme rappelle clairement son appartenance à cette grande famille des rosacées qui regroupe quelque 5 000 espèces !
« Mais revenons à nos moutons. Je me souviens des instants où la ronce changeait de nom et devenait mûre. L’hostilité des épines faisait place à la caresse du fruit, une saveur à la fois acidulée et sucrée. Entre deux friandises, les égratignures étaient oubliées… »
Extraits d’un article, « Entre deux mûres », de Cathy Roggen-Crausaz et Denis Clavreul, dans la revue « Salamandre », n° 271, août-septembre 2022.



Carnet : œuvre et journal
Comment concilie-je mes notes de diariste avec les récits que je fabrique sous l’enseigne floue du « roman » ? Selon le principe du sablier, l’un des deux cônes de l’ustensile réversible ne se remplit que si l’autre s’épuise.

Qu’est-ce que le roman ?
Selon l’écrivain mexicain Carlos Fuentes (1928-2012), « Le roman est, j’en suis de plus en plus persuadé, le lieu privilégié où peuvent se croiser les destinées individuelles et collectives. Le roman est un carrefour. Le roman est une arène qui permet d’aller plus loin, plus profond, au-delà. Les personnages d’un roman peuvent, s’ils le veulent, faire parler des civilisations entières, éloignées, disparues, complexes, riches. »
(Jeudi 17 août 2023)

Promesse assassine
Soyez tranquille ! Je n’oublierai jamais le service que je vous ai rendu. (18 juin 1891)
(Jules Renard, Journal 1887-1910, Nrf Pléiade)

Regards hitchcockiens
Alfred Hitchcock (1899-1980) parle parfois dans ses mémos de « photographier une pensée » sur le visage ou le corps de quelqu’un. Il s’agirait de photographier un soupçon, un doute, un secret sur le visage d’un individu. Ce n’est pas la même chose que de photographier des gens qui parlent. En vérité, le réalisateur américain d’origine britannique cherchait à rendre visible, à travers le jeu d’un acteur, ce qui se passait à l’intérieur de lui, à faire surgir l’invisible. Chez Hitchcock, un regard peut voir quelque chose, mais plus que tout, il exprime quelque chose.

Duras ou le poids d’une plume
Après avoir commencé la lecture de la biographie de Frédérique Lebelley, « Duras ou le poids d’une plume », Marguerite Duras a dit simplement : « J’en ai lu les premiers chapitres, je n’ai rien reconnu. »

De l’économie, du capitalisme et du marxisme
De Lester Thurow (Les Fractures du capitalisme, éd. Village mondial, 384 pages, 2000), on retiendra l’analyse de l’économie actuelle. L’effondrement du communisme n’a pas seulement privé le capitalisme d’ennemi, il lui a offert une masse de travailleurs peu coûteux et bien formés en faisant basculer 1,9 milliard d’hommes dans l’économie de marché. Par quel miracle continuerait-on à payer des ouvriers allemands 30,33 dollars (environ 180 francs) de l’heure, alors que, dans la Pologne toute proche, on trouve le même niveau de qualification à 5,28 dollars (à peu près 30 francs) ? La concurrence des bas salaires atteint même les niveaux scientifiques les plus élevés. Pourquoi, demande notre auteur, payer un docteur américain en physique 75 000 dollars (450 000 francs) par an alors qu’on peut employer en Russie un Prix Nobel pour 100 dollars (600 francs) par mois ?
(Vendredi 18 août 2023)



Billet d’humeur

César, compresseur malgré lui

En 1958, César Baldaccini (1921, Marseille-1998, Paris) prépare les Biennales de Venise et de São Paulo et la Documenta II de Cassel de l’année suivante. Après avoir travaillé le plâtre et le fer, pratiqué la soudure et exposé ses premières sculptures de ferraille à la galerie Lucien Durand, à Paris (6e), le sculpteur aspire à de nouvelles thématiques. Depuis qu’il réside à Paris, un carrossier de Villetaneuse lui prête un coin d’atelier où il coupe, tord, plie et soude les lames de métal censées figurer animaux fantastiques et oiseaux hiératiques. Cette année-là, l’installation d’une entreprise de compression dans le terrain mitoyen de la carrosserie le confronte à une des premières presses hydrauliques qui écrase motocyclettes, réfrigérateurs, cuisinières, automobiles et les réduit en parallélépipèdes. L’idée lui vient d’utiliser ces compressions en guise de socle des sculptures figuratives qu’il doit exposer en 1960 au Salon de mai. Un peu avant l’ouverture du Salon passe le critique d’art Pierre Restany (1930-2003) qui, selon Serge Rezvani (1928, Téhéran), écrivain et peintre exposant, « ordonne à César d’enlever immédiatement ses sculptures afin de ne garder que les compressions » ! Le sculpteur obéit, mais dès que le critique a tourné les talons, il s’affole et demande conseil à Rezvani… Trop tard, les portes du salon s’ouvrent et le public déferle. C’est le succès assuré des nouveaux ready-made. « Pierre Restany a le bon goût de rester discret, raconte Serge Rezvani, et moi bien sûr jusqu’à aujourd’hui, amusé de révéler ce détail historique dépassé qui en dit long sur ses conséquences. » Dès 1961, César « dirige » lui-même la compression et le traitement de plusieurs automobiles dont la première, une luxueuse berline russe ZIL (Zavod Imeni Likhatchiova) lui a été offerte, toute neuve, par la vicomtesse et mécène Marie-Laure de Noailles (1902-1970). D’autres autos prendront le chemin de Villetaneuse comme la Peugeot 205 Turbo 16 de Jean Todt que le pilote de rallye retrouvera aplatie comme un béret basque et privée de 90 % de son volume. Cuisant défi à la société de consommation, cet acte si particulier d’appropriation vaudra à son auteur d’intégrer les nouveaux réalistes. Mouvement initié par le critique Restany, Arman y accumulait des ustensiles hétéroclites, Hains récupérait des panneaux d’affichage, Tinguely fabriquait des machines loufoques, Yves Klein inventait ses Anthropométries avec son bleu lumineux et profond, tandis que César compressait des objets. Aujourd’hui, les amateurs achètent les compressions césariennes entre 30 000 et 1 million d’euros, les concrétions de motos et voitures étant les plus recherchées.



Lecture critique

Gilles Hériard-Dubreuil voulait instaurer
un Service civique agricole

Nul ne conteste aujourd’hui que la société moderne est caractérisée par une démesure qui est à l’origine d’une production et d’une consommation frénétique dont l’ampleur a provoqué un ébranlement du monde et des effets destructeurs sur l’homme et son milieu vivant. C’est Gilles Hériard-Dubreuil (1957-2023) qui le rappelle en des termes modérés dans son livre « De quelles agricultures les hommes ont-ils besoin ? ». Directeur du groupe d’études et de recherches Mutadis, président depuis 2013 du Courant pour une écologie humaine, il n’a cessé ces dernières décennies de souligner le besoin essentiel que l’homme ressentait de l’activité agricole pour son épanouissement personnel, pour le rapport spécifique que cette vieille et noble activité entretient avec le monde vivant et pour les relations vitales qu’elle permet de construire entre les hommes. « Les agricultures paysannes sont un facteur essentiel de résilience humaine, explique le chercheur et écologiste. Elles se sont développées dans l’ensemble de la planète. Elles sont aujourd’hui largement dominantes, avec quelque 2,6 milliards de personnes qui produisent plus de 70 % de la production alimentaire dans plus de 500 millions d’entités agricoles (95 % des exploitations mondiales). » En dépit de la « résistance » des agriculteurs traditionnels à défendre leur antique modèle, leur effectif accuse une baisse considérable qui est liée à différents facteurs dont la multiplication des agricultures industrielles et le dévoiement de l’usage de la technologie et des méthodes culturales sont les plus probants. Le maintien de monopoles industriels de production semencière et le recours toujours massif aux OGM (Organismes génétiquement modifiés) accroissent la menace qui pèse gravement sur la fonction paysanne historique. En outre, et pour différentes raisons, les agricultures paysannes familiales évoluent dans des contextes politiques, réglementaires, techniques, économiques qui leur sont de plus en plus défavorables. Outre le rappel très convaincant de notions et d’épisodes historiques et sociaux, l’ouvrage revient sur différentes expérimentations mises en œuvre pour réinitier la recherche de modes de vie agraires, renouvelables et transmissibles, plus humains sans doute : Jardins partagés ou Jardins ouvriers, mouvement des Incroyables comestibles (Incredible Edible), philosophie du Jardin planétaire (revendiquée par le jardinier et paysagiste Gilles Clément). « Chaque humain, suggère G. Hériard-Dubreuil, devrait bénéficier de la possibilité d’expérimenter une activité agricole, hautement éducative, au moins à certains moments de sa vie. Cette activité devrait certainement rentrer le plus tôt possible à l’école : et peut-être faut-il instaurer un Service civique agricole ? ». Une idée pas si saugrenue que cela.

Gilles Hériard-Dubreuil © Photo X, droits réservés

  • De quelles agricultures les hommes ont-ils besoin ? par Gilles Hériard-Dubreuil, éditions du Bien Commun, 144 pages, 2019.


Portrait

Un Marcel Proust sans masque

L’exercice que s’est imposé l’écrivain et historien Roger Duchêne (Saint-Nazaire, 1930-Marseille, 2006) n’allait pas de soi : révéler l’homme Marcel Proust derrière l’auteur de la Recherche, en passant la vie de son « modèle » au crible : l’enfance et l’adolescence, la parentèle et ses lieux de vie (Auteuil, Illiers, Cabourg, Beg-Meil), les amitiés au gré des humanités, l’apprentissage philosophique, l’initiation à l’art et à l’architecture, la formation musicale inséparable de la création littéraire, les fréquentations mondaines, la passion amoureuse et ses rapports à la sexualité, les voyages et les séjours documentaires, la fabrique littéraire des prémices à la multiplicité des genres… Aussi la curiosité du lecteur recueille-t-elle dans l’ouvrage « Marcel Proust sans masque » une quantité phénoménale d’informations inattendues, la correction d’idées reçues, quelques confidences indiscrètes, des ragots et des commérages, des cancans et des aperçus pénétrants, aptes à découvrir les petits côtés du personnage. Avec ses domestiques et ses amis, le grand homme sait être capricieux et susceptible, insupportable et jaloux, inconstant et tyrannique. Il ne répugne pas non plus aux potins et aux ronds de jambes qui jalonnent autant sa vie publique que sa correspondance.

Il se découvre homosexuel au lycée Condorcet
Fils d’un grand médecin, Adrien Proust (1834-1903), professeur agrégé de médecine à la faculté de Paris, d’origine modeste et de souche beauceronne, et de la fille d’un agent de change d’origine juive, Jeanne Weil (1849-1905), pour qui il éprouva très tôt une affection exclusive et conflictuelle, il est l’aîné de deux garçons, son frère Robert (1873-1935) qui sera médecin urologue naquit deux ans après lui. Sa vie comme son œuvre ne se comprennent pas si l’on oublie la maladie, les crises d’asthme des foins (dès 1881) qui induisent d’infinies précautions domestiques à prendre, et l’urgence quasi obsessionnelle d’une œuvre à accomplir. Marcel Proust naît le 10 juillet 1871 à Auteuil, chez son grand-oncle Louis Weil (industriel, il fabriquait des boutons) : sa conception coïncide avec l’imminence du siège de Paris. « Ils étaient comme chez eux dans la propriété d’Auteuil achetée par Louis en 1857 à une actrice, Eugénie Doche, créatrice de "La Dame aux camélias", rapporte Roger Duchêne. Elle s’ouvrait au 96 sur une rue La Fontaine, qui devait son nom à une source et rien au fabuliste, dans un village qui, sans avoir parfaitement conservé le caractère agreste célébré jadis par Boileau, n’était pas encore un quartier de Paris. » En octobre 1882, il entre en cinquième au lycée Condorcet de Paris, où il fera ses études secondaires : cour du Havre, entre deux roulements de tambour, le concierge annonce la rentrée en classe et les proviseurs portent la redingote. En 1888, la littérature réunit les lycéens, Daniel Halévy, Jacques Bizet, Robert de Flers, Robert Dreyfus, Louis de la Salle, Fernand Gregh et Marcel Proust. La bande des 7 s’intéresse aux écrits de Maurice Barrès et d’Anatole France et fonde des revues dont la Revue verte et Lilas (1888), puis Le Banquet (1892). Il se lie bientôt à Gaston de Caillavet, dont la mère tient salon : son ami Jacques Bizet lui fera connaître celui de sa mère, Mme Straus (née Geneviève Halévy), veuve du compositeur de Carmen, qui restera la confidente de l’écrivain jusqu’en 1922. De 1882 à 1889, le lycéen écrit poèmes, pastiches et textes courts (publiés dans la Revue blanche et le journal le Gaulois) et découvre son homosexualité. Il étudie ensuite le droit, les sciences politiques, la philosophie, les lettres, envisage puis rejette les carrières de diplomate, de clerc de notaire et de bibliothécaire à la Mazarine (1891-1895). Ses passions, le plus souvent éphémères, débouchent parfois sur des amitiés durables, comme celle qui l’unit jusqu’à sa mort au compositeur Reynaldo Hahn. Une tenace assiduité aux salons de Mme Aubernon, de la comtesse Laure de Chevigné, de Madeleine Lemaire, de la princesse Mathilde et d’Anna de Noailles élargit le cercle de ses connaissances, aristocrates, femmes et hommes politiques, grands bourgeois et journalistes. En fait, il compte sur les relations nouées dans ces milieux pour s’introduire dans le grand monde. Il met parfois en œuvre la même stratégie auprès de ses amis Alfred Agostinelli, Antoine Bibesco, Léon Daudet, Bertrand de Fénelon, Robert de Montesquiou et amies la comtesse Cordélia Greffulhe, Laure Hayman, Louisa de Mornand, Marie Nordlinger et Jeanne Pouquet.

Le grand œuvre de la Recherche
Le jeune Proust témoigne d’une étonnante érudition. À dix-sept ans, dans un échange de correspondance il conseille à son camarade Daniel Halévy : « Lisez Homère, Platon, Lucrèce, Virgile, Tacite, Shakespeare, Shelley, Emerson, Goethe, La Fontaine, Racine, Villon, Théophile Gautier, Bossuet, La Bruyère, Descartes, Montesquieu, Rousseau, Diderot, Flaubert, Sainte-Beuve, Baudelaire, Renan, France. » Admiratif des écrits de George Sand, Augustin Thierry et George Eliot, il est aussi à l’aise en peinture (il apprécie Ernest Meissonier) qu’en musique (il aime à citer Gounod, Mozart et Wagner). En 1896, à vingt-cinq ans, il publie, en édition de luxe, chez Calmann-Lévy, son premier ouvrage, « Les Plaisirs et les Jours ». Préfacé par Anatole France, ce recueil de nouvelles, d’essais et de vers est accompagné des dessins de Madeleine Lemaire et de la musique de Reynaldo Hahn. Ardent dreyfusard, il se joint aux intellectuels qui demandent la révision du procès du capitaine Alfred Dreyfus le 14 janvier 1898. « Même en désaccord avec la ligne des socialistes anticléricaux, prétend l’auteur, Proust se classe sans ambiguïté parmi les socialistes en disant "nous". Il l’est par souci de justice, et c’est au nom de la justice qu’il accorde au christianisme, malgré ses "dangers", un droit à l’existence et à la liberté que lui contestent ses amis. » En 1899, il établit une étude sur l’œuvre de l’historien anglais John Ruskin, spécialiste d’architecture religieuse dont il préface et traduit certains ouvrages (dont La Bible d’Amiens). Aux Plaisirs et les jours succèdent « Jean Santeuil », ouvrage autobiographique (1896 à 1902) et « Contre Sainte-Beuve » (dès 1908) : aucun des deux ne sera publié de son vivant.
Premier volume d’« À la recherche du temps perdu », « Du côté de chez Swann », parut en 1913, publié à compte d’auteur chez l’éditeur Bernard Grasset. Deuxième volume de la Recherche, « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » (1919) obtint le prix Goncourt, à 6 voix contre 4 qui allèrent aux Croix de bois de Roland Dorgelès. Suivirent « Le Côté de Guermantes » (1921) - dédié à Léon Daudet-, « Sodome et Gomorrhe » (1922) et, après son décès, « La Prisonnière » (1923), « Albertine disparue » (1925) et « Le Temps retrouvé » (1927). Mort d’une pneumonie le 18 novembre 1922, à 51 ans, Marcel Proust ne peut mener à bien la révision des derniers volumes d’« À la recherche du temps perdu » (écrits entre 1906 et 1911) : la publication posthume en est assurée par son frère Robert qui, aidé par Jacques Rivière et Jean Paulhan, à la tête de la Nouvelle Revue française, fait paraître « La Prisonnière », « Albertine disparue » et « Le Temps retrouvé ». « Proust n’avait pas manifesté de volonté pour ses obsèques, indique R. Duchêne. "Bien, dit son frère. Je ferai ce que nous avions fait tous deux pour nos parents." Céleste [Albaret, gouvernante de l’écrivain] s’est trompée en rapportant ces paroles. Adrien seul avait eu des funérailles catholiques. Celles de Marcel eurent lieu quatre jours après sa mort, le 22. Les amis eurent le temps de défiler (Léon Daudet accourut le premier), Helleu, Dunoyer de Segonzac de le dessiner, Man Ray de le photographier. La cérémonie se déroula à Saint-Pierre-de-Chaillot, sa paroisse. L’abbé Delouve prononça son oraison funèbre et donna l’absoute. On joua Pavane pour une infante défunte [de Maurice Ravel]. "Trop de tentures, trop de cierges, trop de musique, écrit Daniel Halévy. Mais il n’aurait pas trouvé que c’était trop." »

Roger Duchêne © Photo Louis Monier, droits réservés

  • Marcel Proust sans masque, par Roger Duchêne, préface d’Hervé Duchêne, Le Passeur éditeur, 1160 pages, 2022.


Varia : la chute de l’icône Staline

« À la mort de Staline, le culte de la personnalité ralentit, les images du dictateur sont de moins en moins visibles. Après le rapport Khrouchtchev (février 1956), elles sont même éliminées. Certains tableaux où Staline apparaissait au côté de Lénine sont retouchés : on fait disparaître son visage en repeignant par-dessus les détails du fond ou bien on le remplace par celui d’un autre. Quant aux grands tableaux dont il est le sujet principal, ils sont relégués dans les réserves des musées. Après la perestroïka (restructuration) et la glasnot (transparence), les élections de 1989 entament un changement radical de la politique du pays. Au cours des années 1990, une métamorphose complète de Moscou se produit. Sur le plan de l’art, les anciens tableaux bannis sont à nouveau accrochés dans la Nouvelle Galerie Tretiakov, non loin de ceux de l’avant-garde russe jadis répudiée comme le Carré noir de Kazimir Malevitch. Dans les jardins proches, au bord de la Moskova, le cimetière des statues déboulonnées… Les tableaux pompiers, léninistes, stalinistes, patriotiques, sont présentés là désormais comme de simples tableaux d’histoire pour lesquels, en effet, on peut à la rigueur les prendre. Autour de Staline et Vorochilov au Kremlin, on découvre ainsi tous les grands tableaux phares du réalisme-socialiste : Le Premier Dirigeable russe, La vie s’améliore, Haut Fourneau, Une rencontre inoubliable, Défilé de l’Armée rouge sur la place Rouge, Staline lisant la Pravda… Les titres et les images peuvent nous faire sourire parce que dans ces paisibles salles de musée, justement, on oublie l’Histoire et ses cauchemars. »
Extrait de « Lumière de l’image, par Alain Jaubert, éditions Gallimard, collection Folio, 384 pages, 2008.



Carnet : Jeanne d’Arc et Malraux
Lorsqu’il parlait de Jeanne d’Arc, il faisait d’elle le symbole de la femme moderne, du courage de la jeunesse, de l’union des Français, et de la tolérance. Qui parle désormais de notre héroïne et en quels termes ? On mesure combien André Malraux (1901-1976) nous manque aujourd’hui.

La critique est aisée…
Il est suspect, paraît-il, d’admirer Michel Tournier, de vénérer Marcel Proust, de louanger François Sureau et quelques autres. Nous ne serions que des « suiveurs », voire des imitateurs dont on attend au virage le prochain roman... Refrain courant, souventes fois colporté par une critique sans bienveillance, à défaut de générosité intellectuelle. « J’ai écrit moi-même des critiques, rappelait l’écrivain britannique Anthony Burgess (1917-1993), et je sais comme il est facile de détester. »

Cité impériale
On parle souvent de Saint-Pétersbourg en ce moment. Vladimir Poutine y est né, ainsi que l’écrivain Joseph Brodsky, Alexis Kossyguine (ancien chef du gouvernement de l’Union soviétique), le peintre Nicolas de Staël et le journaliste Léon Zitrone. Capitale impériale pendant deux siècles, elle s’est faite en un jour. Le 16 mai 1703, Pierre le Grand posa la première pierre d’une ville qui allait naître des marécages de l’embouchure de la Neva. On sait moins que cette cité a été bâtie et décorée par des architectes et des artistes italiens et français : palais de brique, de pierre et de marbre s’y succèdent, le long de larges perspectives et de canaux majestueux que l’hiver recouvre de miroirs aux couleurs du spectre solaire.
(Lundi 11 septembre 2023)

Supplique des Indiens d’Amérique
Dans ses conférences, suivies par le plus grand nombre dans les années 2009-2014, le Comanche Paul Chaat Smith ne mâche pas ses mots : « Durant une décennie, nous sommes invisibles, durant la suivante nous voilà devenus dangereux. Désuets et bizarres, nous sommes un peuple plutôt ennuyeux qui convient aux historiettes pour enfants et aux vacances familiales. Puis tout d’un coup, nous voilà devenus géniaux et mystérieux. Autrefois considérés tellement primitifs que notre statut d’êtres humains à part entière était le sujet d’un débat scientifique, nous sommes maintenant perçus par certains comme les gardiens des secrets de la planète et l’unique espoir d’un monde voué à l’autodestruction. Pourtant nous sommes des gens normaux, mais personne ne veut le reconnaître. »

Effroyable machine !
La télévision nous est-elle devenue indispensable ? Même ceux qui prétendent n’y jeter qu’un œil par mégarde ne peuvent plus se passer de cette machine effroyable qui a la capacité de stopper la pensée et d’écarter l’ennui.

Anniversaire
75 ans aujourd’hui : j’ai beau ne plus être jeune, je cherche toujours mon lance-pierres dans le fond de ma poche.
(Dimanche 17 septembre 2023)



Billet d’humeur

Les 12 animaux du zodiaque

L’origine des signes du zodiaque chinois reste controversée. Certains remontent à la préhistoire, d’autres assurent qu’ils ont été forgés au début du 1er millénaire avant Jésus-Christ par les peuples nomades de Mongolie et du nord de la Chine. Une chose est sûre cependant c’est qu’ils procèdent du culte des animaux, du totémisme et de l’astrologie ancienne, trois entités restées très vivaces dans l’Empire du Milieu. Les douze animaux - douze comme le nombre des constellations circumpolaires - distinguent six paires dont les éléments, à la fois opposés et complémentaires, reflètent les attentes et les aspirations des hommes : l’intelligence du rat est associée à l’assiduité du buffle, le courage du tigre à la prudence du lapin, la force du dragon à la souplesse du serpent, l’endurance du cheval à la douceur de la chèvre, l’habileté du singe à la persévérance du coq, la fidélité du chien à l’amabilité du cochon. Nous savons en outre que dans la cosmologie chinoise quatre animaux définissent les quatre points cardinaux : à l’est le dragon suit l’avènement du printemps, au sud le phénix accompagne l’été, à l’ouest le tigre annonce l’automne, tandis qu’au nord la tortue-serpent escorte l’hiver. Un conte populaire explique de quelle façon a été établi l’ordre zodiacal des animaux. Pour les départager, l’empereur de Jade, puissant souverain de la mythologie chinoise, instaure un concours aux termes duquel les animaux doivent traverser une rivière. Le classement d’arrivée déterminera l’ordre du zodiaque. Très volontaire mais couche-tard invétéré, le chat demande à son ami le rat de le réveiller le lendemain matin. Mais celui-ci, impatient de partir au plus vite, oublie à potron-minet la promesse faite au chat. Au signal du départ donné, le rat saute dans l’oreille du buffle. À l’instant où le bovin atteint l’autre côté de la rivière, le rat bondit hors de son oreille et pose le premier la patte sur la rive opposée. Les autres arrivent au but après une nage forcenée mais non dénuée de chausse-trapes et de ruse. Massif et lent, le cochon arrive le dernier. Ainsi se succèdent le rat, le buffle, le tigre, le lapin, le dragon, le serpent, le cheval, la chèvre, le singe, le coq, le chien et le cochon. La légende affirme que c’est depuis cette époque qu’exclus de la compétition zodiacale le chat se venge en dévorant le rat…



Lecture critique

L’odyssée d’un mécanicien navigant

Étonnante carrière que celle de ce gamin de Toulon, une cité portuaire plantée sur les rives de la Méditerranée au bas du mont Faron. Avec un père gérant à la fois la cantine de la SNCF et un atelier de réparation de matériel photographique au bénéfice des frères Lumière et une mère, Palmyre Piacentini, qui veillait jalousement à l’éducation de leurs quatre garçons, les années d’enfance au Siblas, un quartier des hauts de la ville, ont été déterminantes. Très tôt, elles ont révélé la vocation dévorante de l’un des enfants pour l’aviation. Coup de foudre ? Déclic ? Il y en eut plusieurs pour Jean-Claude Pitra (Toulon, 21 juillet 1937) bouleversé à 5 ans par le sabordement de la flotte française dans la rade toulonnaise le 27 novembre 1942. Assurément, la lecture passionnelle mettant en scène les pionniers des ailes françaises, Mermoz, Saint-Exupéry, Guillaumet, entre autres héros de l’épopée aéropostale a influencé l’adolescent qui a obtenu de ses parents l’autorisation d’intégrer, à 15 ans, l’École des apprentis mécaniciens de la flotte (à Toulon) puis celle de Rochefort (obtention d’un brevet de mécanicien électricien) et à 18 ans l’Escadrille de l’aéronautique navale 58 S à Saint-Raphaël (formation des pilotes d’hélicoptères de la Marine). En 1952, parmi les Dornier, Consolidated et Grumman qu’abritent les hangars de l’arsenal maritime, un hydravion quadrimoteur de grande croisière, posé sur son berceau terrestre à roulettes, arrête ses pas : il est ébloui par les dimensions du monstre, un Breguet 731 « Bellatrix », dont il restera marqué, stigmatisé à vie.

La Grande Île aux merveilles
Le 18 mai 1964, au Bourget, il obtient le brevet et la licence de mécanicien navigant, assortis d’une qualification de type Douglas DC-3 (avion de transport bimoteur à hélices). « Le 18 mai, raconte-t-il, ce fut le lâcher pour quatre stagiaires, avec en filigrane une qualification à venir sur la "baleine" d’Air France, le Breguet 761 "Deux ponts" ! J’y voyais un bon présage, ce gros avion terrestre étant tiré directement des plans de l’hydravion Breguet 731 Bellatrix de ma jeunesse ! » Quelques jours plus tard, au retour d’un vol d’entraînement, on propose au nouvel officier mécanicien navigant (OMN) un détachement temporaire de trois mois sur le réseau DC-3 de la compagnie nationale Air Madagascar : il y restera quatre ans ! En fait, au-delà de l’engouement voué à son activité de mécanicien volant, il éprouve un bonheur rare dans la Grande Île. Il apprend à la mieux connaître, multiplie les rencontres et sympathise avec les autochtones. Sa plume est d’ailleurs alerte, bienveillante, ironique souvent, à livrer ses impressions, ses anecdotes, ses coups de cœur, l’état de ses recherches aussi sur l’histoire et les coutumes de cette nation aux dix-huit ethnies qu’il qualifie de « pays des merveilles ». Tandis que les papangas (busards constituant l’emblème de la compagnie aérienne malgache) tournoient en cercles dans les cieux, il accumule durant ces quatre années trois mille huit cent trente et une heures de vol ; il se prévaut d’avoir mis en route pas loin de quinze mille moteurs en étoiles ! Quelquefois, au retour de mission, « nous ramenions de la côte, se souvient-il avec nostalgie, des tôles ondulées pour couvrir les toits des cases du village, des sacs de ciment ou de plâtre, des médicaments, des pièces détachées, ou bien tout simplement quinze bidons de deux cents litres d’essence, au risque de transformer le DC-3 en briquet volant si notre collègue radionavigant venait à transmettre vers Tananarive son message "opérations normales" en HF [liaison radio haute fréquence], en utilisant son manipulateur de signaux morse, ce qui risquait de provoquer des étincelles ! »

Des hélices aux réacteurs
Des DC-3, DC-4 aux Caravelle et Boeing 707, des hélices aux réacteurs, après une courte étape à la Postale de nuit, l’OMN Pitra rejoint en 1967 la compagnie de ses débuts - Air France et son hippocampe peint sur le nez de ses aéronefs - où il navigue sur les long-courriers desservant les réseaux de l’Atlantique Nord, de l’Atlantique Sud et de l’Extrême-Orient. Parallèlement, il multiplie stages et concours de qualification afin de parfaire sa formation théorique et pratique. Si bien que le 1er octobre 1976 il est nommé inspecteur mécanicien navigant à l’OCV, l’organisme du contrôle en vol qui dépend directement de l’omnipotente Direction générale de l’aviation civile (DGAC). À ce titre, il a l’occasion de voler sur pratiquement tous les avions en service (jusqu’au Canadair des pompiers du ciel) nécessitant la présence d’un officier mécanicien navigant dans l’équipage de conduite, tant civil que militaire. « Dans les années 70, explique-t-il, l’introduction d’avions conçus pour une conduite à deux pilotes, comme le Douglas DC-9 ou le Boeing 737, l’amélioration des moyens de radiocommunication, la généralisation des centrales de navigation à inertie sur long-courriers, laissaient entrevoir une prochaine réduction en matière de composition d’équipage […]. Parallèlement, la forte augmentation du nombre de passagers long-courriers débouchait sur des gros-porteurs comme le Boeing 747, Douglas DC-10 ou Airbus A 300. Ils étaient tous conçus avec un poste latéral OMN spécifique, à l’identique des Boeing 707, 727, et du DC-8, ce qui évitait d’encombrer les panneaux pilotes d’instruments de suivi moteurs, de génération électrique ou hydraulique, de pressurisation, de circuits carburant aux réservoirs multiples. » Est-ce l’usure d’une activité si intense ou bien l’inexorable et despotique évolution du métier qui l’amène à raccrocher ? Admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1994, l’ingénieur navigant de l’Aviation civile (il en a obtenu brevet et licence en décembre 1988) ne quitte pas pour autant le secteur aéronautique. Accueilli à La Ferté-Alais (Essonne) par les mécaniciens bénévoles de l’association « Forteresse toujours volante », il renoue avec les sensations fortes de ses débuts : présenter en meeting aérien le Boeing B-17 G « Pink Lady », vénérable bombardier de la Seconde Guerre mondiale. Cette même année, il a la gorge nouée lorsqu’aux commandes de la « Pink Lady » il survole à basse altitude le village de son enfance, Le Revest-les-Eaux, sa tour carrée médiévale du XIIIe siècle, son lac de barrage aux eaux bleues et l’école où il a appris à lire, à écrire et à compter. « Cinquante ans après le débarquement des troupes alliées sur les plages provençales, se remémore-t-il, je survolais en B-17 le lieu où encore enfant, je suivais les traînées de condensation des bombardiers venus neutraliser Toulon, l’endroit d’où j’avais assisté à la chute d’un B-24 Liberator [Consolidated] dans un bruit effrayant, touché par un obus de la "Flak" [canon antiaérien] allemande qui l’avait coupé en deux, avec les corolles des parachutes descendant lentement et pour l’un d’entre eux, la voilure en torche et en feu, le lieu où j’avais vécu les événements de l’arrivée de ces troupes libératrices ».

  • Au début étaient les mécaniciens - Chroniques du temps des hélices et d’autres temps, par Jean-Claude Pitra, préface de Marc Brandon (commandant de bord, pilote de ligne), éditions J.-P. Otelli, 321 pages, 2022.


Portrait

Le peintre Charlotte Salomon
au cœur d’une enquête de David Foenkinos

« J’ai découvert Charlotte Salomon en 2006, raconte David Foenkinos (Paris, 28 octobre 1974), grâce à une amie qui travaillait au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. Seul dans le musée, devant ses tableaux, j’ai eu un choc. J’ai été totalement ébloui par la beauté de son œuvre et bouleversé par son destin. » Par la suite, l’écrivain a appris quel avait été le sort de cette femme juive allemande, incarcérée dans le camp de Gurs, dans les Pyrénées, puis déportée à Auschwitz où elle est morte dans les chambres à gaz dès son arrivée le 10 octobre 1943 : elle venait de se marier et elle était enceinte. L’artiste s’était réfugiée les trois années précédentes dans le sud de la France, à Villefranche-sur-Mer, Nice et Saint-Jean-Cap-Ferrat, réalisant sous le ciel azuréen près de 800 gouaches et aquarelles sur papier, peintures autobiographiques qu’elle a elle-même légendées, l’ensemble intitulé « Leben ? oder Theater ? » (littéralement « Vie ? ou Théâtre ? »). Pendant huit ans, David Foenkinos a enquêté sur la vie, le parcours, les amis, la famille de Charlotte Salomon - notamment au côté de Christian Kolb qui traduit ses romans en allemand -, poussant ses investigations jusqu’à se rendre dans tous les endroits où elle avait vécu et travaillé, rencontrant à défaut des parents ou des témoins du peintre leurs descendants. « Charlotte » est le résultat romancé de ces recherches patientes. L’ouvrage présente l’originalité de mettre en scène la double interlocution de l’auteur et du récitant au gré de phrases courtes et nerveuses, chacune systématiquement suivie d’un retour à la ligne. Les ombres, la peur, la violence et la tragédie constellent les 250 pages du corpus. Le chromatisme des illustrations tempère à peine la tristesse du récit au dénouement inéluctable. Charlotte Salomon est née le 16 avril 1917 à Berlin. Sa mère Franziska se suicide peu après. Chirurgien, son père Albert Salomon enseigne à l’université Humboldt de médecine. Il se remarie avec Paula Lindberg. Juive pratiquante, la cantatrice fait entrer la vie culturelle de Berlin dans l’appartement du 15 de la Wielandstrasse encore hanté par l’âme de la défunte : « Paula invite des célébrités, narre David Foenkinos. On y croise le fameux Albert Einstein. L’architecte Erich Mendelsohn. Ou encore Albert Schweitzer ». En janvier 1933, le bruit des bottes nazies annonce les premières mesures antijuives : Paula n’a plus le droit de chanter en public, Albert est privé de sa licence d’enseignement et Charlotte commence à dessiner. Soutenue par le professeur Ludwig Bartning, elle est admise aux Beaux-Arts de Berlin où elle sympathise avec Barbara, la blonde aryenne qui recevra le premier prix de l’académie berlinoise à sa place ! « Elle trouve une voie entre l’académisme étudié et les modernes, lit-on à ce sujet. Elle admire profondément Van Gogh, découvre Chagall. Elle vénère Emil Nolde dont elle vient de lire cette phrase : "J’aime qu’un tableau ait l’air de s’être peint lui-même". Il y a aussi Munch bien sûr. Ainsi que Kokoschka et Beckmann. Plus rien ne compte que la peinture. C’est devenu une obsession. » Élève aux beaux-arts et musicien, son ami Alfred Wolfsohn l’encourage dans ses travaux et lui propose d’illustrer son prochain roman. En 1938, sans la moindre explication, Albert Salomon est jeté à Sachsenhausen, un camp de concentration établi au nord de Berlin. À son retour, terriblement marqué par les sévices de la claustration, il supplie sa fille de fuir l’Allemagne comme lui avaient conseillé peu avant ses grands-parents maternels, Marianne et Ludwig Grunwald. Charlotte décide de s’exiler en gagnant la France. Sur le quai de la gare, Alfred lui adresse la plus belle des suppliques : « Puisses-tu ne jamais oublier que je crois en toi ». Quelques années s’écoulent et Charlotte épouse en juin 1943 à Nice Alexandre Nagler qui a été le compagnon d’Ottilie Moore ; Américaine d’origine allemande, c’est elle qui a accueilli les Salomon en fuite dans sa propriété de l’Ermitage à Villefranche-sur-Mer. Une fois la paix revenue, Paula et Albert Salomon qui se sont installés à Amsterdam apprennent la mort de Charlotte et de son mari. En 1947, ils partent sur leurs traces et reviennent à l’Ermitage où Ottilie Moore leur raconte les événements survenus du vivant de Charlotte. Un autre témoin a rejoint le groupe à l’Ermitage, le docteur Georges Moridis qui encouragea jadis Charlotte dans ses travaux plastiques. Quelques mois auparavant, il avait remis à Ottilie la valise contenant les quelque 800 peintures de « Vie ? ou Théâtre ? », l’ensemble que le peintre avait confié au médecin avant d’être déportée : en lui tendant la valise, elle lui avait dit : « Gardez-les bien, c’est toute ma vie ». La découverte de l’autobiographie peinte est un choc terrible pour Paula et Albert. En 1961, les dessins et peintures de Charlotte Salomon seront partiellement exposés. D’autres manifestations suivront en Europe et aux États-Unis et « Vie ? ou Théâtre ? » fera l’objet d’un livre, traduit en plusieurs langues. En 1971, les Salomon, vieillissants, lèguent l’œuvre de Charlotte Salomon au Musée juif d’Amsterdam. Albert meurt en 1976, Paula le rejoint en 2000 : ils reposent dans un cimetière tout près de leur ville d’adoption. Professeur de chant à Londres où il réside, Alfred Wolfsohn reçoit en 1961 un catalogue d’exposition consacrée à son amie. La centaine d’œuvres qui sont reproduites lui procure une émotion intense et douloureuse. En parcourant l’ouvrage, « il voit son visage partout. Son visage et ses mots. Toutes ses théories. Toutes leurs conversations. Jamais il n’aurait pensé avoir eu une telle influence ? Charlotte semble obsédée par lui, par leur histoire. Alfred ressent une brûlure dans tout le corps. Comme si quelque chose l’attrapait par la nuque. Il s’allonge sur son canapé. Et demeure prostré pendant plusieurs jours […]. Un an plus tard, en 1962, Alfred meurt. On le retrouve tout habillé sur son lit. Il a l’allure d’un homme qui part en voyage. »

David Foenkinos © Photo X, droits réservés

  • Charlotte, par David Foenkinos, avec des gouaches (au nombre de 49) de Charlotte Salomon, éditions Gallimard, collection Folio, 256 pages, 2016.

Lecture complémentaire :

  • « David Foenkinos : "J’ai une énergie de survivant" », entretien de l’auteur recueilli par Pascale Krémer, quotidien Le Monde, dimanche 16 et lundi 17 septembre 2018.


Varia : le coq, un oiseau plein de feu !

« "Le coq, un oiseau plein de feu !" dit la fermière. "Il est plein de feu, disent les Guèbres, son œil lance des éclairs." - "Il est, disent les Chinois, plein de feu, plein de soleil." En lui se concentre l’énergie du Sud. La lumière qui flambe en ses plumes et brûle en son cœur, lui donne la connaissance du temps, et c’est pour cela qu’il marque les veilles de la nuit. Du soleil, encore invisible, il suit les étapes, il chante pour l’encourager et l’exciter. Ainsi, certaines fontaines situées en plein continent, passent pour communiquer avec la mer, marquer les calmes et les tempêtes, les flux et reflux de l’Océan. Émanation solaire, notre oiseau naquit d’un rayon, d’une étincelle échappée à l’Astre du jour. Il abonde en sperme, il se montre mâle puissant et vaillant guerrier. Pourquoi ? Parce qu’il est apparenté aux dieux de la foudre et de la lumière. Aussi cousine-t-il avec toutes les divinités. En premier lieu, voici la grande divinité des Aryas, le fulgurant Indra, qui prend la forme de Krikavâta pour visiter la belle Ahalya. Ainsi se glissait, déguisé en cygne, l’Olympien Zeus auprès de Léda. Après avoir dégrafé son manteau de cérémonie, Jupiter laisse volontiers son aigle sur le piton de l’Olympe, et va se promener avec Chanteclair. Il se reconnaît en son compère, se regarde par le petit bout de la lorgnette. Apollon l’a aussi pour ami particulier, le fait percher sur son doigt, sur son épaule ou sur le timon de son char. Le sombre Hadès, Jupiter infernal, a voulu l’avoir aussi, Perséphone pareillement. Il est appelé "poussin d’Arès" dans la comédie des Oiseaux. Il personnifie Agôn, ou le Génie de la Lutte. Au dire de Pline, on l’associait à Mars, à cause de sa vigilance, de son ardeur guerrière et parce que son chant annonce la victoire. Ensuite à Esculape. Puis à la Déesse de la Nuit, ainsi qu’aux Lares, avec lesquels il partage la garde de la maison. Il ne pouvait manquer dans la compagnie d’Hermès, le dieu de l’Air et du Vent. Et Minerve, la sage Minerve elle-même, n’a pas dédaigné d’en orner son casque ; elle y a droit en tant que fille de Jupiter et sa personnification féminine. D’ailleurs, elle a un faible pour le panache, se donne souvent un cimier exagéré. Aux jeux panathénaïques, elle présidait entre deux gélins. Et puis, il lui déplaisait d’être trop souvent appelée du nom de la Chouette, ce ténébreux volatile. Car si elle est habile à surprendre l’ennemi pendant la nuit, la vierge guerrière ne redoute pas d’attaquer les bataillons en plein jour. La diplomate, héroïne à ses heures, répond volontiers au nom d’Athéné Promakhos, ou de "l’Avant-Garde", titre qu’elle reçut, quand à la tête des vaillants de la Grèce, elle s’élança contre l’armée de Perses à la journée de Marathon. »
Extrait de « Le coq », in La Société Nouvelle, n° CVI, 1893, issu de l’ouvrage d’Élie Reclus (1827-1904), « Les Croyances populaires et autres pages retrouvées », textes choisis et présentés par Joël Cornuault, Librairie La Brèche & Pierre Mainard, 56 pages, 2001.

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