Frédéric Queloz a dix-sept ans. Les mutations professionnelles
de son père, un Suisse qui travaille pour une banque, l'ont amené
à déménager avec sa famille plusieurs fois. Après Paris
où sa mère, française, lui a donné naissance, il
a ainsi vécu à Oslo, puis Berlin, avant de se retrouver depuis
peu à Tel-Aviv. Il en résulte très rapidement pour le narrateur
un décalage par rapport à son environnement accompagné
d'une certaine perte de sens. D'un déracinement à l'autre, cet
aîné d'une fratrie de trois enfants est devenu fragile, un gamin
hypersensible à l'équilibre précaire, obsessionnel, replié
sur lui-même et craintif du monde.
"Tout n'a rien d'un conte de fées. Chaque jour de la vie de chaque
enfant qui a grandi se charge de le lui rappeler. Au cas où il tenterait
de l'oublier."
L'adolescence aidant, avec ses transformations physiques et son cortège
d'angoisses face aux autres et au monde, il se cherche, s'égare, rejette
sa famille en général et hait son petit frère de dix ans
en particulier. Il a de lourds problèmes de communication, ne comprenant
les paroles qu'on lui adresse qu'une fois enregistrées dans son petit
dictaphone et retranscrites dans son carnet. C'est que les mots lui parviennent
dans un désordre complet et qu'il ne saisit le sens des phrases prononcées
qu'une fois écrites : "Le son des mots prononcés me cache
ce qu'ils disent."
Face au contexte extérieur dont il n'a pas les clefs, il se rattache
à certaines "manies", comme pour se rassurer, pour sentir qu'il
maîtrise encore quelque chose. Un garçon singulier dont le comportement
inquiète sérieusement la mère.
A Tel-Aviv, le jeune homme s'interroge sur ce pays particulier qui le renvoie
à ses propres problèmes d'identité. "Il faut que
j'ouvre une porte qui s'ouvre devant moi."
Après avoir appris le norvégien, l'anglais, l'allemand, l'hébreu
est une révélation : "Peut-être que l'hébreu
est la solution à mes questions, la langue qui est faite pour moi"
se dit-il lorsqu'il découvre que cette langue se lit "à l'envers",
de droite à gauche, que le mot visage y est un mot pluriel, que le verbe
être ne s'y conjugue pas au présent.
Cette nouvelle langue va l'aider à tenter d'apprivoiser l'espace autour
de lui. Pour l'accompagner dans son processus d'appropriation, il y a Mme Lev
et Mme Masri avec lesquelles il s'entretient et dont il enregistre les conversations.
"Madame Lev n'a pas vu Berlin depuis 1942. Elle a un numéro tatoué
sur le bras. [...] Au-dessous vivent M. et Mme Masri. Nous nous parlons en français.
Ils ont été contraints de quitter l'Égypte pendant les
années 1950."
Mais surtout, pour le guider et lui prendre la main, il se fabrique un illustre
ami imaginaire, Benjamin (Theodor) Herz, théoricien sioniste surgi de
l'au-delà pour l'assister.
"Benjamin a cherché la solution de la question juive (die lösung
der judenfrage), il l'a trouvée. Il nous faut un pays a-t-il proclamé.
[...] Adolph Hitler est venu après, chronologiquement. Il lui a suffi
de coller le mot FIN au mot SOLUTION. [...] Die lösung der judenfrage est
devenue die endlösung der judenfrage, la solution finale de la question
juive, la mort."
Israël lui semble alors le pays de tous les possibles, le lieu et la langue
qu'il pourrait peut-être enfin faire siens, parce que si proches de lui
dans leurs rapports complexes à l'identité, au territoire et à
l'appartenance.
"Je viens pour mettre mes mains au service du nouveau pays ancien, je
lui donne toutes mes capacités, (
) je viens construire notre démocratie,
je suis un jeune homme plein de force, j'ai mes qualités et mes défauts
comme chacun, ni plus, ni moins."
Mais comment marcher dans les rues de Tel-Aviv avec la carte de Tel-Aviv imprimée
sur les tongs offertes par sa sur pour ses dix-huit ans ? Comment éviter
d'être englouti dans le sable qui s'échappe des blessures ouvertes
par les travaux d'urbanisme sur la voirie ?
"Ce territoire, j'y ai vécu pendant l'éternité
qui sépare le moment où je l'ai reconnu comme étant mon
territoire et l'avènement de la catastrophe. [...] J'aurais dû chercher
à imaginer sur place comment j'aurais pu cohabiter avec les autres. [...]
Il suffirait de constater que cet espace est forcément partagé
[...] Il suffirait de voir l'autre, tous les gens qui sont l'autre, tous les
gens qui vivent sur le même territoire, éventuellement le considèrent
comme le leur, pour savoir qu'aucun espace n'est le mien."
Devant les difficultés, l'adolescent plonge et constate amer : "Mon
trousseau de clefs est tout ce que j'ai pu emporter quand on m'a arraché
à mon pays. Pour le reste j'ai tout perdu."
Le récit alterne entre la narration de Frédéric sur son
passé, sa famille, son mal-être d'adolescent et sa découverte
intériorisée de sa nouvelle terre d'accueil. C'est alors un vrai
parallèle qui est filé par l'auteur entre l'être en devenir
et le pays en construction dans leur fragilité, leur quête d'identité,
leur besoin d'affirmation, leur obstination et leur folie. L'intime et l'histoire
se confrontent à travers un regard décalé et naïf
qui pointe l'étrangeté des choses sans y chercher toujours sens
ou cohérence. Le narrateur avec son dictaphone prend le pouls de la cité,
vole la parole des habitants dans le contexte singulier de chacun mais jamais
ne s'aventure à donner un avis tranché. C'est que la question
du territoire est à la fois personnelle et universelle.
Ici tout se joue en délicatesse, en tiroirs à double fond. Le
récit initiatique douloureux de Frédéric dans sa quête
d'identité et de territoire croise l'histoire constitutive d'Israël
jusqu'à se confondre avec elle. Un éclairage indirect et original
sur les problématiques de la colonisation, de la construction du mur
(en écho à celui de Berlin où l'adolescent a vécu),
de la violence personnelle à celle du conflit israélo-palestinien.
Une superbe illustration d'un champ de bataille, intime ou historique, dans
les peurs réciproques et leur irrationalité partagée.
Dans ce sixième roman, Denis Lachaud, à tâtons dans l'obscurité,
avec pour seule lumière la langue, les mots, l'écoute respectueuse
des tempêtes intérieures, dans cette ville "symbole"
ici ramenée à une réalité protéiforme, sort
du prêt-à-penser habituel imposé sur ce conflit en effervescence
depuis plus de cinquante ans, pour y introduire de l'humain et des questions.
Il en résulte un roman original, riche et attachant, où le lecteur
qui se laisse embarquer dans ce voyage duel, reste suspendu comme au-dessus
d'un gouffre, avec émotion. Une totale réussite !
Dominique Baillon-Lalande
(03/10/11)