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Jordan HARPER


Le dernier roi de Californie


Luke Crosswhite, un jeune homme de grande taille mais frêle d’aspect, roule vers la Californie depuis plus de seize heures avec une flore intestinale qui se rebelle et des brûlures d’estomac. Il retourne chez lui, « Chez lui. Enfin ça l’était à une époque […] Dans son cou, son pouls cogne demi-tour demi-tour demi-tour. Demi-tour pour où ? ». Enfin arrivé, un gamin crasseux apparaît dans le faisceau des phares, un fusil en main, accompagné d’un pitbull. « Tu t’es gouré d’endroit. » Ce surprenant accueil prélude à l’introduction de Luke dans une singulière famille. Sous la menace de l’arme de Sam, en fait un adolescent, Luke décline son identité. « T’es Luke Crosswhite ? [...] Kathy a dit que t’allais débarquer. Mais j’ai cru que c’était la semaine prochaine. Tu vas à la fac, c’est ça ? » Luke y allait. « Après le lycée, il a emménagé à Colorado Spring, à quelques villes de la famille de sa mère qui l’avait nourri, blanchi et lui avait évité de se retrouver en foyer d’accueil sans se donner plus de mal que ça. » Il avait même une petite amie qu’il a délaissée, puis il a séché une première fois ses cours de maths. De fil en aiguille, il a laissé tomber les études, puis son boulot et n’a plus payé son loyer. « Ce n’est qu’après avoir laissé la situation pourrir sans retour en arrière possible qu’il s’est rendu compte qu’il devait s’enfuir. » Le seul endroit qui lui est venu à l’esprit a été sa famille paternelle. « T’es au courant de ce qu’on fait, ici ? », lui demande Sam. « Alors tu comptes faire partie du Combine ?» Luke avoue être juste venu trouver un endroit pour dormir. Ce refuge provisoire, en réponse, maison du père de Luke purgeant une peine de prison pour encore dix ans, désappointe Sam. En même temps, il se rappelle ce qu’on lui a raconté sur Luke. « Oh putain. Tétais là. À Arrowhead. » Sam baisse son arme. À son tour, il se présente avec sa chienne, Manson, une vraie tueuse, « Sauf qu’elle ne le sait pas » et souhaite la bienvenue à Luke par une formule : « Sang et amour. »

"Sang et amour." En trois mots se résume la devise incantatoire servant de lien à cette famille particulière, le Combine, clan composé de coupe-jarrets, et surtout une belle brochette de marginaux, voire d’asociaux, autrefois fondée et dirigée par le père de Luke, Big Bobby Crosswhite. On comprend, un peu, la réticence de Luke à revenir chez lui, un endroit dont il garde seulement des souvenirs de très jeune enfant qui a vécu un épisode traumatisant, celui d’Arrowhead où son père, un colosse respecté et considéré comme un roi par son entourage, l’avait emmené. Big Bobby en prison, son frère Del, même gabarit, régente les affaires courantes en compagnie de son épouse Kathy. Il rappelle à Luke son ascendance. Sa tante insiste en répétant que son père l’aime, sachant que Luke a coupé les relations avec son père. L’évocation du lien filial lui donne la nausée. Del accueille sans enthousiasme ce prince héritier aux petits pieds comme le fils prodigue.
« – Alors comme ça t’as pas fini major de promo ? demande Del.
– Pas vraiment, non.
– Les études, c’est l’arnaque, petit. La seule chose qu’ils t’apprennent, c’est à vivre selon leurs règles et à obéir.
– Et c’est maintenant que tu me le dis. »

Ce retour marque pour Luke son échec à vivre normalement et, en même temps, constitue une aberration. « C’était une erreur de revenir. Cet endroit est trop proche de la connexion avec cet autre monde, celui où le temps s’écoule en boucles brèves, où il fait toujours nuit, toujours chaud, où il y a du sang et de l’os sur le trottoir. » À Arrowhead, Luke a assisté au meurtre d’un pauvre gars, tué sauvagement par son père en lui explosant le crâne sur le trottoir pour un motif dérisoire. Depuis, le traumatisme infantile inocule en Luke une perte de confiance avec l’impression d’être un ectoplasme en recherche d’identité. Le sentiment va s’amplifier avec l’apparition de Curtis qui a rejoint le clan récemment. Ce dernier a partagé la cellule de Big Bobby et même bénéficié de sa protection. Curtis a intégré le Combine, adoubé pratiquement comme un fils adoptif. Luke voit une sorte de double, beaucoup plus costaud que lui, avec cette irrésistible impression d’usurpation. Curtis occupe la chambre de Luke enfant. À cette période du règne paternel, l’entourage de Big Bobby voyait en Luke le successeur.
« – Tu nous rejoins dans le Combine, au moins ? lui demande Curtis.
– Ne le brusque pas, dit Del.
Luke l’entend comme un avertissement.
– Mais on a besoin de toi, frangin. Le paysage est en train de changer. Y a des cailloux qui dévalent la montagne. C’est peut-être pas grand-chose. Ou alors une avalanche se prépare. »

Et l’avalanche menace lorsqu’un certain Beast Daniels, avec sur son biceps gauche quatre éclairs tatoués, un pour chaque meurtre commis, ambitionne de devenir le parrain de tous les malfamés de la région, à la tête d’un groupe de dégénérés et de suprématistes blancs. Il vient d’infliger une mort atroce à un homme en le clouant vivant en croix dans sa caravane à laquelle il a mis le feu. Cette mort barbare signe sa volonté de régner, et un avertissement aux réticents, notamment au Combine qui refuse toute allégeance. Le clan se prépare à la guerre. Elle éclate quand le garage servant de couverture aux affaires du Combine est réduit en cendres. Après bien des tergiversations, Luke intègre le Combine et prend part aux décisions. Les membres d’abord méfiants, le reconnaissent comme l’un des leurs après un affrontement violent entre Luke et Curtis. Luke pensait résoudre un désaccord en discutant. Curtis n’a pas le même sens de la dialectique et laisse Luke très amoché et comateux. Pourtant Luke gagne le respect du clan par sa ténacité et, ainsi, reconnu digne de son père en défendant son point de vue sous l’avalanche de coups ravageurs. Toutefois, l’unité du groupe n’est qu’apparence. Il existe des voix très dissonantes au sein de la famille notamment en la personne de Callie, une dealeuse et fausse cousine de Luke, amoureuse de Pretty Baby, un marginal qui aime seulement sniffer. En fait, un garçon aux manières tendres et non violentes. Pour cette raison, il a gagné le cœur de Callie, mais pas de tout le Combine. Callie et lui veulent fuir cette violence en montant une dernière arnaque. Luke aime bien Callie, enfants, ils jouaient ensemble, et il apprécie Pretty Baby pour sa candeur. Aussi, la mort ignominieuse de Pretty Baby qui semble signée Beast Daniels, le révulse.

La violence est au cœur d’un récit percutant et infernal et à la lecture diaboliquement entraînante. Jordan Harper y dépeint un monde individualiste impitoyable et un jeu de la concurrence et de la domination poussé jusqu’à la sauvagerie. Des êtres emplis de désirs primaires, sachant pourtant leurs rêves illusoires. Les personnages ne connaissent que la manière forte pour s’exprimer. Quand parole il y a, elle sert uniquement à véhiculer entre eux des rumeurs aux allures de légendes. Elles sont surtout des réalités arrangées, fragiles, prêtes à se fissurer et cependant le ciment d’une indispensable cohésion d’abord pour leur assemblée, et face à l’adversité de Beast Daniels. Quand Luke comprend toute la part de mensonges et de manipulations pouvant l’entraîner dans une descente aux enfers, il réagit et veut également donner une chance à Callie. Figures mi-anges, mi-démons, en contrepoint d’un univers noir, « Sang et amour », synonyme de liens mortifères, peut-il prendre un autre sens pour Luke et Callie quand « Le dernier roi de Californie », tout en purgeant sa peine de prison, manipule à distance ses sujets ?

Michel Martinelli 
(30/08/24)    



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Noir & polar








Actes Sud

(Avril 2024)
320 pages - 22,50 €

Version numérique
14,99 €


Traduction de l’anglais
(États-Unis) :
Laure Manceau











Jordan Harper
a travaillé dans la pub,
a été critique de rock et scénariste de séries télé, notamment The Mentalist.












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