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Véronique OLMI


Le courage des innocents

Quand Ben, vingt-trois ans activiste qui vit de petits boulots et met pacifiquement sa vie au service de l’action écologique et humanitaire, apprend que la garde de Jimmy, ce demi-frère de treize ans son cadet qu’il considère comme son fils-frère a, après moult avertissements de l’administration, été retiré à son alcoolique de père et placé en famille d’accueil, il vacille. L’activiste altermondialiste fiché par la police se sent coupable d’être parti après le décès de leur mère pour tracer son propre chemin et de s’être depuis trois ans contenté de prendre des nouvelles par téléphone au lieu de se déplacer dans le Sud où le père avait ouvert un petit commerce. Il enrage aussi contre le musicien dont l’alcoolisme a depuis toujours pourri l’existence des deux enfants et de leur mère qui ne lui a rien dit du placement de Jimmy mais aussi contre lui-même qui aurait dû s’alerter de l’absence à la maison du petit lors de ses derniers appels à son beau-père. Alors, Ben n’hésite pas. Il suit son instinct et roule vers le Sud pour retrouver Jimmy et l’embarquer avec lui. N’est-ce pas ce que leur mère à tous deux aurait voulu, que le grand protège le petit ? Grace à ses contacts amicaux dans le réseau militant Ben obtiendra rapidement des renseignements complémentaires comme le nom de la commune où son frère, soumis comme tous ceux de son âge à la scolarité obligatoire, se rend chaque jour. Dès son arrivée Ben se trouve une planque face à la cour pour faire discrètement le guet jusqu’à l’heure de la récréation pour y vérifier la présence de son cadet. Ne lui restera plus tard qu’à suivre le minibus qui effectue la tournée de ramassage en direction des foyers ou des familles d’accueil pour savoir où l’enfant est hébergé. Passer un message ou parler au petit s’avérera cependant plus compliqué. Quand enfin l’opportunité s’en présente lors d’une livraison de légumes à la cantine à la stupéfaction de son « sauveur » l’enfant se met à fuir en criant. Si Ben en est quelque peu secoué il n’est pas homme à reculer et, aidé par le hasard des rencontres il parvient à se faire embaucher du jour au lendemain comme veilleur de nuit intérimaire au foyer qui accueille Jimmy. Une fois sur place il lui sera facile de se glisser discrètement auprès de lui pour l’informer de ses intentions. Un grand moment de tendresse et de joie partagée pour Ben qui ne se doute pas un instant que ses rêves pourraient très prochainement se fracasser contre le réel. Son immersion brutale dans ce monde des enfants placés lui fera prendre conscience à fois de l’ambivalence des pensionnaires et en particulier de celle des sentiments de son frangin mais aussi de la réalité duelle et brutale de l’institution, du foyer et des familles d’accueil, du quotidien sous tension des uns et des autres, de la violence de ceux qu’on appelle « les incassables », dans les dossiers, on écrit « cas complexes », c’est plus correct. Alors, sans perdre son but de vue, il prend le temps d’observer les gamins pour, au-delà des apparences et de leur souffrance, tenter de deviner en chacun la part d’humanité, de fragilité et de singularité. Conséquemment, cette découverte du fonctionnement et des dysfonctionnements de ce foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance et à sa cohabitation plusieurs mois avec les enfants du manque et de l’infortune ballottés de foyers en familles d'accueil, ont profondément marqué et changé Ben. « Il ne voulait plus être dans la clandestinité, dans la peur d’une arrestation, dans la débrouille. Il voulait au grand jour affirmer un idéal, et en toute légalité ». Alors, puisqu’un quart des SDF qui vivent dans la rue sont des jeunes majeurs sortis des dispositifs de l’ASE, avec l’aide de son vieux complice Medhi, il décide de monter une association d’aide et d’accompagnement qui s’attache à leur procurer un logement, une formation et par là faciliter leur insertion. La France est belle mais c’est aussi un pays de façade. On vit dans un décor qui va s’effondrer et on fait comme si tout allait bien, comme si ce pays était riche et égalitaire, mais c’est faux. Une partie des gens ont faim, c’est ça la réalité.

Le temps passe. Ben a vu ses relations familiales avec Fred et Jimmy, revenus s’installer en région parisienne, s’apaiser et se renforcer. Il est aussi resté en lien étroit avec Anna, la jeune photographe rencontrée lors de son projet d’enlèvement avec laquelle il entretient une amitié amoureuse. Au décès de son père, Jimmy, aidé par son frère, a été accepté en apprentissage dans un refuge pour chevaux où il semble s’épanouir. C’est dans cette période stable de relative sédentarisation qu’une dizaine d’années plus tard, Ben plus engagé que jamais dans l’aide à l’enfance décide sur un coup de tête et sans en parler à personne, comme embarqué par un appel secret, de monter dans l’autobus où il vient de charger des cartons de médicaments pédiatriques à destination de Kyiv dans l’Ukraine en guerre. Il y fera connaissance avec Sofia, passagère ukrainienne vivant en France, venue chercher sa fille et sa mère pour les exfiltrer en France qui lui a taxé deux cartons pour Kherson qui lui servira de guide dans ce monde inconnu. Si parvenu à Lviv après avoir délivré sans encombre aux ONG venues les chercher les cartons pour Kyiv, il accepte dans un élan humanitaire la proposition de l’une d’entre elles de se joindre à eux, il leur fera faux bon quelques heures plus tard, comme il l’a précédemment fait avec le chauffeur de bus qui lui proposait de le ramener en France avec les femmes et des enfants fuyant la guerre dans leur pays, pour accompagner Sofia dans la ville occupée de Kherson. Sur place, « la ville est envahie par deux présences inévitables, les Russes et les fantômes des absents (…) Pour l’envahisseur chaque soumission, chaque rabaissement est une victoire, et ici on ne pleure pas seulement les morts, on pleure aussi les vivants. Tant de femmes, de filles, de petites filles sont prises et saccagées, le viol est la marque de la haine et de la puissance. Les miliciens de Kadyrov en font des mises en scène qu’ils filment et diffusent, de vrais guerriers capables du pire, et qu’on paye pour cela ». Révolté par les violences et l’injustice qui lui sont rapportées, Ben se joint à Sofia et ses amis pour défier l’occupant en manifestant sur la place de la Liberté, violant le couvre-feu, fréquentant les bars clandestins où l’opposition s’organise au risque de se faire arrêter, interroger voire torturer. C’est sa découverte accablante de la déportation d’enfants ukrainiens enlevés dans les hôpitaux, les foyers d’accueil, les centres de vacances, lors des contrôles aux frontières, dans les camps de réfugiés ou les ruines qui n’ont que peu filtré sur les réseaux sociaux qui le décidera à intégrer les résistants qui sollicitent son aide. « Pour éradiquer l’identité ukrainienne. Les enfants sont transformés en butin de guerre. L’enfant est le territoire à conquérir (…) pour Poutine, le territoire, c’est l’enfant. C’est l’enfant que l’envahisseur prend et qu’il s’approprie, c’est l’enfant qu’il rééduque et qu’il transforme (…) ça fait huit ans que les enfants du Donbass sont déportés par dizaines de milliers. Moscou se vante d’avoir évacué plus de 740 000 enfants ukrainiens sur le sol russe ». Comment aurait-il pu se débiner quand la vie des enfants de plus de quinze ans enrôlés de force dans des camps militaires où on leur apprend à combattre contre les leurs est en danger. Quand l’identité des bébés et des enfants en bas âge est falsifiée pour lors d’un aller sans retour sur le sol russe les faire adopter par des familles ou les scolariser dans des orphelinats qui s’apparentent à des centres de russification pour les plus âgés non adoptables ? Comment ne pas être révolté face à cette stratégie mise en place pour détruire à court terme la population et la culture ukrainiennes tout en luttant contre l’effondrement démographique russe ? Alors Ben une fois de plus n’écoute que son cœur, fonce tête baissée et accepte les missions du réseau des Ukrainiens qui cachent, soignent et exfiltrent les orphelins et les enfants abandonnés qu’ils retrouvent ou qui leur sont déposés pour leur éviter le sort des 20 000 enfants kidnappés et déportés depuis le début de la guerre. Au foyer il partage le quotidien de ces gamins enfermés dans des caves la faim au ventre, qui ne vont plus à l'école et ne voient plus la lumière du jour. Comment se procurer de l’insuline pour le petit garçon diabétique ? Quand Ben l’étranger plus libre de ses mouvements part en chercher avec une fausse ordonnance à l’hôpital, il y aperçoit dans la maternité deux élégantes femmes russes tourner autour des nouveau-nés comme si elles étaient dans un magasin. Écœuré par ce qu’il a vu à l’hôpital et au barrage de police, il s’engage plus avant en acceptant la délicate mission d’exfiltrer Maya, une petite de trois ans qu’il doit en bus ramener chez une cousine dans une zone éloignée mais non occupée et plus sûre en la faisant grâce à des faux papiers passer pour sa fille. Elle est comme un objet qu’on déplace, un animal qu’on bouscule. Qui lui donnera envie de grandir ? Qui s’émerveillera de sa présence ? (...) il le sait bien, qui sauve une vie sauve l'humanité tout entière.

                         Que ce soit en France dans la première partie ou en Ukraine dans la deuxième, c’est pareillement l’enfance en danger et le silence qui entoure ces états de fait qui dans Le courage des innocents pareillement s’exposent. Avec un rythme soutenu ce roman porté par le personnage de Ben de la première à la dernière ligne atteint son objectif de nous alerter sur les défaillances de notre système d’aide à l’enfance, l’ASE (Aide Sociale à l’enfance), qui manquant cruellement de place en foyer et en familles d’accueil, ajoutant des matelas au sol dans les couloirs ou hébergeant les plus grands sans réelle prise en charge dans d’anciens hôtels faute mieux, sans oublier ceux qui à leur majorité sont jetés dans la rue sans ressources. Malgré certains épisodes tragiques dont la presse s’est fait écho récemment, cela ne fait pas vraiment sujet et rien ne semble fait pour pallier à ce déficit de place, de personnel et, à défaut d’un budget adéquat, de volonté publique d’y remédier urgemment. L’enrôlement d’enfants-soldats comme « chair à canon » lors des guerres de ces cinquante dernières années n’est pas non plus une nouveauté mais qu’un pays comme la Russie s’y livre avec les adolescents ukrainiens reste plus confidentiel. Quant au kidnapping des petits Ukrainiens pour adoption et/ou russification dénoncé ici, sauf de rares mentions aux infos d’orphelins ukrainiens évacués des zones occupées par les Russes et d’autres partis en colonie de vacances et jamais revenus, c’est assurément un des aspect occultés de cette guerre que Véronique met ainsi sous les projecteurs.

Pour établir les bases de ce double plaidoyer qui on le comprend vite n’en fait qu’un et qui n’a assurément rien d’autobiographique, Véronique Olmi croise habilement les techniques, celle du journaliste avec une enquête de terrain (pour l’ASE), celle du chercheur ou de l’essayiste par un travail de recherche documentaire approfondi, celle du lanceur d’alerte et d’une militante des droits des enfants, qu’avec son talent de romancière elle combine avec l’émotion et la liberté de la fiction. Et si les personnages de Benjamin dit Ben, le jeune homme naïf, spontané et révolté qui se laisse guider par ses intuitions et ses sentiments (Est-ce l'amour ou la rage qui lui donne cet élan, cette envie de lutter et de réparer les injustices du monde ?) et probablement Anna, cette complice amoureuse qui parcourt le monde (Australie, désert de Tirari, Afrique du Sud) avec son appareil photo pour y traquer des traces d’humanité avant de s’intéresser exclusivement aux visages, semblent fort relever de la pure imagination de l’autrice, on sent bien que les enfants du foyer sont eux imprégnés des témoignages et des paroles mêmes des enfants placés récoltés lors de son enquête. La petite Ukrainienne Maya, dans ce foyer où la guerre l’a reléguée pourrait bien s’être abreuvée à la même source et s’être dessinée à la même encre car le territoire de l’enfance brisée est sans frontière. 

Ces drames et ces injustices à l’œuvre, l’autrice nous les montre sans voiles ni pathos à travers ses propres questionnements sans jamais chercher à les expliquer. « Les nazis avaient pris deux cent mille enfants polonais et trois cent mille dans tous les pays occupés, ensuite ils étaient adoptés par des familles aryennes. Si on a accepté ce trafic hier, si on l’accepte aujourd’hui, alors on l’accepte demain, on l’acceptera toujours » dit à Ben un des résistants ukrainiens. Ce système mis en place pour éradiquer l’identité ukrainienne a déjà déporté au moins 20 000 enfants ukrainiens et, malgré le mandat d’arrêt lancé contre Vladimir Poutine et sa Commissaire aux droits de l’enfant Maria Lvova-Belova par la communauté internationale, les enlèvements n’ont jamais cessé. Les enfants disparus, transformés en soldats, en esclaves, en prisonniers, en orphelins, en Russes, l’absence de ces enfants comptera. Ils manqueront au monde et le monde les regrettera, il le sait et cela le déchire. Personne ne s’en remettra. Cela se passe à notre porte et nous concerne tous. Et si notre pays n’en est bien sûr pas directement responsable détourner les yeux et faire silence sur cette inadmissible tentative d’éradication nous en rendrait complice.

Si Le courage des innocents est un cri d’indignation et de colère face à ce monde où l’enfance et l'innocence sont bafouées c’est aussi un roman sensible sur la famille, l’amour, la fraternité, le courage et l’engagement. Dans cette exploration par l’écriture de l’enfance comme matériau et comme fondement de la vie, Véronique Olmi utilise la littérature comme une arme. En explorant les zones d’obscurité de ce monde complexe où nous évoluons, en pointant ses dysfonctionnements et ses dérives, en les incarnant dans des personnages, l’autrice donne un visage au réel et c’est l’injustice qu’elle dénonce, sa révolte et son sentiment d’impuissance face à l’ampleur de ces désastres qu’elle partage et l’indifférence qu’elle combat. D’une plume vibrante et pudique elle nous alerte, nous bouscule, nous interpelle et à travers Ben, « figure christique inoubliable » elle redonne sens aux mots Liberté et Humanité. Un roman riche, puissant, percutant et nécessaire.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/10/24)    



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Albin Michel

(Août 2024)
288 pages - 21,90 €













Véronique Olmi,
née à Nice en 1962, comédienne, dramaturge, nouvelliste et romancière,
a déjà publié plus
d'une vingtaine de livres.


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Wikipédia




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