Retour à l'accueil du site
Retour Sommaire Nouvelles





Marc VILLARD


Ciel de réglisse


Les personnages des nouvelles de Ciel de Réglisse de Marc Villard survivent, s’adaptent tant bien que mal, en véritables acrobates des opportunités. Pas l’ombre d’un plan de carrière défini. Ils s’accrochent à un feu sacré, souvent celui de la musique, qui se consume pendant la narration. Ce penchant à la vie d’équilibriste a une valeur programmatique, en veille parfois, mais qui s’attise ou change à l’occasion d’une rupture profonde. À l’instar d’Hugo, un pianiste de club. Il passe la nuit avec Yasmina, également titre éponyme de la nouvelle,une belle jeune femme tunisienne dont le dernier amant a fini, avec sa Porsche, au fond du port. Le fond n’étant pas le bout du port ! Hugo, au réveil découvre Yasmina morte d’une overdose. Au bas de l’hôtel, les hommes de main du mari surveillent la sortie. Hugo quitte discrètement l’établissement par un toit voisin et pendant qu’il s’éloigne, « décide de donner un nouveau sens à sa vie. Il va racheter le stand des vieux (ses parents) à la Boqueria et trouver une fille gentille, passionnée par les agrumes. » C’est court, sept pages denses, et superbement efficace. Dans la même veine, en plein XIIIème arrondissement, dans le quartier asiatique de Paris, après avoir dîné – Manger chinois est le titre de la nouvelle – Alex, un saxophoniste est indisposé et s’effondre, épuisé. Il ne pense qu’à dormir. Il est recueilli par une prostituée qui l’arnaque et le dépouille de son saxo, une pièce de valeur. Il n’a pas bien compris ce qui lui est arrivé. Musicien sans instrument, mis à nu et n’étant plus rien, il décroche « un job de serveur dans une gargote à Brochant ». Il jouera dans le métro pendant son temps libre. « Il est là pour revenir sous la lumière, acheter un alto, même un vieux, et niquer les Chinetoques car Alex, c'est un rancunier. » Des nouvelles noires mais pas désespérées regroupées sous l’intitulé Musique soûle comprenant, en sus de celles citées, Le transfert, Lavomatic, One man band, Tine Dekinder.

 Les chutes sont particulièrement à propos dans toutes les nouvelles. Chez Marc Villard, elles ne consistent pas seulement dans ce savoir-faire. Il y a celui de la concaténation pour attraper, aussi, une densité. Pour réaliser cette rupture énergique, l’auteur fignole le texte, une écriture offrant un vrai plaisir de lecture, et semble conditionner le personnage ou les situations sur une pente inéluctable. Il ménage la surprise. D’une certaine manière, il les libère, et se libère, en leur laissant un libre arbitre, une marge de manœuvre pour une apparence de liberté. Une solution élégante et un supplément d’âme. Grâce à cette habileté, il est possible d’enchaîner sur la nouvelle suivante qui, aussi vite, attire l’attention sur elle. L’enchaînement d’une nouvelle à l’autre est facile parce que chaque nouvelle est un tout structuré. Pas un trait à ajouter, cela ressemble au rasoir d’Ockham. L’art du plein par la simplicité. Marc Villard capte notre attention en quelques mots, sobrement et d’un bloc, grâce et économie. Autre particularité de Marc Villard, la narration travaille l’image et crée une exploration visuelle des lieux, des gens, même des pensées. Un "travelling verbal" étale l’espace meublé par une action, ou un personnage immobile ne faisant que de la figuration. « Elle se contente d'un ballon de blanc et pose sur le trafic un regard amusé. D'un coup de reins, elle se redresse, pénètre dans la pharmacie puis chez le traiteur italien. Elle va pour sortir et doit contourner un Black en jean qui vend sa came avec décontraction, appuyé contre le mur fendillé de l'épicerie. »

Dans deux romans courts dits novellas qui encadrent les six nouvelles, les événements, en prise avec l’actualité, s’enchaînent rapidement. Comme pour les nouvelles, toujours la même densité d’écriture, pas de temps mort, juste un peu plus de latitude pour reprendre son souffle. En danseuse, Sylvia, l’héroïne, choisit de se fondre dans l’anonymat après des études de lettres, par goût d’abord. « Après la fac, elle a décidé de monter à Paris, comme on dit sur le Vieux-Port, pour voir le monde et décider de sa vie. » Ensuite, par nécessité, pour avoir aidé un jeune Syrien homosexuel. Ce dernier est tué par son beau-frère, Rady, appartenant à Daech. Rady recherche sa femme Louna et sa fille Yasmine qui le fuient. Il est tué à son tour par son épouse, Louna. Celle-ci, condamnée et emprisonnée à Fleury-Mérogis, demande à Sylvia de s’occuper de sa fille Yasmine. La garde de l’enfant est risquée et Sylvia est poursuivie par des djihadistes. « Si les Syriens ont décidé de récupérer la petite, ça peut durer dix ans. Elle doit partir et s'enfuir un peu plus dans l'anonymat. Elle a des copains à Tanger. Des homos qui servaient à la soupe. »

Avec Ciel de réglisse, titre du recueil et de la seconde novella, Marc Villard entraîne Sylvain Vidalie, un jeune chercheur français à Los Alamos, Nouveau Mexique, aux États-Unis. Sylvain aime se promener seul dans le paysage où « des cactus géants claquent sur un ciel bleu. » Il pense entamer une nouvelle vie, tout l’y incite surtout que son couple bat de l’aile. Il s’apprête à le laisser aller à vau-l’eau et tourner la page. La rencontre d’une jeune femme indienne, vivant sur la réserve de San Ildefonso, l’y aide. Il est amoureux d’elle et prêt à lui donner des gages. Ces derniers seront mortels. Dans des décors riants, les rencontres aimables de fin de soirée entre gens convenables et pleins de sociabilité factice, tout roule, ou presque. Chez Marc Villard le répit est de courte durée et l’amour rime avec la mort. Elle arrive très vite dans une sorte de dérèglement propice à remettre de l’ordre chez une société puritaine. La réglisse est une plante vivace aux vertus curatives, stimulante comme les personnages de Marc Villard. En revanche, son abus, telle la passion amoureuse, cause de graves perturbations et Sylvain en fait les frais. Sous ce Ciel réglisse, à consommer sans réserve, les personnages sont, pour certains, de bonne compagnie et roboratifs, d’autres de moins bonne compagnie et toxiques.
 
 Un regard décalé, vif, dont le style d’écriture privilégie l’ellipse. Un regard tranchant des lignes de forces, des points de synthèse pour dessiner des personnages et les rendre singuliers. Souvent, ces derniers restent invisibles dans la vie quotidienne ou plutôt notre regard de gens pressés les invisibilise. Mais Marc Villard braque obligeamment un regard sur eux avec l’art du détail. Il choisit, parmi mille choses, celles essentielles, sans pour autant schématiser. En quelques lignes, ce regard nous hypnotise et nos yeux de lecteur ne se détacheront qu’à la fin du texte en cours de lecture. Sa patte est une touche singulière et personnelle. Des dialogues pétillants précisent l’ambiance et marquent la contemporanéité de l’atmosphère. Bref, avec Ciel de réglisse, Marc Villard nous offre son univers, une création retravaillée à partir de notations attentives aux ombres de notre monde, ponctuée de références musicales, de mots chargés de restituer les sonorités de la vie, traduisant et partageant ainsi sa sensibilité en une longue poésie hors des chemins battus.

Michel Martinelli 
(11/12/23)    



Retour
Sommaire
Noir & polar








Gallimard / La Noire
(Octobre 2023)
192 pages - 17 €

Version numérique
11,99 €













Marc Villard,

né en 1947, passionné de musique et de cinéma, est l’auteur de plusieurs dizaines de livres :
romans, nouvelles,
poésie, scénarios, bd…

Bio-bibliographie sur
Wikipédia





Découvrir sur notre site
d'autres livres
de Marc Villard :

Bird

Les biffins

Barbès trilogie

La mère noire
(avec JB Pouy)

Raser les murs