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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Hiver 2018-2019

Carnet : la guerre
Quand je suis venu au monde je n’étais pas tout seul, il y avait la guerre. On en oubliait les gosses. On parlait de la guerre tout le temps. Elle prenait place au foyer, la guerre. À l’usine on travaillait pour la guerre. La fête communale n’existait plus à cause de la guerre. C’est vrai qu’on ne s’occupait plus de nous vous savez ! La guerre, seulement la guerre. Tout pour elle. À croire qu’elle n’était pas venue toute seule, et qu’on y tenait à la guerre. Ça n’empêche pas que des noms de villes formaient pour moi d’effroyables images et que les vivants jouaient à cache-cache avec la mort. Oui. Ceux d’ici, du bourg, arrivaient à bien se mucher [Note du rédacteur : « se cacher » dans le patois du Nord]. Et la mort, tout bonnement rôdait le jour et toutes les nuits à la recherche de quelques-uns. Elle barbouillait de sang, le ciel, le soir tombant. Elle haletait les après-midi d’hiver sur les chemins défoncés. Au jeu, les hommes ne triomphaient jamais. Elle arrivait sur eux à toute vitesse et elle les laissait pantelants. La guerre, c’est comme un brochet qui rôde, puis, soudain, attaque.
(Jules Mougin, « Mal de cœur : récit autobiographique », Robert Morel éditeur, 1962)

Aimer les êtres
Le « moment » d’aimer les êtres, c’est la mort qui le déclare. On attend la mort de ses proches pour les aimer sans pudeur. Pleurer d’amour n’est acceptable et accepté que sur une tombe. La vie ne permet pas, ne souffre pas, d’un côté comme de l’autre, cet amour-là.
(Georges Perros, « Papiers collés » I, Gallimard/l’Imaginaire, 1960-2011)

Morale du billet d’humeur ?
« Vous donnez l’impression, dans vos billets d’humeur, de propager quelque morale », me reproche un des lecteurs des « Papiers collés ». Morale ? Leçons ? Je ne le crois pas. Je m’attache à l’essai au sens de Montaigne, comme on se parle à soi-même, promenades parmi l’histoire et la géographie, la littérature et les sciences naturelles, comme on s’entretient avec un compagnon de marche.
(Jeudi 25 octobre 2018)


Le Pou du ciel, vedette du Bourget
Les oiseaux, Henri Mignet (Les Saintes, 1893-Pessac, 1965) les a sacrément étudiés pour inventer son « Pou du ciel », un biplan monoplace aux deux ailes décalées et pliables, la première un peu plus haute que la seconde située à l’arrière, ce qui crée un effet Venturi entre les deux ailes, et améliore sensiblement la portance de l’appareil, interdisant pratiquement le décrochage. 3,50 m de longueur, 6 m d’envergure, 200 kg, 120 km à l’heure, cet ancêtre de l’ULM sort de l’atelier du jeune ingénieur radioélectricien le 10 septembre 1933 qui estime que « si vous pouvez clouer une caisse d’emballage, vous savez construire un avion ». Quelques tubes, de la toile, du bois, du vernis, des câbles et un moteur Aubier-Dunne de 17 cv suffisent à produire l’appareil qui revient à investir à l’époque moins de six mille francs. L’inventeur a construit son avion en un mois dans l’atelier du domaine familial, le château de Pinier, près de Beurlay, en Charente-Maritime. La passion du Saintongeois pour le vol remonte à 1910 où, alors âgé de dix-huit ans, il construit son premier aéronef, un planeur inspiré de l’Allemand Otto Lilienthal. L’homme milite pour la simplification du pilotage, la sécurité des avions et l’aviation populaire. Au-delà de la France et de la Belgique, l’Australie, l’Amérique du Nord, la Nouvelle-Zélande s’intéressent au « Pou du ciel » que les Anglais, enthousiasmés, commercialisent pour la modique somme de 70 lires ! Hélas ! une série d’incidents mortels entraînent l’interdiction de vol du plus petit avion au monde. La formule Mignet continue de susciter la passion de constructeurs qui prolongent aujourd’hui encore la généalogie du fameux aéronef.
Daniel Cyr Lemaire a été littéralement subjugué par le Pou du ciel, exposé le 30 juin 2018 au salon international de l’aéronautique et de l’espace du Bourget.

© Photo Daniel Cyr Lemaire



Amour et midinette
« Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de se conduire en midinette ». (Cioran, « Syllogismes de l’amertume », Gallimard, 1952)

Coleman et le free jazz
Nous devons le terme « free jazz » au saxophoniste Ornette Coleman (1930-2015) qui prôna en 1960 avec son disque Free Jazz un style fondé sur l’improvisation collective et le rejet des contraintes harmoniques traditionnelles du jazz. Invité au festival de la Villette, à Paris, le 1er juillet 1997, le musicien texan avait raconté avant le concert au philosophe Jacques Derrida (1930-2004) une anecdote singulière à propos de ses débuts de musicien. Un jour où il se plaignait auprès de sa mère d’être contraint de pratiquer de la musique commerciale, elle avait répondu : « Tu veux donc être payé pour ton âme ? ». Une belle leçon de sagesse qui place la création musicale parmi les événements qui échappent au calcul et au marché.
(Mercredi 7 novembre 2018)

Portrait
Je ne me suis pas reconnu dans le portrait qu’une journaliste d’un hebdomadaire marseillais a dressé de l’auteur et critique d’art que je suis : elle m’a fait une tête au carré, c’est du cubisme en fait. J’aurais préféré du Bonnard. La vérité doit se situer entre la réalité qu’elle décrit et la réalité dont je pourrais me prévaloir.
(Mercredi 21 novembre 2018)




Billet d’humeur

Arpentage galactique

Au IIe siècle de l’ère chrétienne, Claude Ptolémée comptabilisa 1 022 étoiles dans notre galaxie en indiquant la position céleste et l’éclat apparent de chacune d’entre elles. Les travaux de l’astronome grec se basaient sur le catalogue établi quatre siècles plus tôt par son confrère Hipparque. L’Almageste de Ptolémée a dominé les études savantes dans les mondes occidental et arabe pendant plus d’un millénaire. Au fil du temps, la taille et la qualité des catalogues d’étoiles se sont multipliées mais ils restèrent incomplets dans leur capacité à décrire notre environnement stellaire et à établir la distance des étoiles à notre planète. Le 25 avril 2018, les scientifiques de la mission spatiale Gaia ont publié leur propre catalogue issu de vingt-deux mois d’observation de ce satellite d’astrométrie développé par l’Agence spatiale européenne. 1,69 milliard d’étoiles (plus exactement 1 692 919 135) ont été cataloguées par Gaia, ce qui représente 1 % de la population stellaire de la Voie lactée. Le satellite a recensé 10 000 fois plus d’étoiles que son prédécesseur européen, Hipparcos, en 1989 ; le télescope spatial a également mesuré les parallaxes des étoiles avec une précision 3 à 40 fois supérieure, déterminant du même coup quelques principes fondateurs de la cinématique (le mouvement) de la galaxie.




Lectures critiques

André Bonafos, sous l’apparente banalité des jours

Chez André Bonafos (1931, Villeneuve-les-Maguelonne), le verbe et la verve s’enchantent de leurs alcools, et dispensent à qui aime ce genre de philtre une ivresse de connivence. Chez lui, les contes sont des récits et les récits deviennent des contes dont la couleur n’a pas tout à fait viré au sépia d’il était une fois. Aussi ne quitte-t-on pas « Sous les cieux magiques de la Méditerranée » comme n’importe quel livre de chevet : c’est un recueil dont on garde longtemps les pages en soi, des pages qui puisent à la fontaine des conversations tenues sous les platanes du café de village à l’heure du pastis à moins qu’il ne s’agisse de confidences délivrées, avec un doigt sur la bouche, au coin de la cheminée du vieux mas en hiver. Au fil des quarante-cinq historiettes, localisées grosso modo entre les Alpilles et le golfe du Lion, l’ancien professeur de lettres modernes revendique le droit au coq-à-l’âne et à l’incongruité des métaphores, aux dérives soudaines du témoignage et à l’exercice d’admiration. Et là est précisément la merveille : tout est ouvert à la rencontre, à la surprise, à la magie, aux leçons de l’imaginaire, au bonheur mélancolique des souvenirs. Un des plus fringants protagonistes du livret est le mistral, « l’amant des infinis bleus, le teinturier d’azur de nos ciels du Midi… ce "bugadier" qui lave notre ciel plus bleu que tous les bleus de notre Méditerranée » (Mistral et mouillettes) : je n’ai lu d’aussi belles pages sur le vent froid et sec venu de l’Atlantique que dans l’œuvre d’Yvan Audouard. Un autre protagoniste, romancier et poète, Albert Galissard, est loué pour un poème de vingt-trois strophes en langue provençale, « Sian d’Irago », à la gloire d’Eyragues, village des Bouches-du-Rhône à un jet de fronde de Maillane (cité natale de Frédéric Mistral). Mais c’est assurément Fernand, son copain de la communale à Montpellier, qui collecte tous les superlatifs en sa qualité d’indépassable conteur comparé ici, rien de moins, au neveu de Rameau décrit par Denis Diderot ! (L’artiste du verbe) L’auteur fait son miel des confidences de ses voisins de comptoir, au Café du Commerce à Eyragues, quand nos retraités se remémorent les fessées de leur enfance administrées au moyen du bouquet d’orties : il paraît que « maintes cuisines étaient décorées de cet instrument de haute justice »… Les santons ont une âme : deux courtes pages rapportent l’aphonie inattendue du chœur des cigales un soir de Noël dans l’intimité du mas du Micocoulier. Quand elles se sont remises à cascailler, les bonhommes d’argile avaient repris des couleurs à l’abri de la crèche. La même nuit du 24 décembre, place de l’Horloge à Avignon, les chevaux de bois du carrousel ont pris la poudre d’escampette : « cette nuit, et seulement cette nuit-là, nous explique l’écrivain et nouvelliste héraultais, ils ont quartier libre » ! Mais ce n’est pas tout, à proximité du manège, Corneille et Molière qui flanquent la façade du théâtre ont le droit cette même nuit de tourner la tête l’un vers l’autre et de continuer leur conversation : « cette nuit-là, ne croyez pas qu’ils ne parlent que de théâtre et du bon vieux passé ! Ils évoquent aussi le présent, et se demandent, chaque année, combien de temps ils auront encore visage humain, vu qu’on les a abandonnés à tous les vents, à toutes les pluies, à tous les frimas, à tous les gels. » (Le manège d’Avignon). La plus belle, la plus poignante aussi parmi les histoires véridiques de l’ouvrage est dévolue à Pierrette Lefort-Bertrand, une pimpante septuagénaire dont la belle chevelure blanche trouve son origine dans la Résistance et les camps de concentration nazis (Le panier de crabes)… Il lui suffit de presque rien à cet auteur, de quelques traits, de trois phrases de dialogue pour faire comprendre l’essentiel de ces destins qu’on n’invente pas. Et, sous l’apparente banalité des jours, le travail secret et bouleversant de l’Histoire.

  • Sous les cieux magiques de la Méditerranée - Contes et récits, par André Bonafos, éditions Maïa, 226 pages, 2018.

Lecture complémentaire :

  • J’ai rendu compte de la publication, dans mes « Papiers collés » de l’été 2015, d’un autre ouvrage d’André Bonafos, « L’existentialisme est-il une existence ? » publié par les éditions Autres Temps en 2015.



Bernard Cousin, historien de l’ex-voto-peint

L’anthropologue Denis Vidal (Institut de recherche pour le développement, Marseille) nous apprend qu’« une des conséquences, heureuse (et souvent méconnue) de la révolution picturale du Quattrocento fut de contribuer à la vogue des ex-voto peints, une mode qui se répandit extrêmement rapidement depuis l’Italie, dans tout le monde chrétien, à partir du XVe siècle, et dont le succès se maintiendra jusqu’au début de ce siècle ». Dans le même propos publié dans la revue « Terrain », l’anthropologue souligne la portée décisive des travaux de Bernard Cousin, professeur honoraire d’histoire moderne (unité mixte de recherche Telemme, université Aix-Marseille-CNRS) qui a recensé et  analysé plus de quatre mille ex-voto peints dispersés dans l’ensemble des chapelles et des églises de Provence. Abréviation de l’expression latine ex voto suscepto (suite au vœu accepté), l’ex-voto désigne le don d’un fidèle à un personnage céleste en remerciement d’une protection sollicitée et obtenue. Figurine en cire, en bois ou en métal rappelant la partie du corps miraculeusement guérie, l’ex-voto peut être aussi la béquille du paralytique ou la maquette du bateau d’un pêcheur naufragé. Mais c’est le tableautin, réalisé sur bois, toile, carton, papier ou métal, qui intéresse davantage les amateurs de traditions populaires. La composition ne varie guère du XVIIe au XIXe siècle : dans la partie supérieure est figuré le personnage protecteur et céleste (la Vierge Marie ou un saint patron) le plus souvent nimbé dans un halo, tandis que dans le registre inférieur a été calligraphié le nom du donateur ou de la famille concernée. Les œuvres les plus intéressantes montrent l’événement vécu par le destinataire de l’acte votif : la chambre d’une malade, la ferme où est survenu l’accident, la mer où s’est abîmé une embarcation, la rue où un incendie a détruit la maison familiale. Parfois aussi, avec le rappel du sinistre ou de la maladie, les demandeurs sont représentés agenouillés dans l’action de grâces.
Selon Bernard Cousin, auteur d’un remarquable ouvrage « Le Regard tourné vers le ciel - Ex-voto peints de Provence », la pratique de l’ex-voto peint semble avoir pénétré en Provence dans les dernières années du XVIe siècle. Le premier tableau votif daté concerne la chute d’un enfant, sans conséquence grave, le 25 mai 1591, à l’église des Saintes-Maries-de-la-mer, un jour de pèlerinage. « Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIe siècle, enseigne l’auteur, et ce que l’on a appelé l’invasion dévote, pour que l’ex-voto peint s’ancre dans les pratiques des Provençaux. » « Mais les deux dernières décennies du XIXe siècle marquent un tournant brutal, déplore l’historien. Le nombre d’ex-voto peints déposés dans les sanctuaires diminue considérablement, déclin qui se confirme et s’accentue au XXe siècle. Un autre support permet de rendre grâce d’un vœu exaucé : la plaque de marbre gravée qui envahit les murs des sanctuaires, où toute représentation a disparu, pour laisser place à une courte dédicace au saint protecteur, accompagnée d’une date et des initiales du donateur. En Provence, au XXe siècle, l’ex-voto peint n’est plus qu’une survivance, alors que sa pratique reste vivace en Italie. »
De belles collections d’ex-voto peints sont conservées en Provence : à Notre-Dame de la Garde à Marseille, dans de nombreuses chapelles dédiées à la Vierge Marie et mère du Christ : Notre-Dame de la Galine à la Nerthe, Notre-Dame du Château à Allauch, Notre-Dame de Bon Secours à Carnoules, Notre-Dame de Pitié à Marignane ainsi qu’à Saint-Jean de Garguier à Gémenos et au musée Félix Ziem de Martigues.

  • Le Regard tourné vers le ciel - Ex-voto peints de Provence, par Bernard Cousin, Presses universitaires de Provence, 226 pages, 2017 ;
  • Le Prix de la confiance - Les renaissances du clientélisme, une étude de Denis Vidal, parue dans  la revue « Terrain » n° 21, dossier « Liens de pouvoir ou le clientélisme revisité », 176 pages, octobre 1993.

 

Portrait

Karl-Lebrecht Immermann raconte
le baron de Münchhausen

Les œuvres géniales sont souvent dues à des auteurs en avance sur leur temps. Ouvert aux courants et aux influences les plus divers, Karl-Lebrecht Immermann (Magdebourg, Saxe, 1796-Düsseldorf, Prusse, 1840) était de ces novateurs, à la fois disciple et déçu du romantisme, proche de Heinrich Heine et rival de Johann Wolfgang von Goethe dont il prétendait opposer le Faust à son Merlin. Ses « Aventures du baron de Münchhausen, une histoire en arabesques », composées entre 1837 et 1839, rencontrent à leur publication une réussite méritée. À la simplicité et à la bonne foi naturelle des paysans, il oppose l’hypocrisie propre aux classes supérieures, penchant forgé selon lui par l’éducation moderne ; au fil des pages, il distille une cuisante satire des mœurs du monde littéraire allemand.

Combattant à Waterloo et directeur de théâtre
Fils d’un magistrat (conseiller de guerre prussien), K.-L. Immermann est précocement destiné à la carrière paternelle qu’il entreprendra d’ailleurs à partir de 1818. Il a dix-sept ans lorsqu’il est admis à l’université de Halle (land de Saxe-Anhalt) mais il interrompt ses études de droit pour s’engager comme volontaire dans l’armée levée en Allemagne par Frédéric-Guillaume III de Prusse contre Napoléon Bonaparte. Après le retour de l’île d’Elbe, il effectue la campagne de France puis combat à Ligny et à Waterloo avant de marcher sur Paris. Il achève brillamment son cursus à la faculté de Halle-Wittenberg en 1817, avant d’occuper diverses charges dans la magistrature (assesseur, référendaire, auditeur de division, juge criminel et conseiller à la cour de première instance), fonctions chronologiquement assumées à Magdebourg, à Münster puis à Düsseldorf. En 1822, il se lie à la comtesse Élise d’Ahlefeldt qui le suivra dès qu’elle aura divorcé avec le général Ludwig de Lützow, chef d’un corps franc durant les guerres napoléoniennes. S’il écrit beaucoup - de poésie - en dehors de son travail, il débute une période d’intense création littéraire à Düsseldorf où sa demeure devient le rendez-vous de nombreux artistes et poètes dont les peintres Eduard Hildebrandt, Carl Friedrich Lessing et Wilhelm de Shadow. En 1832, il dirige le théâtre municipal de Düsseldorf qu’il convertit en une scène modèle mais dont il ne peut empêcher la faillite financière en 1837.
Des années 1820-1840 particulièrement fécondes datent des recueils de poésies (Tristan et Isolde, 1842), des drames (Merlin, 1832), des romans (Les Épigones, 1830-1836) et des comédies (Les Princes de Syracuse, 1821 ; L’Œil de l’amour, 1824). En 1838, il s’éprend d’une toute jeune fille, Marianne Niemeyer, la filleule de son frère qui lui donne une fille peu avant sa mort causée par des fièvres malignes.

De la condition des nobles et des paysans
Recueillies par l’écrivain et géologue minéralogiste allemand Rudolf Erich Raspe (1736-1794), écrites en anglais et publiées à Oxford en 1785, les invraisemblables aventures de guerre et de chasse de Karl Friedrich Hiéronymus, baron de Münchhausen (1720-1797), ont marqué les mémoires et les esprits. Officier allemand à la solde des Russes opposés aux Turcs de l’Empire ottoman en 1740 dans un conflit ourdi par le monarque français Louis XV, ledit baron se vantait de s’être sauvé d’un marécage en se prenant aux cheveux et en tirant de toutes ses forces et d’avoir une nuit de tempête neigeuse attaché son cheval à un tronc d’arbre qui se révéla être au petit matin le clocheton d’une église ! Ne prétendait-il pas avoir accompli plusieurs voyages interstellaires (dont deux voyages dans la lune) à cheval sur le fût d’un canon ? En 1786, le poète allemand Gottfried August Bürger (1747-1794) propose une adaptation germanique des mêmes aventures que Théophile Gautier traduira partiellement en français avec des illustrations de Gustave Doré. Karl-Lebrecht Immermann mène à bien sa propre adaptation qu’il publie sous la forme romancée à Düsseldorf en 1838-1839 en quatre volumes distincts. À la différence que le héros éponyme est un aristocrate westphalien descendant en droite ligne du baron-menteur. Le Münchhausen d’Immermann reste cependant la copie conforme du héros des précédentes livraisons ; il est baroque, facétieux, hâbleur, fantasmagorique au point que ses auditeurs ne supportent plus guère ses histoires. Seul, le baron de Schnick-Schnack-Schnurr, vieillard ruiné et sénile qui vit avec sa fille Émérence, l’accueille chez lui, au château des Schnuck-Puckelig-de-l’Épouvantail-du-Bocage-du-Salut-des-Cors (sic). Pressentant que ses balivernes lasseront bientôt le châtelain et sa cour, Münchhausen conçoit le projet faramineux d’une « société anonyme pour la condensation de l’air » à laquelle souscrit le naïf baron de Schnick-Schnack-Schnurr. La supercherie découverte, ce dernier entra dans une colère homérique qui ébranla les structures du château mais qui lui restitua la sagesse et l’intelligence d’antan. L’écrivain Immermann force autant le trait lorsqu’il évoque l’idylle toute rustique qui se noue dans le domaine voisin de l’Oberhof, propriété du maire Hofschulze, entre Lisbeth, la fille du baron de Münchhausen et d’Émérence, et le comte Oswald, un jeune noble souabe parti à la recherche de Münchhausen pour laver une offense… L’imbroglio et la confusion charpentent ce pavé de près d’un millier de pages qui commence d’ailleurs à la demande de l’auteur au chapitre 11 que suit, au chapitre 15, la correspondance échangée à ce sujet entre l’auteur et l’imprimeur ! Il reste un grand livre, une œuvre protéiforme, une fresque rutilante où l’extravagance de la démesure constitue un infaillible stimulant : à mieux comprendre, par exemple, la condition des nobles et des paysans dans la Westphalie du XIXe siècle, décrite ici avec une acuité d’acupuncteur et une générosité qui cristallise sous l’apparente raillerie.

K.L. Immermann, par le peintre Wilhelm Schadow (1828)
© Photo X droits réservés

  • Les Aventures du baron de Münchhausen - Une histoire en arabesques, par Karl-Lebrecht Immermann, traduit de l’allemand par Odette Blavier, éditions Cartouche, tomes 1 et 2, 336 et 622 pages, 2007 et 2008.

 

Varia : migrations africaines, au-delà des mythes

« La représentation médiatique d’un "exode" africain est inexacte à plus d’un titre. D’une part, en effet, les migrants africains représentent moins de 10 % des migrants de la planète, loin derrière ceux de l’Asie et de l’Amérique latine. Le taux d’émigration se situe entre 2 % et 3 % (contre 5 % pour l’Europe et l’Amérique latine et 1 % pour l’Asie). D’autre part, les migrations africaines sont d’abord intracontinentales. En stock comme en flux, les migrations internes au continent dépassent largement l’émigration hors d’Afrique, même si l’écart tend à diminuer. Selon les chiffres, entre la moitié et les trois quarts des migrations africaines se déroulent en Afrique même. […]
« Les mobilités liées aux conflits restent géographiquement circonscrites. La part prise par le reste du monde dans l’accueil des réfugiés africains, en particulier l’Europe, est de fait assez marginale. En effet, les flux de réfugiés et de déplacés internes affectent principalement les pays voisins et non pas les pays du Nord. La Tanzanie (réfugiés rwandais, burundais et congolais), le Kenya (réfugiés somaliens), l’Ouganda (réfugiés rwandais et soudanais), le Tchad (réfugiés soudanais), l’Éthiopie et le Soudan (réfugiés somaliens et érythréens), le Congo (réfugiés rwandais et burundais) ont par exemple accueilli des flux considérables de réfugiés au cours des trois dernières décennies. En 2015, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le continent était encore la principale terre d’asile dans le monde, avec un peu plus de 4 millions de réfugiés et personnes déplacées.
« Les principaux foyers de départ des migrations intercontinentales sont d’abord l’Afrique du Nord puis de l’Ouest et de l’Est. Les migrations vers l’Europe reproduisaient initialement la géographie du lien colonial (France, Royaume-Uni, Belgique, Portugal). Depuis les années 1990, les destinations se recomposent toutefois, l’Italie et l’Espagne accueillant au tournant du siècle une part importante des flux de l’Afrique de l’Ouest, moins à cause de la proximité géographique qu’en raison de la demande massive de main-d’œuvre immigrée dans l’agriculture, la confection et les services. La crise économique des années 1990 et la dégradation des conditions d’installation dans les pays africains ont réorienté une partie des flux intra-africains vers l’Europe. Puis, à mesure que l’Europe elle-même a durci les conditions d’entrée et de séjour dans les années 2000, de nouvelles destinations sont apparues, comme les États-Unis et le Canada, les pays du Golfe, l’Asie du Sud-Est et, plus récemment, l’Amérique latine.
« L’Afrique est aussi un continent d’immigration. Aux immigrations anciennes de l’époque coloniale (européenne, syro-libanaise, indienne) s’ajoute désormais une nouvelle immigration européenne, chinoise et aussi indienne pour laquelle les données manquent, mais dont les effectifs sont loin d’être négligeables.
Extraits de « Migrations africaines : au-delà des mythes », un article d’Étienne Smith (chercheur associé au Centre de recherches internationales, Sciences Po Paris), dans la revue « Questions internationales », dossier La Nouvelle Afrique, n° 90, mars-avril 2018, La Documentation française, 128 pages.

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