Lecture critique
La batellerie à redécouvrir
La trilogie romanesque que je suis en train de clore m’a amené à m’intéresser à l’activité de la batellerie. Dans ce domaine, aux termes d’une recherche documentaire, j’ai découvert une revue d’exception, « les Cahiers du musée de la Batellerie », édités par l’association des Amis du musée de la batellerie (AAMB) de Conflans-Sainte-Honorine. Des tuteurs prestigieux sont à l’origine de cette société corporatiste et savante, Louise Weiss (1893-1983), journaliste, féministe et femme de lettres qui habitait Conflans, et Georges Henri Rivière (1897-1985), muséologue qui a fondé à Paris le musée national des arts et traditions populaires. Ainsi, depuis 1978, ladite association publie deux fois par an de véritables monographies sur la batellerie et les voies navigables françaises. Les sujets les plus divers sont abordés par des anthropologues, des conservateurs, des historiens, des universitaires et d’anciens mariniers. Je citerai au nombre des plus de quatre-vingt cahiers déjà parus : l’archéologie de la navigation intérieure, la marine de Loire et son chaland, Nicolas, saint patron des mariniers, Histoire et technique du touage, les bateaux des fleuves de Gaule, la Batellerie au XXe siècle - à travers les photographies de Charles Fiquet, dit "Radar", par Laurent Roblin, les Bateaux-Chapelle - œuvres religieuses et sociales de la batellerie (XIXe-XXIe siècles), par Annette Pinchedez, Morillon-Corvol, du bois flotté au château de sable, par Xavier Corvol.
Les atouts de la péniche
Il est nécessaire de rappeler la longue histoire du transport fluvial qui a précédé quasiment tous les modes de transports terrestres : c’est une des finalités des Cahiers du musée de la Batellerie. En dépit des difficultés qu’ils rencontrent, les artisans bateliers, hommes et femmes, veulent croire en l’avenir de leur métier de « transporteur par eau ». Ils ne cessent de décliner les atouts d’une batellerie peu polluante, peu bruyante et économe en émission de gaz à effet de serre ; ils aiment souligner que leur activité allie l’efficacité et la ponctualité à la compétitivité sur le plan économique et que les voies navigables pas du tout saturées, procurent une multiplicité de connexions privilégiées d’un canal à l’autre, d’un bassin à l’autre, d’un pays à l’autre, au sein d’une Europe élargie. « La population marinière a atteint son apogée au recensement de 1907, observe l’historien Bernard Le Sueur, avec près de 45 000 personnes. Parallèlement, le gain de productivité a été considérable : entre 1907 et 1984, le tonnage kilomètrique (*) est passé de 5,3 milliards à 8,8 milliards, soit un gain de plus de 165 %. » Événement politique à marquer d’une pierre blanche chez les mariniers, en 1988, Michel Rocard, premier ministre et maire de Conflans-Sainte-Honorine, crée pour la première fois dans l’histoire de la République un poste de Secrétaire d’État au transport fluvial qu’il confie à Georges Sarre. En 2000, la Chambre nationale de la batellerie artisanale recense 1 200 artisans bateliers en France.
La flamande ou péniche freycinet
- « On m’a toujours dit, se souvient Martial Chantre, que mon grand-père, qui mourut encore jeune d’une phtisie en 1924, aurait transporté à bord de son premier bateau des pierres de taille qui ont servi aux fondations de la tour Eiffel. »
Dès le XIXe siècle, la péniche flamande transporte dans ses cales du charbon, des céréales, des matériaux de constructions. Qu’elle soit en bois ou en fer, ordinaire ou motorisé, de forme canal (la plate péniche) ou de rivière (le pointu chaland), elle devient le bateau emblématique des navigations industrielles de réseaux qui naissent et se développent à cette époque. Elle est plus connue sous le nom de péniche freycinet, du nom du gabarit imposé aux bateaux et équipements de la navigation fluviale. C’est un grand chaland de charge, dérivé des bateaux flamands et servant au transport fluvial : 38,50 mètres de long, 5 m de large, creux (espace intérieur compris entre le pont et la quille) de 2,50 m à 3 m, capacité de 300 à 400 tonnes. C’est cette « péniche flamande », qu’on nomme « spits » en Flandre, qui a déterminé en France un gabarit standard des voies navigables, fluviales et artificielles. Quatre critères distinguent le gabarit freycinet, à savoir une profondeur d’eau garantie (2 m), une largeur des écluses (5,20 m), une longueur des mêmes écluses (38,50 m) et une hauteur libre sous les ponts de 3,70 m. Ingénieur des Mines, Charles-Louis de Saulces de Freycinet (1828-1923) a dirigé le ministère des Travaux publics dans le gouvernement de Jules Dufaure, de 1877 à 1879 ; il a été le promoteur d’une loi générale des transports (5 août 1879) qui prévoyait un vaste programme de travaux afin de développer le réseau de communication nationale, chemin de fer et voie d’eau, et l’aménagement de 76 ports. Et il devint président du Conseil des ministres sous les mandats présidentiels de Jules Grévy (1879-1886) et de Sadi Carnot (1890-1892). Dans le milieu des années 1980, on comptait encore environ 3 600 freycinets de commerce.
Renefer, le peintre de la Seine
Parce qu’il a peint avec talent et délicatesse la Seine, ses berges et ses usagers, Raymond Renefer (1879-1957) a fait l’objet d’une monographie, réalisée par Gabrielle Thierry, ingénieure et artiste-peintre elle-même, monographie éditée dans la collection des Cahiers du musée de la Batellerie. Dès 1928, Renefer expose ses peintures au milieu de celles de Mary Cassatt, Modigliani, Rouault et Signac. Graveur, ses eaux-fortes illustrent les ouvrages de Henri Barbusse, Henri Bordeaux, Colette, Georges Courteline, Alphonse Daudet, Claude Farrère, Rudyard Kipling, Pierre Loti et Paul Morand. Il est un des contributeurs remarqués des revues satiriques Le Rire et L’Assiette au beurre. À la sortie de la guerre, dès 1919, il soutient la croissance de l’école de dessin ABC de la rue Lincoln à Paris. Il se révèle un théoricien pertinent en consignant dans des ouvrages ou des articles concepts, notions et connaissances sur la gravure sur bois, les lavis à l’encre, l’aquarelle et le dessin. « En 1928, remarque l’auteure, Renefer est nommé directeur artistique des éditions Flammarion. Pendant près de dix ans, il va développer le livre illustré dans plusieurs collections proposant les illustrateurs pour accompagner au mieux les récits des écrivains de la maison. » En 1946, il met à profit ses relations et son expérience pour créer l’académie de Conflans-Sainte-Honorine avec ses amis artistes et mécènes, une académie qui s’installe au château du Prieuré de la ville. « Raymond Renefer s’est attaché à dessiner et peindre les paysages parisiens pendant plus de 50 ans, note Gabrielle Thierry, avec une prédilection pour les berges de la Seine, des quais de Javel au pont de l’Alma, mais aussi Saint-Lazare, les Batignolles, Montmartre. » Il se rend régulièrement chez son oncle à Andrésy, dans les Yvelines, où il s’établit définitivement en 1942. Le quai des Grands-Augustins, le Pont-Neuf, le canal Saint-Martin, le quai de Grenelle, l’île des Ravageurs à Asnières : « l’eau, insistait le maître d’Andrésy, mais c’est un prolongement, une addition, que dis-je, une multiplication de la féerie, de la magie des couleurs et de la lumière ».
(*) - Le tonnage kilométrique s’obtient en multipliant le tonnage transporté par le nombre de kilomètres parcourus par les bateaux.
Les Cahiers du musée de la Batellerie sont édités par l’association des Amis du musée de la batellerie :
- La péniche, ma vie - Batelier de père en fils, par Martial Chantre, cahier n° 48, 72 pages, 1985 ;
- Le freycinet 1880-2020 - Bateau emblématique des batelleries industrielles de réseaux, par Stéphane Fournier et Bernard Le Sueur, cahier n° 83, 88 pages, 2020 ;
- Renefer (1879-1957), peintre de la Seine, par Gabrielle Thierry, cahier n° 84, 72 pages, 2020.
Lecture complémentaire :
- Les Artisans bateliers au cœur du transport fluvial, par Bernard Le Sueur, Geai Bleu éditions, 206 pages, 2011.
Portrait
Marie-Hélène Lafon : l’art et la manière d’une nouvelliste
Quand on lit Marie-Hélène Lafon (Aurillac, 1962), tous les sens sont requis et on se prend à humer l’ardoise cuite, le narcisse blanc et les feuilles mouillées de marronniers, odeurs si caractéristiques de l’automne auvergnat selon l’écrivaine. Agrégée de grammaire enseignante (depuis 1984) à Paris où elle a poursuivi ses études à la Sorbonne, elle est fille d’exploitants agricoles, 33 hectares en moyenne montagne, dans le nord du Cantal. Elle a grandi dans la ferme familiale, perchée à 1 000 mètres d’altitude, entre Condat et Murat, dans la vallée de la Santoire : « Mes parents y sont toujours, explique-t-elle. Mon frère vit avec eux. Il a repris l’exploitation. » Assurément, le terreau de son écriture, de son imagination, provient de cette région rude et âpre où la solitude accompagne les faits et gestes d’une parentèle qui semble soumise aux règles austères d’une société secrète et protectrice. Elle avoue pourtant avoir tardé à écrire enfant, non pas des poèmes ou des contes, mais des lettres envoyées pendant les vacances à ses amies pensionnaires chez les sœurs à Saint-Flour. « Je me rappelle qu’au cours préparatoire, Madame Durif, notre institutrice, nous lisait des histoires. Je m’étais dit alors : "Je ferai ça. Je m’occuperai des histoires". Et d’un seul coup, l’avenir s’est élargi. »
Vingt histoires…
Ça et là, au gré des vingt nouvelles de l’ouvrage si justement intitulé « Histoires », elle reprend le chemin du pays natal au temps de l’enfance, en revisite les familiers et les connaissances, renoue avec les liens si ténus des habitudes et des rancœurs, complète d’antiques rumeurs ou potins susurrés le soir à la veillée, échafaude à son tour d’autres fables. Des petites histoires du village, plus rarement de la ville, rappellent ainsi les faits et gestes des familles, leurs douleurs et leurs joies, l’entêtement des lignées paysannes, la rudesse du quotidien, la violence des destins contrariés. Jeanne est une institutrice de 30 ans qui s’éprend d’un abbé venu enseigner les lettres à l’institution Sainte-Marie ; de jeunes barbares inventent une potion magique pour exterminer les taupes des jardins (Les taupes) ; à la faveur de La communion, les images pieuses circulent dans une assiette plate bordée d’un filet doré tandis que le curé s’esbigne avec ses dragées blanches dans un pochon de tulle noué d’un ruban jaune clair ; Au village, les mâles sont appâtés par les jupes courtes et les yeux maquillés de la boulangère ; dans l’arrière-salle du café, les yeux du boucher sont rivés sur le poitrine de la speakerine qui se soulève et s’abaisse contre l’écran bombé de la télévision, comme si elle était là, juste là, collée de l’autre côté de l’écran, prête à le traverser pour se trouver avec eux, prête, pressée contre l’écran ; savez-vous que les femmes de la ferme se réfugient dans le cercle du café fort ? Elles trempent dans le fond du mazagran des gâteaux plats, longs et effilés, des langues de chat, qu’il faut veiller à ne pas laisser ramollir dans le liquide encore chaud (Les mazagrans).
… chroniques de la vie quotidienne
Tel un peintre d’histoire, la romancière produit des tableautins, subtils et économes, de la vie quotidienne dans une Auvergne qui n’a pas encore disparu avec les mœurs de ses populations, les objets du quotidien, les gens et les animaux des fermes, les paysages qu’on voit sans regarder, les sources dont le jaillissement est couvert par les airs de musique. Sans pathos, avec tendresse et crudité parfois, elle se souvient de son enfance dans un Cantal qui rappellera à plus d’un lecteur des sensations qu’il éprouvait à l’âge tendre. Le moule de la nouvelle convient à merveille à ces évocations. Dans « Histoires », la nouvelle éponyme de l’ouvrage, Marie-Hélène Lafon explique qu’« il y a moins de matière, de pâte textuelle à malaxer, à pétrir, à travailler sur un chantier de nouvelles qu’à l’établi du roman, mais la question de la tension du récit s’y pose en des termes cuisants et cruciaux. En trois pages, en dix ou en trente, il faut, il faudrait tout donner à voir, à voir et à entendre, à entendre et à attendre, à deviner, humer, sentir, flairer, supposer, espérer, redouter ».
Marie-Hélène Lafon © Photo Olivier Roller, droits réservés
- Histoires, par Marie-Hélène Lafon, éditions Buchet-Chastel, 320 pages, 2015
Varia : du Roi Renaud au Paradis blanc…
« De tous temps, la mort a inspiré les créateurs de chansons pour témoigner de faits réels ou imaginaires, pour la provoquer, la défier, la braver ou l’apprivoiser.
« Le Roi Renaud, attestée comme l’une des plus anciennes et des plus répandues de nos chansons médiévales, doit sa popularité à la progression dramatique et au réalisme de son récit depuis l’évocation du retour de guerre de Renaud "portant ses tripes dans ses mains" jusqu’à la décision de sa femme, après qu’elle eut appris sa disparition, de le rejoindre, seule : "Terre, ouvre-toi ! Terre, fends-toi ! Que j’aille avec Renaud mon roi !", ou accompagnée par leur fils venant de naître : "Ma mère, dites au fossoyeur, /Qu’il creuse la tombe pour deux, /Et qu’il fasse le trou assez grand, /Pour qu’on y mette aussi l’enfant".
« Issue de cette tradition de la complainte, Les Roses blanches, composée par Charles-Louis Pothier (paroles) et Léon Raiter (musique), dont le texte raconte l’histoire d’un "gosse de Paris" qui perd sa "maman" à qui il offrait des roses blanches tous les dimanches jusque sur son lit de mort, est l’un des premiers succès de Berthe Silva sur Radio Tour Eiffel en 1927, et sera vendu à trois millions de petits formats et deux millions de disques !
« Dans la même veine, de très nombreuses chansons francophones contemporaines ont été écrites pour témoigner de la disparition de proches, qu’ils soient ou non intimes avec le chanteur. Certaines doivent leur notoriété, dans la continuité du Roi Renaud ou des Roses blanches, au thème exploré (et éploré) et seront fréquemment adoptées - diffusées ou interprétées - en raison de leur popularité médiatique et de leur caractère universel, pour accompagner les cérémonies de deuil au moment des obsèques : retenons ici peut-être la plus universelle de toutes, Le Paradis blanc, qui remporte un franc succès, ou dans le cas de la perte d’une mère les chansons La Mamma, Mamy Blue ou Une mère, et dans celui de la perte d’un père Mon vieux ou Le plus fort c’est mon père. Au sujet de cette chanson, Lynda Lemay me confiait d’ailleurs en juillet 1996 au cours d’une entrevue - et seulement deux ans après la sortie de ce titre :
Le plus fort c’est mon père a été jouée dans toutes les églises du Québec, quand les papas mouraient ou pour la fête des pères, les filles chantent ou récitent le texte à leurs papas, parce qu’elles leur expliquent que c’est ce qu’elles voulaient leur dire mais qu’elles ne trouvaient pas les mots ! Et c’est incroyable de voir la portée que ça peut avoir alors que j’ai écrit ça pour moi, je ne pouvais pas me douter qu’à un moment donné ça aurait cet impact-là ! […]
« Le testament en chanson est une pratique très répandue. Brassens, Barbara, Ferré mais aussi Brel (Mon dernier repas), MC Solaar (Solaar pleure) et Oldelaf (Mon testament), parmi tant d’autres, s’y sont adonné. Il prend le plus souvent la forme du reflet condensé de la personnalité de l’artiste ou de ses dernières volontés comme chez Allain Leprest dans la coda de Nu (1998) :
Nu, le torse nu
Je voudrais qu’on m’inhume
Dans mon plus beau posthume
Pacifiste inconnu
Ou chez MC Solaar dans Solaar pleure (2001) :
Fuck la terre, si je meurs voici mon testament :
Déposez des cendres dans la bouche de tous nos opposants
Virez à coup d’front kick les faux qui viennent se recueillir
J’veux des fleurs et des gosses, que ma mort serve leur avenir
Peut-être comprendront-ils le sens du sacrifice
La différence entre les valeurs et puis l’artifice
Je sais qui pleurera et pourquoi,
Vous êtes les bienvenus, y aura pas de parvenus
Juste des gens de la rue
La presse people n’aura que des smicards et des sans-papiers
Des costumes mal taillés, même si les mecs voulaient bien s’habiller
Ci-gît Claude…, Initiales MC
Un p’tit qui a voulu que la vie d’autrui soit comme une poésie
Et surtout va pas croire qu’y aura dix mille filles
Je dis ça pour ma famille, je n’étais pas parti en vrille.
On me jette de la terre, on dépose quelques fleurs.
Seul sous son saule pleureur : Solaar Pleure.
Vient enfin le jour J, celui de l’enterrement. Ce sujet était déjà très prisé par Pierre-Jean de Béranger au début du XIXe siècle :
Mon cortège, au lieu de prier,
Chante là mes vers les plus lestes.
[…] Tout redit ma gloire en ce lieu,
Qui bientôt sera solitaire :
Amis, j’allais me croire un dieu,
Plaignez-moi, voilà qu’on m’enterre. »
Extraits de « La mort et le deuil au prisme de la chanson », par Cécile Prévost-Thomas, de l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3/Cerlis, UMR 8070, un propos issu de l’ouvrage « Chanson - Du collectif à l’intime », sous la direction de Joël July, Presses universitaires de Provence, 348 pages, 2016.
Haut de page