Vaikom Muhammad BASHEER

Les murs et autres histoires (d'amour)


La courte préface qu'a écrite la traductrice, Dominique Vitalyos, présente avant tout l'auteur, qui traversa presque dans son intégralité le XXe siècle, de 1910 à 1994, d'un point de vue biographique - un angle d'approche qui s'impose puisque c'est dans sa vie même que cet écrivain vagabond puise l'essentiel de ce qui nourrit son œuvre, constituée de récits brefs dont les plus longs atteignent à peine la taille d'un roman. Un fascinant cumul d'expériences que sa vie, nomade en effet - et sur tous les plans, géographique comme social : quittant le domicile familial à 16 ans, il suivit les traces de Gandhi, milita activement pour l'indépendance de son pays, tâta de la prison, arpenta l'Inde pendant sept années en exerçant foultitude de métiers, finit par fonder un foyer, et acheva sa vie paisiblement dans son jardin de Beypore.
La quasi totalité de ce qu'il a écrit lui a été inspiré par ce qu'il a vécu. Comme pour en attester, l'on verra que dans chacune des nouvelles réunies ici l'auteur se pose, d'une manière ou d'une autre, en rapporteur d'histoires - mais davantage conteur qu'écrivain, s'adressant à des auditeurs que l'on imagine assis en cercle autour de lui : Avez-vous déjà entendu parler d'une petite histoire d'amour appelée Les Murs ? Je ne me rappelle pas vous l'avoir racontée.
La première personne dont il use se met, dans le texte même, en situation de narrateur immergé dans sa propre énonciation ; l'auteur se fond avec le narrateur, et cette entité double se retrouve protagoniste de l'histoire : voilà mis en oeuvre l'art même d'imprégner un récit d'authenticité vécue.

Echappe à ce procédé d'écriture "La Lettre d'amour", longue joute entre la belle Sammara et son amoureux transi de voisin, Keshavan Nayar, chacun rusant pour mener l'autre là où il l'attend. L'évolution du récit repose en grande partie sur de savoureux dialogues où s'exprime l'extrême rouerie des deux jeunes gens - mais c'est Sammara qui remporte la palme et prouve enfin à Keshavar Nayar qu'elle n'a pas des rayons de lune à la place du cerveau...
De l'expérience carcérale à la rencontre avec un fantôme en passant par de tortueuses tractations conjugales, ces cinq récits se caractérisent par leur drôlerie - une drôlerie qui vient à la fois d'un comique de situation omniprésent, proche souvent de la farce, et d'un comique de texte, perceptible surtout dans la vivacité des répliques pleines d'esprit dont les dialogues sont riches.
Et comme la parenthèse du titre l'indique, ce sont toutes des "histoires d'amour" : le prisonnier tissant une relation émouvante avec une femme incarcérée comme lui, qu'il ne verra jamais mais dont il perçoit l'odeur à travers un mur, le mari et son épouse se disputant un anneau d'or, deux voisins qui prennent plaisir à temporiser de toutes les manières possibles avant de convenir qu'ils s'aiment - jusqu'à cet amour qui anime des fantômes...

Les histoires s'achèvent non pas au point final du récit mais sur la formule traditionnelle Mangalam shubam - traduisible par "que le bonheur vous sourie". Sauf le dernier texte, "La lumière bleue"... peut-être parce que son démouement, onirique et lumineux, est à lui seul métaphore de ce bonheur que Vaikom Muhammad Basheer appelle sur ceux qui le lisent ?

Dominique Vitalyos indique, dans sa préface, combien les textes de Vaikom Muhammad Basheer portent l'empreinte des spécificités sociales de l'Inde de son temps ; de fait, on risque fort de rester quelque peu étranger à la saveur réelle de ces récits à moins d'être rompu aux subtilités des moeurs et de l'histoire indiennes. Si l'on méconnaît la complexité du système des castes et des relations qui existent entre les différentes communautés religieuses, si l'on n'a pas la moindre idée des usages et des coutumes en vigueur, que comprendra-t-on vraiment à "L'anneau d'or", ou à "La lettre d'amour" ?

Vouloir faire découvrir une culture lointaine et/ou mal connue par l'entremise des oeuvres littéraires qu'elle produit est louable, mais l'intention tombe à plat si rien ne vient éclairer ces textes pour les rendre accessibles aux lecteurs. Y a-t-il en la matière un salut en dehors des pesants appareils critiques à visée didactique ? Oui - et Zulma le démontre ici une fois de plus. Le recueil est très subtilement accompagné : préface évoquant le parcours riche et varié de l'auteur, et mini-glossaire expliquant les termes intraduisibles ou auxquels Dominique Vitalyos a choisi de conserver leur forme d'origine (par exemple, on lira barja au lieu de "millet" et ganja au lieu de "marijuana"). Juste ce qu'il faut de lumière pour mieux comprendre les textes mais rien qui par sa lourdeur pourrait entraver le plaisir pur de la lecture nue et filante.
Ainsi peut-on aborder sereinement ces nouvelles légères et tendres, même si on ne les comprend pas à leur juste profondeur. Quant à la couverture, dont le fond jaune pâle est semé de pétales écarlates et de vagues brins végétaux qui semblent s'y être collés au petit bonheur, elle est la parfaite métaphore de ces histoires-fleurs que la parole du conteur, coulée ensuite dans les pages des livres publiés par Vaikom Muhammad Bashheer, propage à tous les vents par-delà frontières et décennies.




Zoyâ PIRZÂD

Comme tous les après-midi

Une touche de rose avant de conclure...

En même temps que ce recueil bon enfant qui allège l'esprit, Zulma publie Comme tous les après-midi, à nouveau des textes courts signés, eux, par la romancière et nouvelliste iranienne Zoyâ Pirzâd. Rédigés d'une écriture presque blanche, d'un extrême dénuement, ces textes ne sont pas à proprement parler des "récits"; ce sont plutôt des instantannés intimistes, des sortes de poèmes en prose, rythmés comme des comptines avec leurs réptitions et leurs phrases-refrains, qui enferment dans leurs mots la fugacité de moments marqués au sceau du quotidien ordinaire. Ces moments appartiennent toujours à la sphère féminine et voguent entre l'attente de l'époux, les soins aux enfants, la cuisine... toutes occupations domestiques dévolues aux femmes. Il y a place à la rêverie souvent et l'on frôle alors le fantastique - "Le mug" - et le merveilleux - "Sur le bord de la fenêtre".

En très peu de mots, avec une remarquable économie d'écriture, Zoyâ Pirzâd fait exsuder de ses textes la touffeur d'un après-midi de semi-somnolence, la mélancolie sereine d'une femme qui se souvient, l'effort circulaire de cette autre qui veut ne pas oublier ce qu'elle doit accomplir. Et l'auteur excelle, pareillement, à enclore toute une existence en quelques pages, une existence vécue en un rien de temps comme en passant - "La Tache".

Avec son motif façon moucharabieh, d'un rose qui sans en reproduire l'exacte teinte évoquera autant les fleurs d'Ispahan que la couleur tyrienne, la couverture est évidemment orientale et suggère le regard caché - un bel exemple de poésie graphique en étroite analogie avec le contenu du livre...

Point ici de déroute si l'on ne connaît rien à l'Iran moderne : la conscience aiguë de la fuite des jours, la préparation d'un dîner, les soins aux enfants, l'attention portée à ce qui se passe dans la rue depuis sa fenêtre, l'amour que l'on porte à ses proches sont de tous les lieux du Globe et Zoyâ Pirzâd en a exprimé dans ses textes la quintessence - ce qui par-delà les singularités culturelles rend ces sentiments et attitudes compréhensibles aux lecteurs de tous les horizons.

Ces moments quotidiens saisis dans la quiétude mélancolique de leur passage n'ont rien à voir ni dans leur ton, ni dans leur fond, avec les cinq récits truculents et farcesques de Vaikom Muhammad Basheer. Pourtant ces deux livres se répondent. D'abord parce qu'ils contribuent à promouvoir le récit bref - forme littéraire dont on ne cesse de dire qu'elle est bien mal servie par l'édition française. Aussi parce que leurs auteurs viennent de cette zone orientale qui n'est pas encore extrême mais n'est plus strictement "moyenne" - l'Iran pour l'un, la pointe sud de l'Inde pour l'autre. Enfin parce que ces traductions apportent dans notre univers littéraire des œuvres issues de langues - le malayalam de Vaikom Muhammad Basheer et le persan de Zoyâ Pirzâd - qui nous sont bien peu familières. Et la sortie simultanée des deux livres le 11 janvier achève de les disposer en diptyque - une double publication qui témoigne de la volonté d'un éditeur d'aller chercher toujours plus loin les petites perles de littérature étrangère restées injustement ignorées.

Isabelle Roche 
(26/01/07)    



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Lectures









Editions Zulma, 2007

183 pages - 16,50 €


Traduit du malayalam
par Dominique Vitalyos




Sur le Kerala :
http://fr.wikipedia.org/
wiki/Kerala


A propos de la langue de cet Etat, le malayalam :
http://fr.wikipedia.org/
wiki/Malayalam






Le court roman de Vaikom Muhammad Basheer publié en 2005, Grand-père avait un éléphant, est disponible désormais avec une couverture conçue en harmonie avec la nouvelle identité graphique adoptée à la rentrée 2006 par les éditions Zulma.


Vaikom Muhammad
BASHEER
Grand-père
avait un éléphant


Editions Zulma
123 pages - 15,00 €

Traduit du malayalam
par Dominique Vitalyos

































Editions Zulma

(2007)
112 pages - 15,00 €

Traduit du persan
par
Christophe Balaÿ








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